mardi, 24 juin 2008
Le samouraï
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lundi, 09 juin 2008
Léo Ferré et les philosophes, par Francis Delval
Je remercie Francis Delval de voler à mon secours et de redonner vie à ce lieu que des questions de santé et d’autres travaux m’empêchent en ce moment d’animer – mais ça reviendra.
(Cette note peut être lue comme une suite de la note Léo Ferré lecteur de Sartre. Une troisième note consacrée à Ferré, Stirner et Bakounine verra peut-être le jour, mais le sujet a déjà été traité à plusieurs reprises, en des lieux divers… L’implicite de cette note est aussi le problème de l’abondance des noms propres dans l’œuvre de Léo Ferré).
« car , tout ça, vraiment, l’être, le néant, l’en-soi, le pour-soi... Ta gueule, Philo ! » (in La Queue).
En octobre 1933, Léo Ferré revient à Monaco pour faire sa « classe de philo », le collège de Bordighera n’assurant les cours que jusqu’en première. Il semble s’être tout particulièrement intéressé à la philosophie, au point d’être surnommé « Philo » par ses camarades. Le fait d’avoir eu Armand Lunel comme professeur y fut certainement pour beaucoup, Lunel sur lequel on passe trop vite, voire pas du tout, dans les biographies de Ferré. Passer des « Chers frères » à Lunel est quand même un sacré changement !
Armand Lunel (1892-1977), normalien, agrégé, mais aussi poète et romancier (il fut le premier lauréat du prix Renaudot en 1926 pour son roman Nicolo Peccavi), grand ami de Darius Milhaud pour qui il écrivit quelques livrets, spécialiste de l’histoire et de la langue de la communauté juive du Comtat Venaissin, qui se fit l’ethnologue du pays niçois et fut le dernier locuteur vivant du judéo-provençal, ne put laisser le jeune Ferré indifférent. Lunel n’ayant pas quitté Monaco, qui n’est pas très grand, il est vraisemblable qu’ils se rencontrèrent par la suite...
De l’enseignement de Lunel, Ferré semble avoir particulièrement apprécié les cours de philosophie des sciences. Il y découvrit (bien sûr de façon sommaire, étant donnée la complexité de ces questions) Einstein (« le plus grand des poètes »), la relativité générale, les géométries non- euclidiennes, Lobachevski, Riemann , les espaces courbes…
« Le théorème de Thalès quelle foutaise du moment que je vous dis que tout est courbe Misère » (Benoît Misère, p. 273)… Étant donné le contexte, on attendait le postulat d’Euclide plutôt que le théorème de Thalès !
Le relatif, la parallèle, le courbe, la courbure, etc., feront désormais partie du vocabulaire poétique de Ferré, notamment dans La Mémoire et la mer, par exemple :
Emme C2 EmmeC2
Aime moi donc ta parallèle
Les métaphores reposant sur le courbe et la parallèle sont fort nombreuses, mais elles relèvent de la poésie, jamais de la science. Les mots de la science, des mathématiques deviennent des images récrites au poème.
Notons que le hasard a fait que l’autre grand poète et écrivain anarchiste né à Monaco en 1924, Armand Gatti, heureusement toujours bien vivant et hyperactif, a la même passion que Ferré pour la relativité, les géométries nouvelles, la théorie des quanta, et est à la recherche d’une écriture neuve, d’une écriture quantique, et construit ses pièces de théâtre, poèmes, voire chansons, avec les mots de la science. N’ayant connu que l’école primaire avant de rejoindre le maquis à seize ans, il est , lui, autodidacte.
Ferré et les philosophes... Rentrons dans le vif du sujet. À lire Ferré, on voit bien que pour lui certains philosophes sont des personnages parfois ridicules, de même qu’il y a un ridicule de certaines prétentions de la philosophie dans sa quête de vérité.
Le ton est donné dès la préface de Benoît Misère : « Bossuet vissé à Confucius, siamoisement, Aristote lunettes ouvertes sur la Série Noire, Monsieur Sartre dans un claque avec Bergson à mesurer le poids d’un clitoris tarifé… » Même Sartre, qu’il admire, n’échappe pas aux sarcasmes. Quant à Bergson, dont le public au Collège de France était essentiellement féminin, on l’imagine mal dans la posture où Ferré le met. Nous sommes dans la blague, et on pense à ce que Voltaire disait de Marivaux, qu’« il pesait des œufs de mouche dans des balances de toiles d’araignées »... Les philosophes discutent sur des riens , de Confucius à Sartre (notons que Marx sera un des rares philosophes que Ferré ne critique (presque) jamais…)
Entrons dans l’œuvre de Ferré, où nous rencontrerons Aristote, Kant et Freud. Puis, dans un autre registre, Nietzsche et Bachelard.
a) Aristote.
On trouve dans la brochure de 1969, Mon programme, la reproduction d’une gravure anonyme sur bois du XVIe, reprise en petit format dans Testament phonographe (p. 307). Dans les deux cas, Ferré l’a sous-titrée « Toutes des salopes »... Formule que selon lui répétait un de ses camarades d’études.
On sait que Ferré fut grand amateur de gravures, qu’il admirait Dürer, et on peut penser qu’il a parfaitement identifié le sujet : il s’agit – légende ou fait historique peu importe – d’« Aristote chevauché par la courtisane ». Il sert de monture à Phyllis, marchant à quatre pattes et la portant sur son dos, le mors entre les dents. Phyllis a un fouet dans une main. Il existe au Louvre une gravure sur le même thème, œuvre de Hans Baldung Grien, élève de Dürer. Selon les versions qui ont couru surtout au Moyen-Âge (Le lai d’Aristote était fort répandu), c’est tantôt Hermias, tantôt Alexandre, dont Aristote était le précepteur, qui auraient « prêté » Phyllis à Aristote, à condition qu’il lui serve de monture. D’autres versions disent qu’Aristote voulait montrer à Alexandre le piège dangereux que représentaient les femmes, et qu’il a été pris à son propre stratagème. On trouve souvent cette scène sculptée sur de nombreux porches d’églises et de cathédrales gothiques.
Voilà donc Aristote, initiateur avec Platon de la philosophie occidentale, le philosophe le plus influent du Moyen-Âge, dont les concepts ont façonné le christianisme et l’islam, ici réduit à l’état de bête de somme. Animal à quatre pattes. Un âne. Il est probable que c’est moins Aristote qui intéressait ici Ferré que la possibilité de mettre le sous-titre... En 1969, il a quelques comptes à régler, sur lesquels on ne s’étendra pas.
b) Freud et Kant. Ici associés car il en est question dans le même texte : L’Imaginaire.
Freud : « L’angoisse se parlera avec des paroles nouvelles et venues des magasins surpris, ces magasins PSYCHIAD’HORREUR où s’entassent depuis des lustres le style et la phrase de ces dérivés de l’autrichienne FREUD’SEXY ». Formule pour le moins sibylline. Mais voici la psychanalyse clouée au pilori, et Sigmund Freud curieusement féminisé... À travers cette féminisation insolite, on sent la réticence, voire le refus ferréen des idées freudiennes. Il n’argumente pas, il « féminise » : l’analyse, les rêves, voire l’inconscient, des histoires de « bonnes femmes »... ? Il nous dit quelque part (je n’ai pas retrouvé la source, donc je cite de mémoire) que « l’inconscient a longtemps été confondu avec une maison de tolérance, la Maison Libido ». Et dès la chanson L’Esprit de famille, il épingle le complexe d’Œdipe, nous en avions discuté en ce lieu il y a fort longtemps, à propos de J.-F. Revel qui donnait la chanson de Ferré comme exemple de contresens sur l’Œdipe, alors qu’il s’agit d’une plaisanterie.
Kant : « Les banques échangeront quelques coups d’œil, quelques idées subversives, enfin ! et diront à Emmanuel Kant de se taper une fille au lieu de se masturber, chaque vendredi, au pied du même arbre. Elles lui placeront, s’il le désire, « LA CRITIQUE DE LA RAISON MANDRAGORE »... Quant à la pureté, il pourra toujours aller à son arbre » et déjà, dans un entretien de 1971 (À bout portant) il racontait les vendredis de Kant, avec un regard plus compréhensif : « Il avait besoin d’une communication sexuelle. Et il l’avait trouvée au pied d’un arbre ».
Que penser de cette anecdote ? On a la belle formule « Critique de la raison mandragore »... Quel titre de livre cela ferait ! On retrouve ici l’obsession ferréenne du gibet, du pendu, qui traverse son œuvre de Graine d’ananar à En Angleterre a long time ago, la mandragore, plante aux vertus prétendument aphrodisiaques, était censée naître du sperme des pendus. Machiavel a écrit une comédie fort amusante sur le thème de la séduction par la mandragore.
Qu’en est-il en réalité de cette histoire des vendredis kantiens ? J’ignore où Ferré a trouvé cela, mais rien, à ma connaissance, ne permet d’avérer cette anecdote, ni dans l’œuvre et la pensée de Kant, ni dans les rares textes biographiques. Elle ne figure pas dans le petit livre de Thomas de Quincey, Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, ni dans la seule biographie existant de Kant, écrite par Arsenij Goulyga, en 1981, et traduite du russe en français en 1985 seulement. Quincey a compilé quelques souvenirs d’amis du Kant vieillissant, avec son humour habituel, petit livre très juste dont le cinéaste Philippe Colin a tiré en 1993 un excellent téléfilm produit par Arte. La biographie de Goulyga est très savante et complète. Rappelons que Kant a été élevé dans la religion protestante dans son courant le plus austère, le piétisme, qui prônait notamment l’égalité d’humeur en toute circonstance (on en trouve un bon exposé dans le Wilhem Meister de Goethe). Que dans son ouvrage Métaphysique des mœurs (tome 1, doctrine du droit), il condamne toute sexualité hors mariage, notamment la masturbation, et que Kant n’était pas homme à désobéir à ses propres principes. Cela dit, il ne fut pas insensible au beau sexe et envisagea, étant tombé amoureux, le mariage par deux fois. Mais, écrit-il : « Lorsque je pouvais avoir besoin d’une femme, je ne pouvais en nourrir une. Lorsque je pus en nourrir une, je n’en avais plus besoin ». Il eut même, à l’approche de la soixantaine, des propositions d’une jeune femme mariée de vingt-trois ans, insatisfaite, qui lui écrit : « Nous vous attendrons donc et ma montre sera remontée »… Cette étrange formule vient du livre de Sterne, Tristram Shandy. C’est la formule qu’emploie le père Shandy pour dire à sa femme qu’il est l’heure d’aller accomplir son devoir conjugal du dimanche après-midi. Le livre de Sterne fut en 1760 un best-seller européen, et « remonter sa montre » est devenu une formule courante… Kant, apparemment, ne donna pas suite. Si quelqu’un connaît la source des dires de Ferré, l’information sera la bienvenue.
(Pause : signalons pour le fun les livres de Jean-Baptiste Botul, philosophe créateur du botulisme, dont plusieurs textes ont été publiés aux éditions Mille et une nuits : Nietzsche et le démon de midi, Landru précurseur du féminisme et La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant… En fait, l’œuvre de Botul est un aimable canular, créé par un collectif de six ou sept personnes dont G. Mordillat, Frédéric Pagès, l’oulipien H. Le Tellier et quelques autres...)
c) Nietzsche et Bachelard.
Il y a chez Ferré plusieurs passages (chansons, poèmes, entretiens) où Nietzsche apparaît. Mais de la même façon que pour le poète-philosophe Dante, dont il cite presque toujours les mêmes vers, toutes les occurrences de Nietzsche se rapportent au même épisode : l’effondrement de Turin. Ceci dès la chanson Les Poètes :
Ils marchent dans l’horreur la tête dans les villes
Et savent s’arrêter pour bénir les chevaux
Le nom de Nietzsche n’apparaissant pas, ce n’était pas évident quand, comme moi, on était encore lycéen, de comprendre l’allusion. L’allusion devient claire avec le poème Le Chemin d’enfer, publié en 1969 dans Mon programme :
Ô Nietzsche agrippé naseaux de Turin
Ce fiacre roulant dans le fantastique
Et la Folie te prenant par la main
J’entends dans la rue une hippomusique
Ô Nietzsche l’entends-tu ? C’est du chagrin
Avec le mors au cœur, c’est une clique…
L’allusion se fait plus précise, sans être explicative pour autant. Il suffit dès lors de chercher la source. Belleret voit une énigme dans l’absence de « aux » entre « agrippé » et « naseaux ». Alors que cette absence renforce l’identification de Nietzsche au cheval battu, et qu’en mettant « aux », Ferré aurait dû renoncer au « Ô » vocatif, très rimbaldien. On retrouve ce poème dans les recueils ultérieurs, l’histoire racontée à P. Wiehn en 1971, reprise dans la plupart de ses récitals à partir de 1983.
Rappelons brièvement les faits : Nietzsche, malade, est en 1888 aux portes de la folie. Il réside alors à Turin. Fin 1888, il n’écrit plus guère, improvisant des heures entières au piano. Le 3 janvier 1889, sortant de sa maison, il voit à la station de fiacre (je cite le Dr Podach, auteur d’un excellent petit livre : L’Effondrement de Nietzsche, Gallimard) : « Une vieille rosse éreintée sur laquelle s’acharne un cocher brutal. La pitié l’envahit... Il se jette au cou de la bête martyrisée. Il s’écroule ». À son réveil, Nietzsche se prend à la fois pour Dionysos et pour le Crucifié. Il a sombré dans la folie, il est désormais de l’autre côté et mènera jusqu’à sa mort en 1900 une vie végétative.
Je ne connais pas d’autre évocation de Nietzsche chez Ferré que cet épisode tragique, et qui semble pour lui fortement symbolique, si nous nous référons à la chanson Les Poètes.
Quant à Bachelard, nous voici dans un contexte très différent. Ferré avait très envie de le rencontrer, de le connaître, il avait même pensé l’inviter à Perdrigal ! Ayant une grande estime pour le philosophe et son œuvre, même si nous ignorons ce qu’il en a lu, il lui envoya un exemplaire de Poète.. vos papiers !, dédicacé. Des destinataires de ces envois rituels, Bachelard fut le seul à répondre, réponse amicale et pleine d’humour. La lettre de Bachelard a été reproduite plusieurs fois, par exemple dans le Belleret. Bachelard réapparaît dans L’Opéra du pauvre, curieusement dans la monologue de la baleine bleue : la baleine connaît le philosophe et sait qu’il préfère rater sa leçon de philo que l’allumage de son poêle le matin. Ici encore, Ferré met en avant l’anecdote, le lieu commun, alors qu’il avait sûrement bien d’autres choses à dire sur Bachelard. On comprend mal que Ferré n’ait pas cherché à le voir. Ferré était-il un timide, bien qu’extraverti ? Bachelard, qui se disait l’ami de tous les vagabonds, qui discutait avec les clochards... Il était d’un abord facile, mais sans doute le Bachelard philosophe, le scientifique, l’impressionnait-il. Bachelard le « liseur » insatiable, vivant au milieu de piles de livres entassés à la diable, l’érudit... Notons que Ferré semble avoir pris la fille de Bachelard, Suzanne, philosophe des sciences, pour la sœur de Gaston... Une rencontre manquée...
Ainsi, Sartre mis à part, qu’il a lu en grande partie, ainsi que Marx, Stirner, Bakounine, Kropotkine, il semblerait que Ferré ait eu une connaissance impressionniste de la philosophie, et qu’il se focalise volontiers sur des détails ou des anecdotes. Mais nous ne savons pas tout sur ses lectures.
Peut-on parler comme on l’a fait de « textes philosophiques » pour certains textes en prose ? Est-ce légitime, est-ce un abus de langage, les extraits du Traité de morale anarchiste que nous connaissons sont trop elliptiques pour porter un jugement. Ses textes dits « théoriques » demeurent d’abord de grands textes de prose poétique, et c’est bien comme cela.
Ferré-Philo, Ferré et la philosophie, il y aurait presque matière à faire un livre.
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