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jeudi, 23 novembre 2006

Pierre Mac Orlan et « l’affaire Villon », 2/3

« L’affaire Villon »

Il est évidemment indispensable, à ce stade, de chercher à comprendre, autant que faire se peut, comment ont pris fin les relations entre Léo Ferré et Pierre Mac Orlan. C’est Philippe Val qui relate ce que Ferré lui a raconté. La date exacte n’est malheureusement pas précisée dans ce souvenir. Léo Ferré, au volant de sa voiture, raccompagne Mac Orlan jusqu’au cabaret montmartrois Le Lapin agile. On imagine Mac Orlan, avec son béret à carreaux et à pompon, vêtu d’un ample col roulé à grosses côtes et d’un gilet de laine écossaise, la lippe légèrement boudeuse et le regard sombre sous les sourcils se rejoignant en haut du nez en bec d’oiseau. Les deux hommes discutent et Mac Orlan expose une idée qui est sienne : François Villon était un indicateur de police, un « donneur ». Il donnait pour de l’argent. C’est plus que n’en peut entendre Léo Ferré, sur le compte d’un poète qu’il aime. Il prend cela très mal, s’arrête et... met Mac Orlan à la porte. Il le fait descendre de voiture et le laisse là, tout simplement. Il ne l’a plus revu. [1]

Cette « affaire Villon » demande à être instruite plus avant. Cette histoire, à ma connaissance, n’apparaît dans aucun entretien accordé par Ferré. Il n’est pas question de mettre en doute les propos de Val, bien entendu. Qui plus est, cette réaction ressemble bien à celles, passionnées, de Léo Ferré. Il faut se rappeler, par ailleurs, que Mac Orlan est l’auteur du scénario original du film d’André Zwobada, François Villon (1945), avec Serge Reggiani dans le rôle principal. Le poète hantait Mac Orlan depuis longtemps. On peut aussi imaginer que les deux hommes, dans le véhicule, discutaient du film plus que de Villon lui-même. On ne le saura pas. Faut-il le dire, le biographe n’était pas présent dans la voiture et, à partir de là, toute interprétation est possible, aucune n’est certaine, toute extrapolation est risquée. Néanmoins, il importe d’aller plus loin. C’est pourquoi on s’appuiera, plus que jamais, sur des documents écrits et rendus publics.

Pierre Berger affirme : « Au risque de causer quelques peines à certains initiés, il me plaît de croire que Mac a de Villon la plus décisive des expériences. Alors que tant d’autres, non des moindres, se sont égarés, allant jusqu’à donner autant d’importance au voyou qu’au voyant, Mac a reconnu une poésie fille de la Peur. Celle-là seule l’intéresse, elle seule le porte jusqu’à cette frontière où la création est l’égale de n’importe quel mythe. Villon, cela est désormais clair, n’a cessé de connaître et de vivre avec la peur au ventre. Cela n’a pas échappé à Mac ». [2] Peut-être faut-il voir là la justification d’un point de vue personnel qu’aurait eu Mac Orlan sur Villon. Dans l’ignorance de l’état où se trouvait la recherche le concernant dans les années 50 (les « initiés » qu’évoque Berger), on ne peut espérer qu’une solution unique : le film de Zwobada dont le scénario, très romancé, a été publié. [3] C’est un ouvrage de cent quatre pages au format 14 x 20, 5 cm, à couverture rempliée, imprimé en bichromie et orné de quatre planches en couleurs d’André Jean figurant les maquettes des costumes, qui furent exécutés par Germaine Lecomte. Il a connu un seul tirage à trois mille exemplaires (plus soixante hors-commerce) sur bouffant Finlandia, tous numérotés, vendus cent cinquante francs belges. C’est un beau volume. Que saura-t-il révéler ? On ne peut faire l’économie de cette recherche car, si Villon a privé l’œuvre de Ferré d’un disque consacré à Mac Orlan, cette conséquence n’est pas négligeable.

Dans la préface qu’il rédige pour son scénario, Mac Orlan note : « Il [Villon] fréquentait à l’occasion des personnages haut-placés. Ses relations parmi les gens de justice étaient souvent efficaces ». Un peu plus loin, il ajoute : « Il fut peut-être victime de ce "milieu" dont il avait pu éveiller la méfiance à cause de ses relations compromettantes avec les gens de justice ». On peut lire, alors que les personnages s’apprêtent à partager le produit du vol d’une église, ces mots adressés à Villon : « Tu auras la tienne [ta part]… comme indicateur ». Plus loin encore, le prévôt de Paris, sollicité par sa femme pour intervenir en faveur du poète, précise qu’il est déjà intervenu plusieurs fois. Cependant, le parlement casse la sentence et la peine de Villon est commuée en dix années de bannissement de Paris. Villon est ensuite montré, embauché comme secrétaire, à Orléans, par le procureur du roi. Un jour, pris de boisson, il donne ses anciens camarades les Coquillards dans le but de sauver un innocent injustement condamné comme l’en avait supplié la mère de celui-ci, inspirée par la Vierge. Les Coquillards lui tendent un piège : ils le font revenir à Paris et le tuent.

Voilà la version que propose Mac Orlan de la fin du poète François Villon, dans un scénario médiocre qui accumule clichés et conventions. Plus ennuyeux, on n’aperçoit pas ici, une seule seconde, la « peur au ventre » dont parle Pierre Berger. Mac Orlan lui-même avoue dans sa préface : « L’histoire contée sur l’écran est sommaire et arbitraire puisqu’elle se déroule à peu près tout entière dans un laps de temps qu’aucun document historique ne vient éclairer. On peut imaginer de bien des manières la mort de François Villon. À mon avis, il mourut probablement d’épuisement dans les premiers temps de son bannissement. L’image que cette hypothèse provoque n’est pas suggestive, tout au moins pour le film. (…) Je m’en suis tenu à cet aspect plus décoratif ». On le voit, de l’aveu même de l’auteur, toute cette « chute » est un pur ornement, produit de son imagination, dans le but de rendre le propos plus spectaculaire. Le plus fort est que le bandeau qui ceint le livre déclare, en blanc sur fond rouge : « Le vrai Villon », tout simplement. Est-ce cette pauvre vision de Villon qui mit en colère Léo Ferré, treize ans (au moins) plus tard ? On n’y reconnaît pas vraiment la relation que fit Ferré à Val, de sa dispute avec Mac Orlan.

Et pourtant, quelque chose, dans ce film, rend plus plausible l’altercation qui se produisit entre eux. À mon sens, la raison la plus vraisemblable est là. Le souvenir confié à Val par Léo Ferré semble avoir été un peu érodé par le temps : c’est en fait dans le cadre d’une vie romancée que Mac Orlan rêva Villon comme un « donneur ». Cela montre d’ailleurs tout le mal que peut causer une biographie répondant à ces critères qui existèrent jusqu’en 1968, à peu près. Encore que des éditeurs, aujourd’hui, n’aient aucun scrupule à proposer d’autres vies « arrangées » et publient sans sourciller des livres contenant par exemple des dialogues imaginaires.

Pour en terminer avec ce film, cette coïncidence amusante. Le rôle d’un étudiant y est tenu par un homme jeune, grand, aux mains interminables. Il se nomme Jean-Roger Caussimon. Caussimon qui, en 1945, n’a pas encore rencontré Léo Ferré.

Pour en finir avec la légende créée par Mac Orlan, on rétablira la vérité ou ce qu’on en sait, qui est peu de chose : « L’arrêt du parlement est du 5 janvier 1463. La Louange à la Cour doit être du même jour. La Question au clerc du guichet n’est guère postérieure. Le 8 janvier, au plus tard, Villon quitte Paris. Ici s’arrête l’histoire. Le poète a trop chanté la mort pour laisser aux historiens le droit de conter la sienne », écrit Jean Favier dans une biographie savante.[4]

(À suivre)


[1]. Cité par Philippe Val, in Globe-hebdo, n° spécial « Merci Léo », 21-27 juillet 1993.

[2]. Pierre Berger, Pierre Mac Orlan, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 26, Seghers, 1951.

[3]. Pierre Mac Orlan, François Villon, film, Bruxelles, Maréchal, 1945.

[4]. Jean Favier, François Villon, Fayard, 1982.

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (6)

Commentaires

J'avoue ne pas être très convaincu par votre explication du différend Ferré/ Mac Orlan au sujet de Villon.
J'ai l'impression que vous parlez davantage de vous en tant que biographe, c'est-à-dire de vos réticences vis-à-vis d'un certain type de biographie (la biographie romancée), que de Ferré.

Ainsi, le Van Gogh de Ferré, c'est bien davantage celui d'Irving Stone via peut-être le film de Minnelli, que celui de Serge Garcin, qui, dans une biographie plus récente, a par exemple relativisé l'épisode de l'oreille.

Au fond, Ferré semble très bien s'être accommodé d'un certain mythe, celui du poète maudit - ce que suggère, très bien d'ailleurs, S. Oron dans sa préface de Maudits soient-ils ("Les Etoiles").

Le mythe de Rutebeuf et de Villon grandit bien avant Ferré, dans le contexte post-romantique de Montmartre. Carco publiera d'ailleurs une biographie de Villon dans les années 20.

Les spécialistes de la poésie médiévale font aujourd'hui la part des choses et s'attachent à relever un certain de nombre de topoi littéraires, de lieu communs, qui relèvent davantage de la rhétorique que du biographique.

Que Villon fût voyou ou indic, finalement, cela relève de la même romance.

Écrit par : gluglups | jeudi, 23 novembre 2006

Bien sûr, c'est la même chose. Mais Léo Ferré n'aurait pas sursauté devant l'affirmation "Villon voyou", alors qu'il n'a pas pu supporter celle de "Villon indic".

"Le mythe de Rutebeuf et de Villon grandit bien avant Ferré, dans le contexte post-romantique de Montmartre. Carco publiera d'ailleurs une biographie de Villon dans les années 20" : oui, nous sommes d'accord. Mais Carco -- qui a fait des romans que j'ai aimés lorsque je les ai lus il y a longtemps -- ce n'est pas la vérité rigoureuse.

Il est certain que je suis allergique à la biographie romancée et je le reconnais bien volontiers. Cependant, je me suis gardé d'affirmer, j'ai noté : "À mon sens, la raison la plus vraisemblable est là." Il y a "à mon sens" qui reconnaît une subjectivité et "la plus vraisemblable" qui ne certifie pas.

Je tente de comprendre ce qui a bien pu se produire car, à la clef, il y a "une série de chansons" qui n'a pas existé. J'essaie donc de savoir pourquoi.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 23 novembre 2006

"Cependant, je me suis gardé d'affirmer...": oui, absolument. Je pense que le point commun entre tous ces textes que vous publiez en ce moment (beaucoup plus, me semble-t-il, que dans les Chemins I), c'est que vous vous engagez sur le terrain de l'hypothèse raisonnable et probable, "vraisemblable", mais non certaine. Ce qui est une certaine façon d'interroger l'imaginaire de Ferré.

Autre hypothèse - celle-ci plus triviale - sur le fait que Ferré ait renoncé à mettre ses contemporains en musique: que cela l'ennuyait au final d'avoir à partager ses droits d'auteurs.

Écrit par : gluglups | jeudi, 23 novembre 2006

"Cependant, je me suis gardé d'affirmer...": oui, absolument. Je pense que le point commun entre tous ces textes que vous publiez en ce moment (beaucoup plus, me semble-t-il, que dans les Chemins I), c'est que vous vous engagez sur le terrain de l'hypothèse raisonnable et probable, "vraisemblable", mais non certaine. Ce qui est une certaine façon d'interroger l'imaginaire de Ferré.

Autre hypothèse - celle-ci plus triviale - sur le fait que Ferré ait renoncé à mettre ses contemporains (Bérimont, Mac Orlan...) en musique: que cela l'ennuyait au final d'avoir à partager ses droits d'auteurs.

Écrit par : gluglups | jeudi, 23 novembre 2006

Désolé pour le doublon...

Écrit par : gluglups | jeudi, 23 novembre 2006

Hypothèse... Non, il a mis en musique Aragon, Caussimon, Rouzaud, Baer, Delécluse et Senlis, Mouloudji, Bérimont, Mac Orlan, Jamblan, Willemetz... Tous des contemporains. Et travaillé en collaboration avec Claude, Marnay, tout aussi contemporains.

Au sujet de la chanson La Belle amour, Claude Delécluse et Michèle Senlis attestent au contraire sa générosité.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 24 novembre 2006

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