mercredi, 19 novembre 2008
La mémoire et la nuit
Le jeudi 30 juillet 1970, le jeune homme souvent présenté ici se trouve au palais du Pharo, à Marseille, pour un spectacle en plein air, au Théâtre aux Étoiles. C’est une des premières fois qu’il se rend au spectacle. Il a déjà vu Fernand Raynaud (hum) l’année précédente, et Brassens en février de cette année-là, tous deux au théâtre du Gymnase. C’est tout. Ce soir-là, il va voir et entendre Léo Ferré, pour la première fois. Il connaît son œuvre depuis une année, et voilà que, au cours de sa tournée d’été, Ferré passe par Marseille.
On entre dans les jardins du Pharo et l’on monte une allée en pente assez forte : à Marseille, le terrain plat, ça n’existe pas. Tout en haut, des gradins sont installés l’été, avec des éclairages provisoires et des « parois » mobiles créant un théâtre éphémère. Ce qui est beau, c’est le palais du Pharo, offert à Joséphine par l’Empereur, qui sert de fond de scène. Et l’on sait que derrière, il y a le monument aux morts de la mer et, en contrebas, le large, déjà.
Il assiste au récital avec le camarade qui, l’année précédente, lui a fait découvrir Ferré en lui parlant, dans la cour du lycée Victor-Hugo, de l’artiste et du 45-tours Barclay du moment : C’est extra, La Nuit, Madame la Misère. Ce soir, ils sont assis sur la gauche, relativement loin de la scène.
Curieusement, il n’a pas énormément de souvenirs de cette soirée. Il lui reste des visions de Popaul, de Léo Ferré en liquette mauve portée par-dessus un pantalon noir, avec un large ceinturon par-dessus le tout. C’est la mode du moment. Il a les cheveux longs et gris. Ce qui est impressionnant – en tout cas pour ses dix-huit ans, et même seulement ses dix-sept ans et demi d’alors – c’est que le chanteur est accompagné par un pianiste aveugle. Sans savoir pourquoi, il a le sentiment, dans son souvenir, d’une nuit infinie – sans doute métaphoriquement, à cause de la cécité de Paul Castanier ; sûrement réellement parce qu’il fait nuit et qu’il voit le ciel noir au-dessus de sa tête ; certainement à cause du contenu des chansons. Il ne sait pas. Pour lui, en tout cas, ce premier souvenir, c’est la nuit, la nuit, la nuit. Les chansons, il ne lui en reste que quelques fragments très brefs dans les oreilles : un bout du Bateau espagnol (peut-être avec les arrangements de Defaye, donc sur bande enregistrée – mais ce n’est pas sûr) et un peu de La Mémoire et la mer, c’est tout.
En revanche, il lui reste aussi le sentiment d’un formidable coup de poing. Un coup de poing sans violence, quelque chose de salutaire. Le premier spectacle de Léo Ferré, c’est quelque chose. Ça ne s’oublie pas, et cependant, les détails s’évanouissent. Demeure une impression.
Ensuite, plus rien : la sortie, le retour, rien. Tout s’est effacé. Trente-huit années ont coulé. C’était hier.
17:00 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (27)
lundi, 17 novembre 2008
Léo Ferré, les années-galaxie, histoire d’un livre
On sait l’histoire du premier volume consacré à Léo Ferré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » par Charles Estienne, paru en 1962 sous le numéro 93. On n’y reviendra pas ici.
En 1969, Pierre Seghers cède sa maison à Robert Laffont. Les déboires qui, dans les années qui suivirent, surgirent à propos de la nouvelle collection « Poésie et chansons » dont le livre d’Estienne constitua le numéro 1, aboutirent à une procédure judiciaire. L’éditeur fit une fleur à l’artiste : bien qu’ayant gagné son procès, il accepta de donner néanmoins satisfaction à Léo Ferré et réintégra le livre en « Poètes d’aujourd’hui », à sa place initiale, sous le numéro 93. C’était élégant.
En 1986, les éditions Seghers (devenues une simple marque de la maison Laffont) s’avisèrent que le volume d’Estienne datait quelque peu et firent connaître à Léo Ferré leur intention de commander un nouveau tome. Dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », cela se produisait quelquefois. Par exemple, le Rimbaud de Lionel Ray avait remplacé celui, un peu dépassé, de Claude-Edmonde Magny. C’était un souci d’éditeur parfaitement normal : une collection, surtout prestigieuse comme celle-là, servant de référence depuis des décennies, doit être périodiquement reconsidérée, mise à jour. À l’époque, elle était dirigée par Bernard Delvaille.
Léo Ferré n’avait pas oublié les problèmes connus autrefois. Il posa ses conditions : la préface serait de Françoise Travelet ; les photographies d’Hubert Grooteclaes ; le volume porterait le numéro 93 bis. Surtout, il exigea que le premier tome, celui d’Estienne, soit maintenu au catalogue. Sans cela, il refuserait la parution du nouveau livre. Comme il conservait l’entier copyright des textes qui devaient y figurer, son plein accord était donc indispensable et il obtint tout ce qu’il avait demandé. Avec cette nuance, certes peu importante, qu’au numéro 93 bis, l’éditeur préféra 93-2. J’ignore pourquoi.
Léo Ferré fut ainsi le seul auteur à compter au catalogue deux volumes de la fameuse collection.
En 1988, Robert Laffont se retira et vendit sa maison à Fixot. Dans un livre de souvenirs publié des années plus tard, il a laissé entendre que cela ne lui avait pas plu mais qu’il n’avait pu faire autrement : il ne donne aucun détail.
Arriva ce qui devait arriver, étant donné ce qu’on sait de la politique éditoriale de Fixot : très rapidement, le fonds Seghers disparut et, avec lui, la collection célèbre. Les volumes cessèrent d’être réimprimés. Quelques années plus tard, une timide renaissance fut tentée : sous un habit mis au goût du jour, on fit ressortir une poignée de « Poètes d'aujourd'hui » ultra-célèbres, voire classiques. Ce fut tout. Plus tard encore, on ressortit quelques titres en « Poésie et chansons », notamment le calamiteux Georges Moustaki de Cécile Barthélémy, mis à jour par elle-même, ouvrage qui constitue une catastrophe langagière, une aberration stylistique et un véritable éventaire de coquillages.
Les deux Ferré, eux, n’ont pas été repris.
Passage Léo Ferré, les couvertures de ces deux livres, dans toutes leurs versions.
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vendredi, 14 novembre 2008
Armand Lunel le méconnu... (1892-1977), par Francis Delval
Je remercie une fois de plus Francis Delval pour sa participation érudite et amicale à la vie de ce lieu.
J’avais évoqué dans ma note de juin, Ferré et les philosophes, très brièvement, la figure d’Armand Lunel, en une dizaine de lignes. Je reviens sur ce personnage mal connu qui traversa la vie de Léo Ferré. Cette note sera très différente de mes notes déjà mises sur le blog.
Armand Lunel est né à Aix-en-Provence en 1892, et descend d’une vieille famille de lettrés liés à la communauté juive du Comtat Venaissin, plus précisément de Carpentras. Jacob de Lunel, poète et rabbin, écrivit au XVIIIe La tragédie provençale de la reine Esther, et le grand-père d’Armand Lunel fut un ami très proche de Frédéric Mistral, co-prix Nobel de littérature en 1904.
Lunel fera ses études au lycée Mignet d’Aix-en-provence, où il se liera d’amitié avec Darius Milhaud, son condisciple, juif également. Cette amitié durera jusqu’à la mort de Milhaud en 1974. Après le baccalauréat, il continue ses études à Paris, notamment en khâgne au lycée Henri IV, où il suit les cours d’Alain. Puis il intègre Normale Sup et passe avec succès l’agrégation de philosophie. Après avoir participé à la Grande guerre, il sera nommé professeur au lycée de Monaco en 1920, poste qu’il occupera jusqu’à la retraite.
Armand Lunel a souvent dit qu’il n’était pas philosophe, mais seulement professeur de philosophie. Il se bornait à traiter le programme et n’a jamais publié de texte philosophique, n’étant pas, ne se voulant pas un « créateur de concepts ». Il consacrera sa plume à d’autres tâches.
Ainsi, il publie un premier roman en 1925, L’Image du cordier (NRF), et la même année offrira un livret d’opéra à D. Milhaud : Esther de Carpentras, début d’une longue collaboration. C’est à cette époque qu’il rencontre Albert Cohen, l’auteur de Solal et de Belle du seigneur, œuvre majeure, un des plus grands romans sur l’amour qu’on puisse lire. Cohen suggère à Lunel d’écrire un autre roman, qui serait entièrement hébraïco-comtadin. Ce sera Nicolo-Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras, qui fut en 1926 le premier roman à inaugurer le prix Renaudot, que l’on venait de créer. Ce roman nous conte à la fois les troubles que causa à Carpentras l’assignation à résidence de Dreyfus, troubles que Lunel vécut enfant, son père s’étant installé dans cette ville, et l’histoire de Nicolo-Peccavi, antisémite notoire, marchand d’habits ecclésiastiques, qui découvrira qu’il est l’arrière petit-fils de juifs convertis au christianisme. Ce livre fut réédité en collection « Folio » en 1976 pour le cinquantenaire du Renaudot. Il fut vite épuisé et non réédité depuis… Pas rentable, Lunel ?
Armand Lunel publiera six romans, des recueils de nouvelles, des essais savants sur les juifs du Languedoc et de Provence, un ouvrage sur le Sénégal. En 1945, il publie un livre appelé Par d’étranges chemins, où il rapporte les scènes atroces dont il fut le témoin en 1940.
Lunel fut aussi librettiste d’opéra. Il écrivit La Chartreuse de Parme pour Henri Sauguet, et bon nombre de livrets pour son très prolifique ami Milhaud : Les malheurs d’Orphée, Maximilien (mal accueilli par la critique), Esther de Carpentras, Barba Garibo, et David, pour le tri-millénaire de Jérusalem… Lucien Rebatet traite cette œuvre de « chromo » dans son Histoire de la musique, mais avec Rebatet, on ne sait jamais si c’est le critique, le wagnérien ou l’antisémite qui juge…
Un ouvrage de jeunesse, écrit vers 1912 ou 1913, fut publié en 2000, Frère gris, une prose poétique aux accents claudéliens, mais qui fait aussi penser aux Nourritures terrestres de Gide, et qui abuse un peu du « ô » vocatif… (Milhaud mit aussi ces deux écrivains en musique).
Armand Lunel ne quitta donc jamais le lycée de Monaco. Rappelé aux armées en 1939 comme interprète, il fut, après la défaite de 1940, atteint par le statut des juifs, mis en place dans la région par les troupes italiennes d’occupation. Les autorités monégasques purent le maintenir un an à son poste en payant elles-mêmes son salaire. Lorsque les Allemands succédèrent aux Italiens en 1943, le Prince Louis II, à la demande de Lunel, prit en charge une trentaine de familles juives… D’où l’attachement de Lunel à la famille Grimaldi.
Armand Lunel est mort à Monte-Carlo en 1977. On dit qu’il fut le dernier locuteur vivant du judéo-provençal, langue qui s’est éteinte avec lui.
Recentrons-nous sur la rencontre Lunel-Ferré.
Le collège de Bordighera n’ayant pas de classe terminale, Léo Ferré rejoindra en octobre 1933 le lycée de Monaco. Il passera donc une année, à raison de neuf heures par semaine, dans la classe de philo d’Armand Lunel. Lunel traite le programme, rien que le programme. Ce n’est pas un professeur charismatique, il ne prétend pas innover en philosophie. Il crée sur d’autres terrains. Léo Ferré, apparemment, s’est passionné pour la philosophie. On le sait, cette année-là, il reçut de ses camarades le surnom de « Philo »…
Plusieurs questions restent sans réponse. Ferré savait-il qui était Lunel ? Qu’il était romancier, librettiste, ami de nombreux musiciens (le Groupe des Six, particulièrement) ? C’est fort probable. Aussi discret puisse être le professeur, les élèves finissent toujours par découvrir ce genre de choses. Si la philosophie a accroché Ferré, le cursus très particulier de Lunel n’y est sans aucun doute pas étranger… Un grand bol d’air, d’intelligence, et de liberté après les années de censure des livres chez les frères…
Autre question sans réponse : Ferré et Lunel se sont-ils revus après 1934 ? Ferré retourne plusieurs mois à Bordighera pour enseigner le français, puis ce sera la fac à Paris, le service militaire, la « drôle de guerre ». Il ne réintègre Monaco qu’en 1940. Mais Monaco n’est pas grand… Il est hautement probable qu’ils se soient rencontrés, au moins croisés. Si Léo Ferré a, comme l’a confié Maurice Angeli, son ami depuis le lycée, aidé des juifs à se cacher, avant de passer en Italie, l’antisémitisme étant peu virulent en Ligurie, ou joué les passeurs, il n’est pas impossible qu’il ait eu des contacts avec Lunel.
Il est de même plausible que Lunel, en tant que président du Pen Club de Monaco, ait assisté aux concerts et spectacles de Ferré dans la principauté (comme la création de La Chanson du mal-aimé, en 1954), et qu’il ait suivi de près sa carrière.
On n’oublie pas ses anciens élèves si facilement… Je parle d’expérience.
Léo Ferré fut en certaines circonstances un homme discret. Il a par exemple dit très peu de choses sur Léonid Sabaniev. Il fallut une recherche serrée de notre ami Jacques Miquel pour savoir qui était exactement ce musicien émigré à Monaco.
Si Ferré n’a jamais parlé de Lunel, cela ne signifie rien. Il faudrait consulter le fonds d’archives Armand Lunel, consultable à la bibliothèque municipale d’Aix-en-Provence, mais c’est un peu loin. Ou les archives Ferré.
La ville d’Aix a tenu à honorer la mémoire d’Armand Lunel, à sa manière : une salle de cinéma porte son nom ! Sic transit gloria mundi...
15:39 Publié dans Les invités du taulier | Lien permanent | Commentaires (10)
mardi, 11 novembre 2008
À propos d’une émission de 1950
Sur le site de France-Culture, une émission, Jeux d’archives, nous permet d’entendre Raphaël Caussimon présentant deux réalisations qu’il vient d’effectuer au sujet de son père et de Catherine Sauvage.
Dans le corps de l’émission est donnée une interview de Léo Ferré, diffusée initialement dans Messages de France, en 1950. La date exacte n’est pas donnée par le journaliste ; il s’agit du mardi 25 juillet 1950.
Ce qui est plaisant dans cet entretien, un des plus anciens connus – peut-être le plus ancien, si l’on ne tient pas compte de ceux parus dans la presse écrite – c’est de constater, une fois encore, une fois de plus, combien Léo Ferré est lui-même depuis toujours. Je ne parle pas ici de fidélité aux mêmes idées, aux mêmes amis, aux mêmes poètes. Tout cela est connu. J’entends évoquer sa permanence. En juillet 1950, il a trente-quatre ans, chante dans les cabarets depuis bientôt quatre années, a rencontré celle qui deviendra sa seconde épouse six mois plus tôt.
Au journaliste qui le présente – avec ironie peut-être, mais ce n’est pas certain – comme un « célèbre compositeur », Léo Ferré réplique calmement mais avec un mélange d’humilité et d’autodérision, certes teinté d’un peu d’amertume, des choses comme « Je le mérite », « J’ai beaucoup d’argent », « Je suis venu avec une Delahaye Grand-Sport », « Je pars demain en Afghanistan, non pas en Delahaye mais en avion », « Je suis un homme très heureux », « Je suis arrivé ». On sait qu’alors, il n’est pas connu du tout, sinon des habitués des cabarets, ceux qui savent Monsieur Tout-Blanc, Le Flamenco de Paris ou Mon Général, mais aussi La Chambre, La Vie d’artiste. On est là avant le premier succès populaire, celui de Paris-Canaille. Il n’a pas d’argent et, si je ne me trompe, pas de voiture. Dans son « Je suis arrivé », il y a déjà l’idée du Parvenu, en quelque sorte. On se demande, à l’entendre – son ton est caustique mais calme – s’il est vraiment triste et aimerait bien être un « célèbre compositeur », ou s’il regrette durement que cela ne soit pas le cas. Peut-être se demande-t-il s’il y parviendra quelque jour (on sait qu’en janvier 1950, au moment où il rencontre Madeleine, il est sur le point de renoncer).
Mais il est lui-même : fier, ironique, orgueilleux mais pas grisé par sa personne ; décidé, d’évidence, à ne faire aucun compromis. Il avoue, moitié modeste, moitié provocateur : « J’ai mis cinq ans pour faire deux années de droit ». Puis il revient, au détour d’une réponse, sur sa déclaration du début, des fois qu’on la prenne pour argent comptant : « Je dois dire d’ailleurs, entre parenthèses, que je n’ai pas encore de Delahaye Grand-Sport, soyez tranquille ». Il revendique : « Je ne suis pas chansonnier. Je fais des chansons ».
Ainsi va cette interview qui nous permet d’entendre, chantés par lui, deux vers des Amants de Paris. Elle livre, déjà éclos, les traits de caractère d’un homme jeune, qui seront les mêmes jusqu’au bout et dont on devine qu’ils étaient déjà les mêmes depuis son enfance monégasque.
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lundi, 10 novembre 2008
Deux ans d’échanges
Ainsi, ce lieu a aujourd’hui deux années d’existence. Son fonctionnement a été considérablement ralenti depuis un certain temps. J’ai toujours dit, en effet, que je ne publierais pas pour publier. Il se trouve que je n’ai plus grand-chose à dire : je ne peux pas ad aeternam écrire des textes à propos de Léo Ferré, même si mon admiration, ancienne, est constante et non démentie.
Deux ans. Comme d’habitude, il me semble que... c’était hier, comme on dit. Tout va trop vite.
Il m’a décidément été impossible, en dépit de mes demandes réitérées, de trouver de nouveaux auteurs, d’autres « invités du taulier ». Je le conçois fort bien : ce n’est pas parce que j’ai un jour ouvert un blog que tout le monde doit se précipiter pour m’aider. Donc, aucune amertume, pas d’acrimonie. Simplement, le rythme change, les parutions s’espacent. Mais on continue.
Amicalement à tous.
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