jeudi, 21 décembre 2006
Glose sur une préface
Dans sa biographie de Ferré, Belleret a raconté dans quelles circonstances Frot est venu à l’île Du Guesclin prendre livraison de la préface écrite pour son roman et comment il a été accueilli. Il s’agit de son premier livre, publié par Gallimard en 1965, intitulé Le Roi des rats. Frot y règle ses comptes avec ses souvenirs de la guerre d’Indochine dans un style dérivé de celui de Céline, ce faux style parlé en réalité extrêmement travaillé, écrit. Mais Frot n’a pas la plume de Céline et il est permis de trouver son livre à peu près illisible, comme le seront d’ailleurs les suivants et les nombreux textes qu’il publia en revue. Cette illisibilité n’exclut toutefois pas la force de son verbe, en certains endroits. Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la préface composée à son intention.
Cette préface est une des plus longues de Léo Ferré (si l’on considère que son Caussimon n’en est pas une mais un livre en soi, comme on l’a avancé précédemment) : près de six pages serrées.
Le premier « je » du poète se présente au début du deuxième paragraphe, soit à la seizième ligne. On en trouvera quelques uns, moins, cependant, que dans d’autres introductions. Ici, une différence importante. Ferré nous parle de Frot, abondamment. En apparence. Il ne parle réellement que de lui. Au moment où il rédige ce texte, il connaît l’auteur du Roi des rats depuis neuf ans. Il nous brosse de lui un portrait amical, d’autant plus amical – et complexe – qu’il se dépeint en réalité personnellement : « On n’écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d’abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt », des considérations sur la révolte et la métaphysique de l’anarchie, la confrontation avec les autres et le sentiment d’altérité, le rejet des décorations, la mort, la solitude.
Une préoccupation apparaît, qui est classique lorsqu’on sait combien Ferré pouvait fonctionner à l’amitié : le souci de connaître l’autre. Cette préoccupation transparaît ainsi : « Je croyais connaître Frot. C'était faux. On ne connaît bien que les gens qui se travestissent (...). Quel meilleur travesti que le fait littéraire, toujours à la merci du songe, de la folie, du vrai, de l’incroyable ». Voilà qui en dit long sur la faculté de Léo Ferré de s’inventer des vies (Dobrowitch ou la fille aux souliers à semelles de crêpe dans Benoît Misère) et de transfigurer la réalité, revécue, remangée, ce qui sera, entre autres caractéristiques, un aspect des Lettres non postées.
On trouve aussi quelques formules ferréennes bien frappées : « Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C’est un ruminant. À son pis s’égoutte tout un breuvage d’inavouables ratages », « La jurisprudence anarchiste n’est qu’une suite de rejets, de renvois. Une comptabilité de la solitude », « L’enfer de Frot, c’est lui-même, parce qu’il est un Autre », « à farfouiller l’indicible et le sacrilège », « le safran de sympathie dont Frot se saupoudre le souvenir », « La misère, il la regarde, sous lui, dans la rue, à Clichy, sous les apparences d’un sexe fortuit à qui il invente des misaines », de nombreuses tournures si reconnaissables, mêlant l’aphorisme à la métaphore et tirant du raccourci une force singulière.
On remarque, au long du texte, cette espèce de souci étonné qu’a toujours manifesté l’auteur pour ceux qui, servants de toutes les formes d’art, doivent cependant travailler pour subsister. Ceux qui ne vivent pas de leur art, de ce qu’ils font. Même s’il n’en a pas toujours bien vécu, Ferré n’a jamais fait autre chose qu’écrire, composer et chanter. Au moment où Frot écrit, il vend du bois à Clichy : « Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter ses plumes qu’il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu’à force d’illusions dominées ». Plus loin : « Je lui ai dit qu’il en sortirait tôt ou tard, de son chêne filiforme et alimentaire ». Et encore : « Si l’on avait pu, à ce jour, établir au moins un coutumier du non-conformisme, les gens comme Frot ne vendraient pas du bois ». Enfin : « Frot est un solitaire. À son comptoir, sa misère même est contreplaquée ». Ferré a toujours reconnu qu’il avait eu beaucoup de chance de pouvoir vivre et faire vivre les siens de son travail artistique.
Ferré évoque enfin le style de l’auteur qu’il présente : « Il est difficile de parler du style, à propos de Frot et de son catalogue de démissions. Il a un verbe, anonyme, dur, et qui frôle le langage vulgaire. J’entends par là le mot vrai, sain, dans toutes les bouches et dans toutes les oreilles, mais jamais ENTRE, le mot dit par l’homme et qu’ignore l’écrivain. On finit par se faire à ce naturel gros, sans ambages et qui photographie la pensée sans la complicité d’une métaphore ou la morgue d’un subjonctif. Frot emploie le parler télégraphique qui se souvient du bonneteau et de la parole-misère ». Et Ferré poursuit, parlant d’« un vocabulaire qui le [Frot] muselle et qui part seul, par les chemins d’une syntaxe apprise, non encore assimilée, une syntaxe qui doit tout à l’écriture et rien à l’écrivain ». Cette tendance à la parole libérée, à la littérature qui « sort des livres » est une idée dans l’air du temps, en 1965. Il faut répéter que 1968 n’est pas né de rien et que, souterrainement, des mouvements et des révoltes grondaient depuis longtemps, y compris contre le parler supposé figé et l’écriture décrétée académique. On note qu’on n’est pas loin des idées déjà exprimées en 1956 dans la préface de Poète… vos papiers ! « La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie », ce n’est pas fondamentalement différent de « La littérature commence à sortir des livres. Céline l’avait déjà préparée à cette fête, car c’est bien d’une fête qu’il s’agit, d’un congé », comme l’écrit Ferré dès l’ouverture de sa préface.
Dernier salut à l’écrivain, sous forme d’un masque qui tombe : « Il a fait son deuil de l’amour ambiant et il n’y a plus que lui qui l’intéresse ». Sous ce masque, il y a peut-être le visage de Frot, il y a en tout cas celui de Léo Ferré qui a toujours voulu tendre à l’indifférence sans y parvenir jamais.
Durant quelques jours, il n’y aura pas de nouvelle note. La publication reprendra début janvier 2007.
(photo X, 1954)
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mardi, 19 décembre 2006
Le préfacier
Il ne sera pas question ici des très nombreux textes que Léo Ferré a pu rédiger pour d’autres chanteurs – et singulièrement pour des interprètes de ses œuvres – qui figurent sur des pochettes de disques ou dans des programmes de spectacles. On pense davantage au préfacier, celui qui introduit le travail d’un autre à la demande d’un éditeur, pour une publication en volume.
Trois textes, parmi les seize connus à ce jour, me paraissent intéressants à retenir dans cette optique. La préface de 1961 aux œuvres de Verlaine [1], celle de 1967 aux textes de Caussimon [2], celle de 1991 pour Francis Simonini [3].
La préface écrite pour Verlaine – je ne sais toujours pas dans quelles circonstances exactes elle lui a été demandée – relève du texte d’humeur, amical, ému, tel qu’on pouvait alors le concevoir et le publier dans une collection dénommée « Le Livre de Poche classique », c’est-à-dire avant qu’une optique universitaire stricto sensu n’impose une présentation plus critique, plus fouillée, plus précise. Avant, surtout, que l’évolution des mœurs et des habitudes de lecture, doublée de l’augmentation considérable du nombre d’étudiants après 1968, n’impose le livre au format de poche comme un instrument de travail et non plus comme l’attribut d’une élite cultivée mais aux moyens financiers limités. Dans le même temps, la critique change d’âge et de visage. Les éditions populaires elles-mêmes s’entourent d’appareils critiques, de variantes. Aux notes, vraiment très succinctes, de Jacques Borel, succèdent celles, plus détaillées et plus importantes, du normalien Claude Cuénot. La préface de Ferré demeure un texte chaleureux, elle sera là jusqu’à la fin des années 80, mais disparaîtra de la collection publiée par Hachette, des années plus tard.
Le texte rédigé par Ferré pour son ami Caussimon est d’une nature différente. Dès l’abord, le double visage de la collection imaginée par Seghers fait d’ailleurs se poser une question : s’agit-il d’un livre de Caussimon préfacé par Ferré ou d’un ouvrage de Ferré sur Caussimon ? C’est plus qu’une anthologie présentée par un tiers, la collection « Poètes d’aujourd’hui » présentant souvent une préface et un choix de textes pratiquement aussi importants en nombre de pages. Personnellement, j’ai toujours considéré cette œuvre comme un livre de Ferré sur Caussimon, ainsi d’ailleurs que tous les volumes de cette collection prestigieuse : ce sont des essais sur tel poète, suivis d’un choix de ses textes. Cette introduction à Caussimon est un livre de poète. Quand un écrivain préface un autre écrivain, il le trahit presque à coup sûr en parlant non du modèle, mais de lui. Comme il a déjà été dit ici, le premier « je » arrive sous la plume de Léo Ferré à la septième ligne et la fin de son texte présente un « nous autres » pour le moins inattendu. Là encore, Ferré œuvre au sentiment. Le livre disparaîtra quelques années après du catalogue de l’éditeur qui, en 1969, a cédé sa maison à Robert Laffont. Lorsqu’il sera réédité ailleurs, l’introduction de Ferré deviendra cette fois une préface à part entière, actualisée par quelques lignes [4]. Cette réédition, à mon sens, implique un changement de nature du texte, pourtant presque identique. C’est en tout cas l’impression que l’on a.
Ces deux préfaces représentent, chaque fois, un nombre de pages relativement important. À l’opposé, Ferré donne à Francis Simonini un texte très bref : une page. Il le fait aussi pour beaucoup d’autres, mais celui-ci est intéressant en ce qu’il présente un roman, ce qui n’est arrivé que trois fois [5]. Là, Ferré met surtout son nom en avant pour aider l’auteur. Verlaine, Caussimon : les deux fois, il s’agissait d’un auteur envers qui Ferré était autorisé – il les avait tous deux chantés et était l’ami personnel d’un d’entre eux. Mais il permet à Simonini d’avancer sous les auspices de son nom à lui, sésame éditorial sans doute. Les éditeurs raffolent des noms connus qu’ils peuvent imprimer sur leurs couvertures. Cela étant, le registre reste identique : le préfacier parle de lui, mais c’est pour évoquer cette fois des souvenirs de jeunesse contemporains de l’intrigue (en 1931, un village d’Italie sous le poids du fascisme).
Une constante, en tout cas. Là comme ailleurs, Léo Ferré réagit à l’amitié, toujours. C’était vraiment chez lui un moteur. Verlaine ne fait pas exception : son rapport aux poètes tient incontestablement aussi de l’amitié.
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[1]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, collection « Le Livre de Poche classique », n° 747, 1961.
[2]. Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 161, Seghers, 1967.
[3]. Francis Simonini, Il était une fois Strappona, collection « Voix d’Europe », L’Harmattan, 1991.
[4]. Jean-Roger Caussimon, Mes chansons des quatre saisons, Plasma, 1981 (rééd. Le Castor astral, 1994).
[5] Romans de Maurice Frot, Francis Simonini et Jean-Michel Lambert.
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lundi, 18 décembre 2006
La veine chansonnière
On ne refera pas ici, pour la centième fois, l’explication détaillée des Temps difficiles. Il est bien plutôt question d’envisager l’ensemble de la production ferréenne qu’il est possible de situer dans une veine chansonnière incontestable.
On observe en premier lieu que ce courant commence, chez lui, par La Vie moderne (1958), se poursuit avec Les Temps difficiles I (1961), Miss Guéguerre (1961), Les Temps difficiles II (1962), T’as payé (1962), Monsieur Barclay (1965), Les Temps difficiles III (1966) et s’achève avec La Révolution I et II (1969). Quand Ferré reprend La Vie moderne entre 1984 et 1986 – une version amputée de couplets devenus moins compréhensibles avec les années et augmentée d’autres, plus intemporels – ou Monsieur Barclay en 1982 – en supprimant les noms des journalistes de radio qu'on ne connaissait plus – c’est un épiphénomène. En tout état de cause, après 1969, la veine chansonnière cesse d’irriguer son œuvre, tout au moins si l’on considère sous cette définition des chansons caustiques, satiriques, comportant un certain nombre de noms propres, des allusions aux événements du moment, des « effets » nombreux et, si possible, une « chute ».
Cependant, de nombreuses chansons pourraient a priori être rattachées au mode chansonnier et, cependant, ne doivent évidemment pas l’être. Je pense à L’Esprit de famille, Monsieur Tout-Blanc, Le Temps du plastique, Les Rupins, Cannes-la-Braguette, La Langue française. Pourquoi ? Est-ce la gravité du sujet (Monsieur Tout-Blanc) ? Cela ne s’applique toutefois pas aux autres titres. En quoi Le Temps du plastique, Cannes-la-Braguette ou La Langue française se différencient-ils de La Vie moderne ? Parce qu’ils ne comportent pas d’allusions nominatives ? La chanson Les Rupins tiendrait-elle, en dépit de son ton, du portrait (à l’instar des Retraités) plus que de la satire ? Comment faut-il envisager, enfin, Ils ont voté (1967) ? Ce n’est pas un texte de chansonnier, peut-être parce qu’il prend parti alors que le chansonnier raille systématiquement les puissants en place ? Quel doit donc être le sort de la version de 1988 à la fin modifiée par l’apparition d’une personne réelle, Madonna ?
Objectivement, Vitrines (1953) n’a pas cette appartenance satirique évidente alors que son contenu autoriserait à penser à un texte de chansonnier. Là encore, pourquoi ? Sans doute à cause des différents refrains qui exposent des thèmes qui ne sont pas de ce ressort. Vise la réclame (1955) n’est pas non plus de ce registre quand tout, pourtant, pourrait le donner à croire (satire des slogans publicitaires, interpellation du passant-client-victime…) La Maffia (1958) est un coup de gueule et, malgré la citation nominative de clausule, n’est pas de ce domaine. C’est la vie (1966) se trouverait dans ce cas si la fin du texte ne manifestait subitement une allusion personnelle (« L’enfant que je ne t’ai pas fait ») suivie d’une inquiétude métaphysique résignée (« Toujours un d’moins à s’emmerder / Dans la vie »). Et La Complainte de la télé (1966) ? Est-ce parce que les noms propres et les titres d’émissions cités sont travestis en jeux de mots ? Enfin, Le Conditionnel de variétés (1971) serait entièrement dans la lignée chansonnière par ses allusions constantes à l’actualité, mais ne s’y trouve pas, vraisemblablement à cause d’un ton plus grave et d’un registre plus polémique que satirique, qui fait aborder le texte aux rives du manifeste.
La tradition chansonnière remonte, en France, aux pont-neufs et aux mazarinades. Elle est même présente, déjà, dans Villon où l’ironie et l’allusion sont fréquentes, codées toutefois par peur du gibet. Ferré s’inscrit dans un mouvement d’écriture et de satire socio-politique durant des années, avant de l’abandonner définitivement. Il continue parfois de créer des chansons aux marges de la chansonnerie mais ne s’y laisse plus enfermer. Il dépasse ce stade. Par quels moyens le dépasse-t-il ? Cela tient-il au ton, à la musique, à la voix, à l’ampleur du propos ?
Je n’ai pas réellement de réponse à apporter à toutes ces interrogations. Cela ne signifie pas qu’elles ne soient pas intéressantes à étudier.
Les dates indiquées sont celles des partitions publiées par La Mémoire et la mer dans le coffret Paroles et musique de toute une vie et-ou celles des enregistrements originaux qui ont parfois eu lieu bien plus tard.
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vendredi, 15 décembre 2006
Le pain retrouvé
On a cru bon de qualifier de « pain perdu » la technique d’écriture (que Françoise Travelet a, bien plus justement, qualifiée d’« écriture par provignement ») qu’utilisait quelquefois Léo Ferré, reprenant des fragments de textes, détournant de son chemin initial sa propre production pour en faire autre chose, récrivant une intention pour faire naître une création nouvelle. Outre que cette notion de « perdu » et de récupération est très péjorative, elle induit une baisse de qualité alors qu’en cuisine, le « pain perdu » est une recette à part entière, plutôt savoureuse.
Elle relève surtout, et avant tout, d’une méconnaissance totale de la création artistique et tout particulièrement de l’écriture. Car, au vrai, tous les auteurs procèdent ainsi, sans exception. Ils ne le disent pas, agissent avec, peut-être, davantage de discrétion, mais, en réalité, qui a déjà vu un menuisier jeter un morceau de bois dans lequel il peut encore tailler une planche ? J’ai travaillé un été comme manœuvre dans une miroiterie, j’avais seize ans, et c’est ainsi que faisaient tous les compagnons. Chaque « chute » était conservée pour y découper ultérieurement un morceau encore. Il ne serait venu à l’esprit de personne de s’en étonner, c’était, à l’évidence, constitutif du métier.
L’écriture littéraire procède du même artisanat. La reprise de textes ou de parties de textes par leur auteur est un exercice légitime, leur remise en situation, leur changement d’optique et de problématisation l’est également. L’auteur a seul droit de décision sur sa production, l’usage qu’il veut en faire et le visage qu’il désire lui donner. A fortiori lorsque sa carrière s’étend sur près d’un demi-siècle. La composition musicale ne diffère en rien de cela. L’étude de l’écriture de Ferré fait qu’au bout d’un temps, on ne sait plus si tel texte provient de tel autre d’où l’auteur l’a extrait, ou si, au contraire, c’est l’autre qui a été refondu au premier. Le temps ne signifiait pas grand-chose pour l’auteur, qui pouvait ainsi reprendre ou mêler des textes des années, voire des décennies, plus tard. Par parenthèse, cette façon de procéder va dans le même sens que ce qu'on avançait dans la note précédente : un homme et une création inséparables, un auteur qui dispose à sa guise de ce qui est constitutif de lui-même, à savoir cette production artistique qui sourd de sa tête. On peut aller jusqu’à se demander si ce n’est pas en partie de cette osmose que naissait sa capacité à émouvoir, notamment dans les dernières années.
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mardi, 12 décembre 2006
La langue anglaise
Ferré chanta, dans son disque de 1962, La Langue française, avec un humour corrosif, mais il ne s’agissait pas d’une croisade académique pour la belle et chère langue française. Il était bien plutôt question de dénoncer un snobisme courant, le ridicule d’une mode, l’action d’un impérialisme. Il eut, à ce sujet, l’occasion, bien des années plus tard, de parler d’« une certaine honnêteté linguistique ». [1]
Pour le reste, il ne s’est jamais interdit d’utiliser l’anglais, à sa guise. Au hasard d’une œuvre importante, on peut relever des titres, à discrétion : Thank you Satan, Love, Words… words… words…, I have a rendez-vous avec le wind, Mister the wind, Death… death… death…, Night and day, Dans les nights. C’est donc entendu, la langue française n’est pas la seule, d’autres existent. Il a chanté en italien, glissé des expressions allemandes dans ses textes et intitulé une chanson Muss es sein ? Es muss sein ! Et puis, a long time ago est une expression qui lui est chère.
L’anglais, il l’inclut dans sa langue, comme l’argot et le néologisme fréquent. Il ne s’interdit rien et La Langue française n’est pas un manifeste conservateur et xénophobe. La belle, la noble langue française ? « Enfin, Malherbe vint… Et Boileau avec lui… et tous les phalanstères de l’imbécillité ! » avait-il écrit dans un autre contexte. [2]
Si, un temps, l’expression « C’est extra » fit florès, ce fut par l’influence de son poème. Mais il moqua l’emphase, l’inflation du vocabulaire, avec un texte intitulé Le Superlatif, dont les différents refrains n’hésitèrent pas à utiliser les expressions « C’est dément, c’est super / C’est génial et c’est dingue / Et c’est vachement terrible »… Rien n’échappe à sa dent dure, même pas les modes du langage créées par lui, « c’est extra » comme le reste. Parallèlement, il a marqué certaines manières toutes faites, comme dire dans le courant d’une conversation, à propos d’un sujet quelconque, « avec le temps ».
Hormis l’usage qui en est fait dans La Langue française, l’anglais peut être ressenti chez lui comme exprimant, chaque fois, un état d’intimité ou de complicité. Ce n’est peut-être pas par hasard que les mots employés en anglais désignent la nuit (Night and day, Dans les nights) ou le vent (Mister the wind, I have a rendez-vous avec le wind). Si Night and day est repris du titre d’un air de Cole Porter dansé avant-guerre, celui de Dans les nights n’est pas innocent. Les nights ne sont pas seulement les nuits, chez Ferré. Ce n’est pas dans les nuits que l’on rencontre « la mort qui jouit sur une Kawasaki », mais dans ces nights que l’on devine copines et mystérieuses, complices et dramatiques, nights de tragédie. Quant au wind, il est d’abord du nord, nécessairement, et marin, évidemment : « Entends-le siffler mon amour c’est pour toi qu’il s’est encapé / De pied en roc d’écume en gueule de lèvre en vide » [3]. Le wind n’est pas Le Vent, qui était, lui, moins dramatique et plus câlin. C’était un vent amoureux, ce sera un wind noir.
Quant au diable, le poète ne lui dit Thank you Satan que par anti-référence à une chanson plus ancienne, qui s’intitulait Merci mon Dieu. Mais peut-être aussi par une espèce de fraternité, à la fois gouailleuse et inquiète. Il semble en effet évident qu’on ne puisse dire que thank you lorsqu’il s’agit de remercier le diable, pour tout ce qu’il offre dans le domaine de l’« anti », du non conventionnel, du contre-tabou. Encore Ferré termine-t-il sa chanson, quelquefois, par un « Merci Satan », qu’il crie debout, sans musique, après avoir interprété tout le texte au piano et utilisé l’anglais lors du refrain…
Reste enfin l’ironie qui lui fait inclure un peu d’anglais dans le poème de Verlaine : « Tout suffocant / Et blême quand / Sonne l’heure / Je me souviens… I remember… / Des jours anciens / Et je pleure », voire même prendre l’accent américain pour la strophe suivante. Chez Ferré, il y a droit de cité pour tous les mots, pour toutes les langues.
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[1]. Chic-chaud, RFI, 11 avril 1987.
[2]. Préface de Poète… vos papiers !
[3]. I have a rendez-vous avec le wind.
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dimanche, 10 décembre 2006
La langue en accordéon
La langue de Léo Ferré paraît poser des problèmes d’interprétation à certains auteurs. Voire même de simple compréhension. Je retrouve, dans mes papiers, cet extrait d’un ouvrage publié en 1992, intitulé L’Argot des musiciens [1].
On lit : « Piano du pauvre : accordéon. Notons qu’excepté Léo Ferré dans Le Piano du pauvre (chanson écrite en 1954) ou encore « Toi, ton piano et ses flonflons / Tu les fous à la verticale (…) Avec ton Pleyel en sautoir » dans Mister Giorgina (voir Jorgina), cette comparaison entre piano et accordéon, attachée à l’image du misérable musicien de rue du siècle dernier, a toujours joui d’une plus grande faveur auprès du public qu’auprès des musiciens.
L’appellation est d’ailleurs d’autant moins flatteuse qu’avant l’apparition de l’accordéon (double plaisanterie musicale certes), le seul « instrument de musique » ainsi baptisé, était le légume connu sous le nom de flageolet.
Quoi qu’il en soit, le terme de piano du pauvre est en passe de devenir obsolète, certains modèles d’accordéon atteignant de nos jours des prix astronomiques ».
Cette exégèse est erronée. Léo Ferré n’a rien inventé avec l’expression « du pauvre », qui existe dans la langue française et signifie « qui se contente de ce qu’il a, faute de mieux ». Et même : « qui aime ce qu'il a ». Elle n’est aucunement péjorative, au contraire. Ferré l’accolera plus tard à l’une de ses propres productions, L’Opéra du pauvre où il chante et dit lui-même tous les rôles du livret. C’est donc l’opéra du pauvre, par opposition à celui du riche, avec plusieurs chanteurs. En 1958, sur la scène de Bobino, il présentera ses musiciens, dont « Paul Castanier au piano du riche », c’est-à-dire un piano à queue. Le piano du pauvre n’est pas l’accordéon stricto sensu mais l’accordéon qu’on a, à défaut de mieux et, par exemple, d’un piano, supposé instrument de prestige. On peut peut-être aller jusqu’à comprendre, chez ceux qui emploient cette forme : « mon piano à moi », c’est-à-dire une notion d’attachement, voire de revendication impliquée par cette tournure. « Du pauvre » n’est pas de Ferré mais se retrouve souvent dans la langue française, comme une tournure familière et explicite car imagée. En aucun cas, il ne s’agit là d’argot de musicien.
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[1]. Didier Roussin, Madeleine Juteau et Alain Bouchaux, L’Argot des musiciens, Climats, 1992.
Avec cette trentième note quotidienne se clôt le premier mois d'existence de ce lieu.
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samedi, 09 décembre 2006
Authenticité
Le poète dans son siècle, c’est celui qui épingle de Gaulle et ses ministres, on l’a vu. C’est aussi celui qui sanctionne, tout au long de sa carrière, les grands de ce monde. Qui n’a-t-il pas cité, en bien ou en mal – et souvent en mal ? Le pape Pie XII, Castro, Franco, Johnson, le Vatican. Les artistes : Danielle Darrieux, Aznavour, Jean Cardon, Castanier, Barthémémy Rosso, Dylan, Grooteclaes, Brigitte Bardot, Dalida, Gabin, Madonna, Van Gogh, Boulez, Johnny, Mozart, Gauguin, Beethoven, Rembrandt. Les écrivains et les poètes : Shakespeare, Saint-John Perse, Baudelaire, Villon, Balzac, Sartre, Breton, Verlaine, Sagan. Les gens du spectacle : Stark, Coquatrix, Barclay. Les journalistes : Max-Pol Fouchet, Filipacchi, Lucien Morisse. Les politiques : Cohn-Bendit… Il a évoqué sans les nommer Buffet, Bontemps, Pompidou, Marcellin, Geismar… Il est aussi une série de personnes de sa famille ou de ses proches. On ne fera certes pas ici une liste exhaustive, on remarquera seulement que ce qui est curieux dans ce Panthéon comme dans cet anti-Panthéon, c’est qu’ils n’étonnent pas. Pourtant, ce n’est pas tous les jours qu’on entend cela en chansons. L’auditeur finit par s’habituer et trouve tout à fait naturel que l’on considère les poètes comme ses voisins de palier, qu’on invective les puissants et qu’on s’en prenne même à l’univers. Il trouve parfaitement logique de croiser Pépée et Verlaine dans un même monde, cités à égalité dans l’imaginaire et l’affect de l’auteur. C’est ce qui est intéressant chez Léo Ferré : cette façon de ne douter de rien, de tout se permettre avec l’assurance tranquille et inconsciente d’un enfant. Don Quichotte est toujours là. De plus, cela souligne l’interpénétration réelle de la vie et de l’œuvre de l’auteur. Il n’y a jamais eu de frontière, de séparation. Il est important de comprendre, qu’on aime ou non Léo Ferré, qu’on apprécie peu ou prou telle ou telle œuvre, qu’il est en permanence sincère. Cette authenticité est une chose dont il faut avoir conscience pour aborder son œuvre. Elle a sa part dans la formation intellectuelle des jeunes gens de notre génération, celle qu’on pourrait appeler « des soixante-huitards tardifs », c’est-à-dire ceux qui étaient encore adolescents au moment de Mai.
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mardi, 05 décembre 2006
Miserere
Pendant huit ans, Léo Ferré fut interne en Italie, au collège de Bordighera, chez les Frères des écoles chrétiennes. Son père l’y avait inscrit, il y fut très malheureux. C’est là qu’il découvrit cette révolte dont il ne devait jamais se départir, qu’il lut en cachette Baudelaire, Voltaire et Mallarmé, qu’il prit conscience de sa différence et apprit la solitude. C’est aussi là, durant une sortie du jeudi avec sa mère venue lui rendre visite, qu’il découvrit la musique, avec Beethoven, entendu à la radio. De son enfance, il tirera le roman Benoît Misère.
Issu d’une famille catholique et contraint, huit années durant, d’observer, à son corps défendant, le rituel de la religion, Ferré est resté très influencé par le christianisme, sa vision du monde s’en ressentant inconsciemment. Au mysticisme, la plupart du temps involontaire, des poètes, s’ajoutent, fortement ancrées, les notions de bien et de mal qui font que, de tous temps, Ferré considèrera le plaisir comme marqué du sceau du péché. Avec cette différence que la transgression lui était délicieuse. L’amour charnel décrit dans ses poésies est la plupart du temps frappé au coin de l’interdit. Sa fascination pour les prostituées (en même temps qu’une grande compassion pour leur sort et un dégoût marqué du proxénétisme) se retrouve dans bien des textes.
Tiraillé entre les deux pulsions baudelairiennes (aspiration simultanée de l’homme vers Dieu et vers Satan), chez lui exacerbées, il pourra dire : « Tout ce qui est bon, c’est mal. Alors ? Tout ce qui est mal, c’est bon. Alors ? Damne-toi ! Damne-toi ! » en prélude à une chanson, justement intitulée La Damnation.
Merci mon Dieu, naturellement ironique par la distance prise dans l’adresse à Dieu, est une chanson qui choqua. Plus tard, Thank you Satan étonnera encore davantage par la revendication qui s’y trouve, de tout ce qui est anti, non conforme. Les allusions au Christ ne manquent pas, même s’il l’appelle familièrement « le crucifié » (Y en a marre). La prière est souvent tournée en dérision (La Grève), ou réputée inutile (Si tu t’en vas). Le curé, lui, « fait la manche / Avec son pot’ Dies illa / Y a pas qu’au guignol qu’y a des planches / Y en a aussi dans ces coins-là » (Les Retraités).
Par ailleurs, ses visions d’un monde meilleur, fraternel, humain, aseptisées de toute bondieuserie, sont chantées à travers des poésies lyriques qui, loin d’être des manifestes politiques prévoyant des cadres tout faits et proposant des solutions matérialistes, constituent le seul programme de Ferré – l’amour – évoqué à travers des titres comme L’Âge d’or.
Léo Ferré est évidemment à l’opposé de toute croyance mystique. Son intelligence, sa lucidité, ne pouvaient que la lui interdire. Toutefois, l’influence profonde de l’enfance et de l’éducation ne l’a pas épargné. Si, rapidement, il sut se défaire de ce catholicisme dont on l’avait empli, il conserva, inconsciemment, une empreinte qui – et ce n’est pas la moindre manifestation de son talent – ne l’empêcha nullement d’écrire une œuvre de liberté et d’affranchissement des dogmes.
On pourrait encore gloser sur l’influence, très nette à l’oreille, de la musique sacrée, du récitatif, du psaume, sur ses propres compositions, mais je laisse cela à de plus compétents que moi en matière musicale.
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dimanche, 03 décembre 2006
Chercher le style
En 1962, le critique d’art Charles Estienne publie un volume consacré à Léo Ferré, constitué d’une introduction, de photographies et d’un choix de textes. [1] Parmi ceux-ci, un chapitre intitulé « Proses » propose plusieurs œuvres courtes inédites. Hormis la préface qu’il avait donnée, six ans plus tôt, à son recueil Poète… vos papiers !, [2] on ne connaissait encore rien de la dimension du prosateur, de l’écrivain. Il s’agissait alors d’un nouveau visage. Le Style est présenté comme un fragment, mais nous ne connaissons pas le texte, plus ample, dont il est extrait. Il sera repris, trente et un ans plus tard, dans le recueil La Mauvaise graine. [3] Texte où les idées, riches, émues, sont emmenées à grande vitesse au fil d’une pensée vive, Le Style mêle le propos polémique et l’expression poétique. Il s’agit bien du second « manifeste » de Ferré, qui en donnera beaucoup d’autres, au fil du temps (La Liberté d’intérim, Les idoles n’existent pas, Bonsoir, La Violence et l’ennui, Le Chien, Il n’y a plus rien, L’Imaginaire…) Pour Ferré, la révolte est liée au style, c’est-à-dire aussi bien à la beauté, l’élégance naturelle (« un arrêt dans la culture ») qu’à l’explosion d’une pensée libre (« la poésie est une fureur qui se contient juste le temps qu’il faut »). Apparaissent ici les mots lancés dans la foule, tels des projectiles concrets, qu’on retrouvera dans Le Chien (« Et nous lancerons à la tête des gens des mots… »), mots qui demeurent verbaux, proches des cris. On trouvait déjà « la poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique (…) elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale ») dans la préface de Poète… vos papiers ! Là, « on lancera la poésie avec les mains, avec des caractères gutturaux ». D’ailleurs, un raccourci métaphorique suffit qui unit deux aspects de Léo Ferré, la voix et l’imprimerie : « du romain de glotte ».
Le principe est posé, « les idées sont dans l’homme » et, immédiatement après, on trouve un jeu avec les mots (« La difficulté c’est tout simplement de les contenir ») comme Ferré en est coutumier, sur le double sens de « contenir ». S’agit-il d’être assez vaste pour rassembler en soi toutes les idées ? Ou bien de les empêcher de sortir, d’éclater ? La provocation n’est jamais loin : avec « un commissariat de police des idées », Ferré n’hésite pas à user de l’image qu’on penserait a priori être la plus éloignée de son imaginaire.
Autre caractéristique importante de l’écriture de Ferré, la présence de l’autobiographie ou, tout au moins, de la notation personnelle (ainsi, cette allusion à l’île Du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale, qui lui appartenait, où fut enterré son saint-bernard Arkel). Ainsi qu’il le fait souvent, l’auteur se mêle lui-même à son propos : « J’ai en moi », « mes idées », « mon chien », « je leur demanderai », « souvent miennes », « elles me ressemblent », « qui ramassent mes idées et qui me les rendent » – et enchaîne avec les chevaux qui ne sont jamais bien loin, ces chevaux qu’il adore depuis son enfance et dont il a toujours opposé la chaleureuse simplicité à la duplicité des hommes. Ce qu’il note encore cette fois : « Avec des idées d’homme ils ne trouvent subitement plus aucun goût à l’avoine et ne comprennent plus ».
La présence des idées est une constante absolue dans les textes de Ferré. Cette omniprésence, obsessionnelle, montre bien celui qu’est Léo Ferré, le bouillonnement permanent de sa tête (« Dans l’ bric-à-brac / Où s’ fabriqu’ nt les idées » dira-t-il dans une chanson [4]), sa tête qu’il appelle volontiers « mon usine » et qui est toujours demeurée son dernier bastion de solitude, son ultime tour de guet.
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[1]. Charles Estienne, Léo Ferré, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 93, Seghers, 1962.
[2]. Léo Ferré, Poète... vos papiers !, poèmes, La Table Ronde, 1956.
[3]. Léo Ferré, La Mauvaise graine, textes, poèmes et chansons 1946-1993, édition établie par Robert Horville et Léo Ferré, Édition n° 1, 1993 et Livre de Poche, n° 9626, 1995 (édition abrégée, sous deux couvertures).
[4]. Monsieur mon passé.
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vendredi, 01 décembre 2006
Des odeurs dans Benoît Misère
L’importance du sens olfactif montrée chez Ferré fait partie de l’apprentissage de la sensualité et de la présence, dans l’imaginaire du petit Benoît Misère, d’un réseau de correspondances évidemment baudelairiennes, communes aux personnes sensibles. Ici, l’adulte Léo Ferré opère une correction dans son souvenir car, au moment où il rédige ces lignes, il a déjà vécu huit années de pensionnat religieux et sait donc de quoi il parle alors que, dans le temps du roman, Benoît ne les connaît pas encore.
« Les hérétiques sont d’abord des olfactifs » assimile, en un étonnant raccourci, la révolte à la sensualité. Cet extrait est exemplaire de la construction du roman. Loin d’une narration classique, Ferré livre un texte poétique et polémique où se mêlent des développements d’idées et des images magnifiques. Mais il ne s’éloigne pas de sa vérité car son propos, ici comme dans tout ce qu’il écrit, revient à restituer sa singularité. La vie prêtée aux objets (la sculpture romane), les néologismes (« encensuer »), la liberté de l’esprit (le citoyen qui « laisse son charme, sa vanité et sa liberté d’homme au vestiaire du bénitier »), la nourriture, les morales courantes inversées (« le pape jouera au PMU »), la fraternité des hommes debout, la formule assassine (« traiter l’encens à l’aspirine ») sont la pure expression de sa personnalité et de ses préoccupations. On retrouve également – autre constante de Léo Ferré – le ton de prophétie commençant par une injonction (« Supprimons », « remplaçons ») et suivi d’une série d’« alors » prophétiques, introduisant des futurs de l’indicatif prometteurs d’un âge meilleur.
Tout au long du chapitre, l’importance des odeurs ouvre les portes de mille jardins, dans la sensibilité de l’auteur et de son personnage. Avant l’encens, figurent des développements sur l’odeur de la mer, de la terre mouillée, de la femme, de la corde, de la bougie. À la suite, l’odeur des mandarines, des étoffes, des greniers, du vernis, des journaux et de l’encre.
Révélatrice enfin, est la phrase de conclusion du premier chapitre, qui lie définitivement l’acte d’écrire et de créer à une vérité sensuelle enfuie, à rechercher ; une blessure à fermer, si c’est possible : « Si je sortais de moi le carnet viscéral où gisent mes odeurs perdues et mon nez en cavale, je ne serais pas là à me défigurer de mes souvenirs sur cette machine électrique ».
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jeudi, 30 novembre 2006
Le mouvement narratif chez Léo Ferré
L’écriture narrative de Léo Ferré s’éloigne des sentiers battus. Son roman Benoît Misère est plutôt une série de chapitres, en partie indépendants les uns des autres (ils portent d’ailleurs chacun un titre). Il ne s’agit pas, non plus, d’une suite de nouvelles. C’est, au contraire, une série de portraits frappés au coin d’un imaginaire illimité, qui s’exerce au travers d’un souvenir reconstruit, réinventé par le style d’un écrivain adulte.
« Des personnages ont sans doute vécu réellement, bien que défigurés par le mouvement narratif » écrit Ferré au début du roman. C’est précisément ce mouvement qui fait l’originalité de l’écriture de Léo Ferré. À aucun moment, sa prose ne s’oppose à la poésie. Ni dans le lyrisme constant qu’il manifeste, ni dans la puissance des images dont son texte est constamment empreint.
C’est encore ce mouvement narratif qui permet à l’auteur de quelquefois « déborder » de son propos, pour atteindre des sommets de lyrisme ou les cimes de la métaphore. On n’est plus là, alors, dans le ton romanesque au sens strict, mais dans un ailleurs entièrement défini et créé par Ferré en personne. Il s’est toujours peu soucié en effet du cloisonnement supposé entre les genres littéraires comme des usages établis et des règles courantes de l’écrit, qui précipitent le récit vers une conclusion classique, en empruntant des chemins balisés et convenus.
C’est toujours ce mouvement narratif qui lui permet d’écrire des lettres aux objets, accomplissant le tour de force de la lettre À mon habit, texte de haute tenue où jamais il ne provoque le sourire de commisération que pourrait, chez d’autres, occasionner le fait de s’adresser à un frac et de lui dire « vous ».
C’est aussi ce mouvement narratif qui fait de ses préfaces, par exemple, des textes à part entière où, comme tous les grands artistes, Ferré, voulant parler d’un autre, est rigoureusement présent, lui-même, à chaque ligne. Le meilleur exemple en est son introduction aux textes de Jean-Roger Caussimon, dont la première édition fut donnée en 1967. [1] À la septième ligne, intervient le premier « je ». Des coups de griffe envers d’autres chanteurs émaillent la présentation de Caussimon par Ferré, qu’on qualifierait ailleurs de hors-sujet et qui se trouvent, ici, parfaitement intégrés à un univers si authentiquement rendu qu’il est toujours accepté par le lecteur. Le Caussimon de Ferré se clôt sur un remarquable : « Et quant à nous autres », entraînant avec lui un fraternel partage, que son écriture fait accepter.
C’est ce mouvement narratif qui imprègne même les textes à portée philosophique, ou la Lettre ouverte au ministre dit de la Justice, publiée dans la presse. [2]
C’est enfin ce mouvement narratif qui fait du texte Et… basta ! une alternance de passages : dans les uns, des souvenirs précis sont évoqués d’une manière suivie ; et dans d’autres, complémentairement, une emprise lyrique s’exerce sur l’auteur et l’emmène loin de son propos. Mais en apparence uniquement, car le lecteur et l’auditeur suivent. Ils suivent même si bien, qu’ils reçoivent avec naturel l’alternance de prose, de vers rimés, de vers libres, de prose rythmée, dont l’alliance, cimentée par une forte personnalité, est une des plus évidentes, des plus essentielles caractéristiques de l’écriture de Léo Ferré.
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[1]. Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, collection « Poètes d’aujord’hui », n° 161, Seghers, 1967.
[2]. Le Monde du 3 avril 1981.
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dimanche, 26 novembre 2006
Ma mélancolie sera ton spleen et ma tristesse, ton désespoir
La mélancolie, tristesse des Romantiques, est une attitude, un ennui distingué qu’on ne déteste pas et dont on n’est pas certain de vouloir se défaire, un ennui si peu vénéneux qu’il se porte à la boutonnière mais peut cependant servir d’arme en ce qu’il nourrit l’écriture. Chateaubriand, Hugo, Lamartine en ont usé. Cette période de la pensée, de la littérature en particulier, a engendré un lieu commun qui veut qu’un adolescent un peu las, triste, mélancolique comme il sied à cet âge, soit qualifié de « romantique ». Comment le désignait-on avant ? On ne le désignait sans doute pas. De toute manière, l’époque alors n’avait que faire des humeurs adolescentes.
En 1857, lorsqu’il publie Les Fleurs du mal, Baudelaire introduit le mot anglais spleen (rate) dans la langue française et fait de l’ennui distingué déjà évoqué une « angoisse atroce, despotique » [1], interdisant de fait et à partir de lui toute pose esthétisante. Plus question d’appui nonchalant sur une roche, c’est devenu impossible. Plus de lac ni de « pieds adorés » [2]. Il montre la solitude absolue de l’artiste ; sa volonté de s’en prendre à Dieu pour ce qui ne va pas et de lui demander des comptes (« Race de Caïn au ciel monte / Et sur la terre jette Dieu ») [3] à moins qu’on ne s’en moque (« Je m’en moque comme de Dieu / Du diable ou de la Sainte Table ») [4] ; les deux pulsions de l’homme, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan, il les met en forme comme jamais elles n’avaient pu l’être, dans une splendeur amère ; la nécessaire ivresse qu’il impose « pour ne point sentir l’affreux fardeau du temps pesant sur vos épaules » [5] est à recette multiple, à la carte. Il la propose « de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise ». [6] Au spleen, Verlaine associera Saturne et ses Poèmes saturniens, Léo Ferré les préfacera pour le Livre de Poche [7] ; Mallarmé, sans vergogne mais avec quel talent, le « mallarmisera » (« La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres / Fuir là-bas fuir je sens que des oiseaux sont ivres / D’être parmi l’azur inconnu et les cieux / (... ) Mais ô mon cœur entend le chant des matelots ») [8], figeant dans le marbre rose le mythe d’un départ (Anywhere out of the world, écrit aussi Baudelaire [9]) totalement illusoire puisqu’on fait mine d’ignorer qu’on s’emporte toujours avec soi ; Rimbaud en sortira défait en son siècle, le temps d’une adolescence et d’Une saison en enfer, et vainqueur dans le suivant, avant de susciter des centaines et des centaines d’exégèses qui, dans le meilleur des cas, se répètent et, dans le pire, se contredisent [10] ; Apollinaire traînera dans Paris son mal d’aimer mélancolique (Le Pont Mirabeau, Marie, Zone et mille autres poèmes).
Chez Léo Ferré s’effectue une synthèse, une fusion peut-être, que le poète transcrit en formules : « La mélancolie / C’est un désespoir / Qu’a pas les moyens », dit-il [11]. Définitivement aussi car, après une définition de choc comme celle-là, il n’y a pas grand-chose à ajouter. Il chante Les Romantiques, résumant la permanence de la question dans une perpétuelle opposition entre ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Opposition ? Plutôt similitude, une similitude déguisée parce qu’ayant changé de siècle. Et puis, vite, on se branche « aux abonnés absents » [12]. La même année, il enregistre Paris-Spleen qui n’est évidemment pas sans rappeler, au moins en ce qui concerne son titre, Le Spleen de Paris. Baudelaire, poète parisien, a associé à jamais sa ville et le spleen, ouvrant la voie au surréalisme qui, à travers Baudelaire, Nerval, Rimbaud et Apollinaire, fera de la capitale la ville surréaliste par excellence, et celle de l’amour fou. Le temps passant, toutefois, la mélancolie dit son nom, décline son identité, elle était travestie mais à présent, elle présente ses papiers, avoue son âge, elle s’appelle la tristesse : « C’est la mélancolie qu’a pris quelques années » [13]. Au-delà de cette formule qu’on serait tenté de croire, là encore, définitive, un retour sur le final de La Mélancolie et ses variations sur le désespoir nous surprend, qui nous signifie que la tristesse, « C’est un espoir perdu qui se cherche un préfixe / Le désespoir » [14]. Le dés-espoir, donc, comme une dés-hérence, comme le fait de dés-hériter. Oui, mais le désespoir, qu’est-ce ? Peut-on trouver, pour le dire, le fixer si possible, quelque formule dans cette œuvre foisonnante ? Il n’y a évidemment pas à chercher très longtemps : « Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l’appellerons bonheur » [15]. Une chose encore. On a cité dans ce texte un certain nombre de poèmes. Il est symptomatique que Léo Ferré ait mis en musique la plupart d’entre eux. La boucle est bouclée.
Et cela renvoie au commencement. « Sur la scène », en effet, il y a entre autres « la mélancolie qu’a pas fait tout’s ses dents » [16]. Elle est donc bien jeune, vraiment, et promet encore de tristes jours.
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[1]. Baudelaire, Spleen.
[2]. Lamartine, Le Lac.
[3]. Baudelaire, Abel et Caïn.
[4]. Baudelaire, Le Vin de l’assassin.
[5]. Baudelaire, Enivrez-vous.
[6]. Ibidem.
[7]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, Le Livre de Poche, n° 747, 1961.
[8]. Stéphane Mallarmé, Brise marine.
[9]. Baudelaire, Le Spleen de Paris.
[10]. Aujourd’hui encore, paraissent chaque année une demi-douzaine, voire une dizaine de livres sur Rimbaud.
[11]. La Mélancolie.
[12]. Les Romantiques.
[13]. La Tristesse.
[14]. Ibidem.
[15]. La Solitude.
[16]. Sur la scène.
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vendredi, 17 novembre 2006
La langue de Léo Ferré
Dans une nouvelle catégorie intitulée « Jalons », je propose quelques fragments pour une étude stylistique. Le texte ci-dessous provient d’éléments déjà contenus dans Léo Ferré, la mémoire et le temps, dans une conférence prononcée à Gourdon et dans des notes inédites. Il a été évidemment récrit dans un esprit de synthèse.
Comme un artisan choisit ses outils et, éventuellement, va jusqu’à les forger lui-même, Léo Ferré a créé sa langue, celle de tous les registres. En 1956 – il chantait alors depuis dix ans – il dénonçait le fait que l’on aille « répétant qu’il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires et du codex » [1], histoire de dire que lui ne se priverait pas de les employer quand bon lui semblerait, pour les plier à sa volonté du moment, chimérique, espérante ou désabusée. Priver la poésie de certains mots, « qu’ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques » [2] ? Très peu pour lui : « snobisme scolaire » [3] ! Au reste, violer la langue, la grammaire, la syntaxe, réclame qu’on en ait une connaissance déjà parfaite. Et le voici tout puissant puisque des milliers de mots lui sont offerts. Avec son sens de l’image, ses métaphores qui, simplement, nous imposent l’évidence comme « L’eau cette glace non posée » [4], il va créer des millions de lexiques, rendant ainsi son texte de plus en plus mystérieux, à force d’être poétiquement précis. Il va même toucher un point où l’on ne saura si sa parole tient de l’astuce pure et simple, ou si elle possède une dimension dramatique (ainsi, les « cous-de-jatte » de Ni Dieu ni maître).
Le principe posé, au fil des années, est le suivant : toutes les formes d’écriture lui sont permises, tous les mots lui sont autorisés, toutes les formes littéraires lui appartiennent et tout cela peut être mêlé, si nécessaire, pour exprimer une pensée libre. L’image, forte et violente, la poésie à vif croisée avec la romance où l’on joue de la langue française comme d’un accordéon tordu, écartelé, voilà peut-être une définition rapide de l’écriture de Léo Ferré. Et, souvent, le trait juste, au cœur même de la métaphore, comme si ce n’était plus la peine d’aller chercher plus loin. Le Vent est définitif. On ne peut guère mettre le vent en chanson de plus belle manière, sauf, plus tard, avec Mister the wind. Les Chéris : il sera difficile de faire galoper d’autres chevaux dans les plaines du music hall. Mais il n’y a pas uniquement, chez Ferré, cette écriture « descriptive ». On trouve aussi chez lui l’image rapide, au coin d’une parole déjà passée à autre chose : le sommeil est une « mort imagée » mais là, c’est en plus, parce que son propos n’est pas là. On va reconnaître également l’image « totale », celle qui prend la couleur, la forme de quelque chose et la transforme en une vision autre : « La forêt qui s’élance au ciel comme une verge » [5] ; l’image « assimilée » ou qui nous paraît telle parce que la force du poète l’impose comme ne pouvant être autre : « Le pick up du tonnerre et les gants de la pluie » [6] ; l’image incroyable qui naît de mots quotidiens détournés, piratés : le sexe de la femme devient « la banlieue ». Dans cette chanson traînent aussi des images qualifiées plus haut de « descriptives » à défaut d’autre mot : leurs longs cheveux sont « Largués sur l’oreiller / Comm’ des voil’s d’amoureux / Qui vont appareiller », et ce quotidien maîtrisé au point de se voir autre : « La nappe où l’on refait / La noce après l’amour ».
C’est un univers de poète où l’on voit les choses comme elles ne sont pas en apparence, mais comme elles existent pour lui. Ici, on nomme les choses par leur nom, celui d’un état-civil particulier et métaphorique. On peut aussi être vulgaire, histoire de confondre quelques détracteurs « m’ayant accusé de vulgarité » [7]. Le même homme peut chanter L’Étang chimérique, modèle de grâce et de forme, et T’as payé. Mais on ne choisit pas, on doit recevoir le flot de cette poésie « ininterrompue ». Pour faire bonne mesure, l’artiste a aussi des chants libertaires à faire entendre.
Ces chansons apportent à la littérature quelque chose de nouveau. Ferré reprend la poésie où l’ont laissée les surréalistes et l’apporte au public, défardée de tout hermétisme, de tout automatisme systématique. Populaire, donc, ce qui ne signifie pas facile. L’habileté n’induit pas la démagogie. Ferré se laisse prendre, parfois, dans le tourbillon du jeu de mots. C’est ainsi qu’au cours d’une pensée très maîtrisée bien qu’exprimée dans un jaillissement permanent, surgissent des associations verbales inattendues qui n’ajoutent pas directement au propos mais brillent en lui comme des soleils surréalistes. C’est d’eux, d’ailleurs, que vient cette forme d’écriture qui tient encore un peu – mais dans ces cas seulement – de celle dite « automatique » mais aussi de la musique en ceci qu’elle joue de l’allitération et de la folie dans le don de la plume aux mots. Cet aspect « gratuit » n’est cependant pas l’essentiel, il fait seulement partie, au même titre que l’autre, de cette langue propre dont on disait en commençant que Ferré se l’était créée. Cette langue qui relève à la fois du surréalisme, de l’argot commun, du néologisme fréquent, de l’argot personnel, de l’image permanente, du mot détourné, de la périphrase-maison, de la musique constante, de la sensualité, des « correspondances » baudelairiennes et, surtout, d’une perpétuelle invention. Le jeu de mots et le jeu des mots. Souvent, en effet, le mot se conjugue, se « décline », se sépare en ses mille branches dans le même vers : les exemples vont de l’ « épique époque » [8] aux « tyrans tireurs [qui] tireront sur nos rêves » [9], à des séries d’allitérations comme « Pour cet amant passeur qui ne passera plus / Pour la passion des araignées au fond des toiles » [10]. Et l’influence dans le style : « Dans le port fanfarent les cors » [11] où l’on remarquera au passage la rime intérieure, n’est-il pas un vers directement influencé par Apollinaire : « Les coqs s’épuisaient en fanfares » ?
De plus en plus, Ferré mêlera vers classiques et vers libres, poésie et prose, dans des textes toujours plus longs qui – et pas seulement par leur musique – s’assimilent à la symphonie. Le propos et le ton s’amplifient, l’ambition littéraire atteint la démesure. La rime prend des coups de pied mais elle est aussi séduite, par endroits, quand l’auteur le veut. Au mot-rime (« Monsieur mon passé / Laissez-moi passer ») [12], à l’insolence sautillante de la rime (« T’es qu’un’ vamp / Qu’on éteint / Comme un’ lamp’ / Au matin ») [13] répondent liberté de ton, de syntaxe, de construction. Quand tout est osé, tout est accepté parce que tout peut se dire avec les mêmes mots, vêtus de gouaille ou parés du satin syntaxique.
Ce lexique dépoussiéré, il est une forme sous laquelle il convient de l’envisager, celle du raccourci. Ce raccourci qui fait la force de la poésie et le choc des formules : « Une fusée Pershing dans un nid de colombes » [14]. Ce sont des centaines de vers qu’il faudrait ainsi citer, sans nul commentaire, vers que l’auteur a la manière d’amener, soit par l’effet de surprise, soit sur le dos d’une mesure de violon.
Il est quelque chose de plus saisissant : « Les images s’effacent tôt dans le journal que l’on t’apporte / Et les nouvelles te font mal jusqu’à la page des spectacles » [15]. Ce sont des vers de seize pieds, mais ce n’est pas tout. Comment lire un journal sereinement, si l’on y pense ? La poésie creuse un sillon dans ce qu’il nous reste d’honnêteté. L’auteur touche ici au plus juste, vient nous cueillir dans une occupation simple, que nous croyons nôtre parce qu’elle est courante. On trouvait la même chose, dès les années 50, dans Vitrines : « Le sang qui coul’ plein à la une / Et qui se caille aux mots croisés ». C’est un exemple de la constance de Léo Ferré et de sa manière d’écrire puisque, pour un propos identique, la forme a pris un surprenant essor.
On se heurte à la multiplicité des possibilités lorsqu’on essaie de définir la langue de Léo Ferré. Personne ne pourrait tout exprimer de cette dimension que le poète donne à la grammaire, à la syntaxe, au vocabulaire et aux idées. Toute définition est insuffisante. On ne peut que cerner des aspects et des éclairages divers de cette création. Elle chante entre autres la liberté, existentielle pourrait-on dire. Le poète a su abolir le temps (on sent dans son écriture ces moments où se relativise la durée, l’abondante notation en référence à MC², à « l’an dix mille », mais aussi à l’avant-vie) et l’unicité (il s’invente un « double » qu’il nomme Dobrowitch). Et puis, présent partout, l’homme dans son œuvre. La première personne, le « je » est là, sans cesse, depuis ses débuts. De façon avouée ou non, c’est de lui qu’il parle et, loin d’y voir un narcissisme élémentaire, il convient d’y lire le don qui commence à son être même. C’est de ce « je » que part la révolte, laquelle se doit d’être permanente et sans cesse tournée contre elle-même afin de ne jamais s’arrêter, de se réinventer chaque fois. Enfant, au pensionnat, la poésie lui est apparue comme une chose à voler et nécessairement porteuse de révolte.
[9]. Allende.
[15]. La Mort des loups.
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