jeudi, 12 mars 2009
Fermeture
Le 10 novembre 2006, j’ai créé ce lieu pour tenter de parler sérieusement de Léo Ferré sur la Toile. Quelques « invités du taulier », que je remercie encore, m’ont aidé à le faire vivre, mais je n’ai pu obtenir de textes de différentes personnes, sollicitées à plusieurs reprises afin de renouveler les plumes et les points de vue. Aujourd’hui, cela prend fin. Je ne peux continuer seul la tenue d’un blog à la fois spécialisé et encyclopédique qui, certaines conversations l’ont montré, ne satisfait réellement personne. J’aurai au moins essayé. Il se trouve que, paradoxalement, mon activité sur la Toile attire encore moins de lecteurs que mes publications en librairie, lesquelles n’en retiennent pourtant pas beaucoup. La moyenne des visites journalières n’a jamais atteint la centaine. Il est donc indiqué de fermer la porte : ce petit cabaret aura vécu le temps d’imaginer qu’il pouvait vivre et de me forcer à y croire. Il y aura certainement de nouvelles aventures sur internet, elles seront vécues par d’autres.
Je me suis efforcé d’écrire les articles dans une langue accessible, simple, et cependant rédigée le moins mal possible. Cela n’a certes pas été toujours réussi. Je suis venu lire les commentaires et y répondre, chaque jour, au moins cinquante fois, certainement davantage, parfois. J’ai en effet toujours imaginé que c’était mon rôle, afin que ce soit un lieu et non un simple blog. C’est pourquoi j’ai créé cette imagerie devenue, je pense, familière aux lecteurs, de « taulier », d’« invités du taulier », de « prix des consommations », de « cabaret ». Afin qu’un petit univers se dessine, non pour le folklore mais pour aboutir à un contexte un brin original qui, naturellement, n’efface pas le propos initial. J’espère n’avoir pas été trop indigne.
Je laisse en ligne, je n’ose pas écrire un corpus, ce serait prétentieux – disons une petite « bibliothèque » de deux-cents notes, parfois suivies de discussions. Bien entendu, l’arrêt du blog suppose pour la première fois – mais autrement, cela n’aurait aucun sens car tout continuerait – la fermeture des commentaires, ce qui est fait désormais.
Amicalement.
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mercredi, 11 mars 2009
Un point non éclairci
En dépit des nombreux ouvrages publiés qui nous disent Ferré et son œuvre, il demeure encore un point obscur à l’endroit où la biographie rejoint l’œuvre, plus exactement : où les circonstances rejoignent le littéraire.
Ainsi, on ne sait pas comment il a été amené à rédiger sa préface aux Poèmes saturniens de Verlaine pour Le Livre de Poche [1]. Était-ce une commande ? Vraisemblablement, mais en quelle occasion la Librairie générale française (Hachette) lui confia-t-elle ce travail ? Ses enregistrements de Verlaine et Rimbaud seront réalisés trois ans plus tard. Les quelques traces de mise en musique de Verlaine, antérieures à cette date, ne devaient pas avoir eu un immense écho. Alors ? Parce que 1961 fut sa grande année ? Ou autre chose ?
L’époque était à la critique « au sentiment », fortement empreinte de sensibilité subjective. De nombreuses introductions, dans le catalogue du Livre de Poche d’alors, doivent pouvoir en témoigner. Cette critique moins érudite qu’émotionnelle, qui autorise à conclure sur une phrase comme « … où l’anneau des fiançailles tourne la tête à Saturne », qui permet au préfacier de trahir avec talent, avec style, le poète présenté, en disant justement le préfacier plus que l’auteur lui-même – Léo Ferré ira plus loin encore avec son introduction à Caussimon chez Seghers – cette critique dans l’air du temps d’avant 1968, dans la manière de « la vieille Sorbonne », cette critique, enfin, n’était pas l’apanage de Léo Ferré. Elle est celle, par exemple, de Marie-Jeanne Durry présentant Laforgue ou, pour se cantonner au Livre de Poche et à Verlaine, de Blondin présentant La Bonne chanson suivi de Romances sans paroles et de Sagesse, quand il nous parle de « ces emmurés dans leur colère ou leur jubilation béate [qui] sont peut-être pleins de chansons qui n’ont pas fui ».
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[1]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, Le Livre de Poche classique, n° 747, 1961.
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mardi, 10 mars 2009
Du public et de l’âge
Depuis ses débuts, Léo Ferré a pu compter – dans la mesure où l’on a pu s’intéresser sérieusement à cet aspect des choses – sur le public lettré, les « intellectuels » comme on dit, dont un bon nombre de bourgeois, petits ou grands, pas mal de professeurs et des artistes. Cette audience fut la sienne, avec une tranche d’âge s’étendant du lycéen de second cycle à la personne « encore jeune » – comprendre : un peu âgée – en passant par l’étudiant. La carrière de l’artiste s’étendant sur près d’un demi-siècle, il est bien évident que le lycéen de second cycle et l’étudiant du départ eurent tout loisir de devenir des personnes « encore jeunes ».
L’afflux de la population estudiantine qu’on n’a pu manquer de remarquer en 1968 et dans les années qui suivirent ne constituait pas une nouveauté, ce public ayant toujours été là. On a beaucoup glosé là-dessus, mais ce fut l’augmentation considérable du nombre d’étudiants dans les salles où se produisait Ferré qui donna l’impression d’un nouveau public, alors que ce public était ancien et ne remplaçait pas le précédent. Il le masquait par le nombre, uniquement. La preuve en est que, dans les tout-derniers spectacles de 1990, 1991 et 1992, hommes et femmes plus vraiment jeunes étaient encore là, en même temps que ceux qui auraient pu être leurs enfants, voire leurs petits-enfants. En 1990, au TLP-Déjazet, j’ai trente-huit ans, il y a autour de moi des sexagénaires qui pourraient être mes parents, il y a près de moi mes filles, alors âgées de neuf et six ans (l’aînée assistait déjà au spectacle d’inauguration, en février 1986). Il y a évidemment de nombreux spectateurs se situant entre vingt et trente ans. On peut déduire de ces considérations que, dans l’ensemble, le public du début était encore là à la fin, renouvelé deux fois au moins, dans l’intervalle, mais toujours présent.
Si l’âge du public connut ainsi une forme de permanence, son origine sociologique varia tout aussi peu : spectateurs cultivés, « intellos », bourgeois. La part de population ouvrière ou d’employés est toujours restée relativement faible, mais il est plus difficile de savoir pourquoi. Le prix des places, modéré par rapport à ceux pratiqués par d’autres chanteurs, ne doit pas, je pense, être en cause : le facteur économique n’explique pas toujours tout. S’agissant des étudiants, je me demande si, réellement, les littéraires au sens très large (littérature stricto sensu, philosophie, linguistique, histoire, droit, sociologie…) étaient plus nombreux que les scientifiques (mathématiques, physique, chimie, odontologie, pharmacie, médecine…) Je n’en suis pas certain mais ne dispose naturellement d’aucune donnée statistique.
Si j’insiste aujourd’hui sur ce point qui ne me paraît pas secondaire, c’est parce que cette compréhension de facteurs socioculturels peut permettre d’aider à répondre à la question que, régulièrement, je pose, y compris ici-même : Ferré, qu’est-ce que c’est ?, avant de me risquer à dire : un OVNI artistique. Il n’y a pas d’artiste sans audience, ou bien si : c’est alors un auteur qui range sa production dans un tiroir, c’est tout. Comme ses pairs, Léo Ferré a un public. Il a mis longtemps à le constituer mais l’a conservé. Il n’est pas inutile de s’y intéresser.
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vendredi, 06 mars 2009
Dans la nuit de Bobigny
Il faut bien, avant de clore, raconter tout de même comment le jeune homme dont, de loin en loin, nous avons ici suivi quelques aventures, a fini par rencontrer, oh, fort brièvement, Léo Ferré.
Le jeune homme a fini par grandir et même commencer à vieillir, il a deux jeunes enfants. Et voilà qu’à trente-deux ans, un jour de 1984, lui prend l’envie – le désir, l’insolence, la folie, l’illusion, le délire, l’extravagance – d’écrire un livre consacré à Léo Ferré. Lui qui se pique de savoir aligner deux ou trois mots de temps en temps mais n’a jamais rien publié, conçoit, avec toute la candeur du monde, un livre dont il a instantanément le projet en tête, qu’il intitulera tout bonnement Léo Ferré, la mémoire et le temps (rien que ça), auquel il envisage d’adjoindre un catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste, en deuxième partie. Après un an de travail, il abandonnera l’idée de ce second volet, effrayé par son aspect tentaculaire, et se cantonnera au texte lui-même, longtemps encore.
Il commence à écrire quelques fragments, à fondre des notes. Il y a des choses qu’il trouve tout de suite, d’autres dont la formulation est plus capricieuse à naître. Un jour, butant sur une question de documentation qu’il ne possède pas, il écrit à telle personne qui a déjà commis un ouvrage sur le sujet. Ignorant son adresse, il lui adresse sa demande aux bons soins de la revue La Rue, à laquelle elle a participé encore récemment. L’adresse de la revue La Rue, c’est, on, s’en doute, celle de l’un des responsables. Quelque temps après, il reçoit les photocopies demandées. C’est un temps sans internet. La lettre avait réussi à atteindre la personne en question, alors que l’adresse utilisée n’était plus bonne, mais le courrier avait heureusement suivi et été retransmis. Un peu plus tard, il envoie une deuxième lettre dans laquelle il raconte son projet et reçoit en retour un appel téléphonique. L’histoire est amusante : sa lettre manuscrite a suffisamment convaincu la personne destinataire (graphisme qu’elle jugea élégant, aucune faute d’orthographe) pour la décider à téléphoner et là, la voix du jeune homme grandi fut encore suffisamment convaincante pour aboutir à un rendez-vous. Les choses sont parfois curieuses.
De fil en aiguille, la personne lui dit qu’elle va lui faire rencontrer Léo Ferré qui, justement, doit venir chanter bientôt en région parisienne. Le temps passe et voici que l’artiste est annoncé à Bobigny, où il chantera sous chapiteau le 9 mai 1986. À cette seule idée, le jeune homme grandi est aussi à l’aise qu’un pianiste dont un bourreau menacerait d’écraser les doigts. Las, la faucheuse ayant cru bon d’emporter une connaissance de la personne devant servir d’intermédiaire, celle-ci doit partir pour Lyon justement à ce moment-là ; voilà qu’il est maintenant seul à devoir aller trouver le poète pour lui parler d’un ouvrage qu’il entend signer à son propos, rien que ça. Il est trop tard pour reculer.
Le soir venu, ayant laissé son épouse d’alors et ses deux fillettes à la maison, il arrive à Bobigny déjà anxieux, finit par trouver le chapiteau, gare sa Peugeot non loin et assiste au spectacle. C’est le plus facile de l’histoire et pourtant, de l’instant où Ferré entre en scène avec Ta parole jusqu’à la fin du récital, il n’entend pratiquement rien et, pourquoi ne pas le dire, crève littéralement de trouille.
Et voilà, le spectacle est terminé. Et maintenant ? Il prend sur lui, s’approche de ce qui tient lieu de coulisses : un cordon barrant l’accès à l’extérieur du chapiteau. Avec l’assurance d’un parachutiste ayant oublié son parachute, il demande qu’on remette sa carte à Marie Ferré, une carte sur laquelle il a écrit deux lignes où il se recommande de l’intermédiaire absent. On lui demande d’attendre, puis on revient mais comme il y a du monde, on est occupé, on se souvient mal de qui a remis une carte et l’on cherche… une dame. Il doit alors assurer (et convaincre) que la dame, c’est lui, ce qui est difficile mais il y parvient. Il passe donc en « coulisses » et se dirige vers Mme Ferré.
C’est ainsi que le jeune homme grandi se retrouve pour la première fois, dans la nuit, en plein air, derrière un chapiteau, à parler à Marie qui, il le sait aujourd’hui, est d’un abord facile et plein de compréhension et de gentillesse, mais enfin, il est ce soir-là aussi détendu qu’un pilote de voiture de course dont trois pneus sur quatre ont crevé juste avant un grand virage.
Le moment plaisant ne fait que commencer. L’artiste est dans sa loge – laquelle, puisqu’il ne s’agit pas d’un théâtre, est constituée d’une baraque de chantier un peu améliorée – et reçoit son public. Eh bien, il n’y a plus qu’à aller le voir et lui parler, c’est tout. La belle affaire ! Le jeune homme grandi est annoncé, il n’a rien à craindre, la personne intermédiaire a bien pris soin de prévenir Marie et Léo Ferré. Marie lui a dit : « Allez-y ». Tout est si simple.
Alors commence l’enfer. D’abord, l’angoisse n’a cessé de grandir depuis le début de la soirée. Ensuite, l’énervement, souvent, donne envie de faire pipi (eh oui, pourquoi le cacher ?), ce qui ne serait rien s’il y avait des toilettes ; seulement, il n’y en a pas. Enfin, le jeune homme grandi, à ce moment-là, n’a pas encore arrêté de fumer et, bien évidemment, il ne lui restait en tout et pour tout qu’une cigarette immédiatement fumée ; à présent, il n’a plus rien qu’une envie de… et une peur monumentale.
Alors, il attend. Il ne sait pas quoi. Il voudrait partir, se sauver au bout du monde mais ce n’est pas possible, il ne peut plus. Il attend que les admirateurs soient passés, les uns après les autres, il attend que le temps s’arrête, il attend de se dissoudre immédiatement, de rentrer sous terre, d’aller se cacher au fond de son lit pour ne plus voir l’étendue de sa folie et du désastre qu’il est en train de vivre. Il attend.
Soudain, quelqu’un, un régisseur sans doute, paraît à la porte de la loge de fortune. Le jeune homme grandi entend : « Il n’y a plus personne ? » L’homme a déjà la main sur la porte qu’il s’apprête à fermer. Il faut y aller. « Si, moi ». Il fonce, la mort dans l’âme, monte les deux ou trois degrés du marchepied, entre. L’artiste est là. Mon Dieu, ne plus rien dire, mourir sur place. Mais ce n’est pas possible. Il parvient à parler : « Bonsoir. Vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Jacques Layani et je viens vous voir de la part de… »
Le jeune homme grandi est bien incapable de dire aujourd’hui quels mots ont suivi. C’est la première fois qu’il reçoit, face à face, le regard de Léo Ferré. Le croira qui voudra, ce regard châtain clair est quasi insoutenable d’intelligence. Il a l’impression d’être fouillé par une tête chercheuse et il n’y a là, même longtemps après, aucune exagération. L’entretien durera deux ou trois minutes – dix siècles – et aucun de ceux qui suivront, durant quelques années, ne durera beaucoup plus. Au total, les rencontres du jeune homme grandi avec l’artiste représenteront moins de deux heures. Certes, elles seront inoubliables.
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jeudi, 05 mars 2009
Évocation ou Une histoire avec des si
Je me suis toujours demandé et j’y pense encore, si, nous qui aimons aujourd’hui l’œuvre de Léo Ferré, nous aurions su reconnaître ce monsieur au piano, si nous avions été ce public de cabaret de la fin des années 40. C’est une question que j’avais déjà posée dans mon premier livre dont j’avais entamé la rédaction en 1984 et qui parut en 1987. Je continue de me la poser. Je ne parle pas du monsieur déjà un peu connu en 1953 lorsque Catherine Sauvage fait triompher Paris-Canaille, ni de celui qui obtient un engagement en vedette à l’Olympia en 1955. Non, j’évoque vraiment l’homme seul au piano en 1946 et après, qui chante de la boîte à champagne qu’est le Bœuf sur le toit au sous-sol de l’hôtel Saint-Thomas d’Aquin, rue du Pré-aux-Clercs, puis traverse la rue Jacob pour aller, à vingt mètres de là, s’asseoir au piano des Assassins. Cet homme seul, sans agent artistique, sans maison de disques, sans épouse. Je demande : aurions-nous su le reconnaître si, dans la nuit parisienne, nos pas nous avaient portés vers tel ou tel cabaret, dans les premières années de l’après-guerre, avec, à notre bras, une dame à qui nous aurions peut-être imaginé faire un des enfants de ce qui allait s’appeler le baby-boom ? Vraiment, aurions-nous su ? Aurions-nous seulement écouté attentivement ce qu’il chantait ou bien nous serions-nous contentés de complimenter Mme Jordan sur l’excellence de sa cuisine ?
Honnêtement, je me garderai bien de répondre. Et plus le temps passe, plus je me dis que, si Léo Ferré a mis quinze ans avant de triompher en 1961 qui fut pour lui une de ses années de gloire avec trois récitals parisiens (janvier, mars et novembre) dont le dernier le consacra définitivement, ce n’est pas forcément inexplicable. Son succès n’avait vraiment rien d’évident et je m’abstiens de jeter la pierre au public du moment. Je pense qu’on ne pouvait pas, socio-culturellement et artistiquement, le recevoir immédiatement. Il me semble bien que ce n’était pas possible.
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mercredi, 04 mars 2009
Information
Dans quelque temps, je fermerai ce lieu. La date n’est pas encore fixée, mais l’échéance est définie : la deux-centième note s’intitulera Fermeture. Elle est d’ailleurs écrite depuis plusieurs semaines. Je dis cela aujourd’hui pour ne pas prendre les lecteurs par surprise car fermer le blog signifie qu’il ne sera plus possible d’écrire des commentaires (sans quoi, évidemment, fermer n’aurait plus de sens). Je pense que cet arrêt est rendu nécessaire par mon essoufflement et l’impossibilité dans laquelle je me trouve d’être davantage épaulé. Il faut être lucide : mes derniers articles ne sont pas très bons, il n’est donc pas indispensable de continuer. Poursuivre une activité quand elle ne satisfait plus grand-monde relève de l’idéologie jusqu’au-boutiste ou du journalisme pur et simple (je dois écrire un billet aujourd’hui, qu’est-ce que je vais pouvoir dire ?), dans lesquels je ne veux pas tomber. Ce carnet aura été tenu durant deux ans et demi environ. Pour le moment, je continue.
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lundi, 02 mars 2009
L’homosexualité sous le regard de Ferré
On connaît La Tante, texte publié dans Poète… vos papiers ! Il n’est pas indispensable d’en citer des extraits car on regrette ce poème, si révélateur de ce qui se disait de l’homosexualité dans les années 50. On le regrette parce qu’il ne témoigne pas d’une attitude très originale ni très ouverte. On aurait pu s’attendre à davantage de compréhension de la part d’un homme plutôt peu conformiste. L’air du temps, toujours, et l’éducation, certainement, ainsi qu’une question, sans doute, de génération. En résumé, un mélange socioculturel qui désapprouve et moque férocement l’homosexualité. Il paraîtrait que, dans les premières années 70, au moment où il travaille beaucoup, publie de nombreux disques, fait paraître Benoît Misère et réédite Poète… vos papiers !, Léo Ferré ait eu des velléités de mise en musique de cette pièce. Frot l’en aurait dissuadé et Paul Castanier aurait plaisanté : « Quand est-ce que tu fais une chanson contre les aveugles ? »
J’ignore si cette information est rigoureusement exacte. J’observe qu’au contraire, le sentiment de Léo Ferré sur la question a, au même moment, évolué radicalement. Il a pris conscience qu’il existe plusieurs formes de sexualité au monde et cesse de se moquer des homosexuels, n’utilise plus de terme péjoratif et les considère plus sereinement.
C’est en tout cas ce qui ressort de cet entretien qu’il eut avec Sergio Laguna pour les besoins de son livre, publié en 1974 [1]. Je précise qu’évidemment, les propos de l’artiste furent tenus en français, traduits ensuite en espagnol par Laguna en vue d’une publication dans son pays, et retraduits en langue française par mes soins (en 1987, j’avais lu ce livre et, afin de mieux comprendre son contenu, fait pour mon usage personnel une traduction de premier jet, manuscrite). Naturellement, cela est périlleux et l’on risque de tomber dans tous les pièges de la double traduction mais il n’existe pas, à ma connaissance, d’autre déclaration de Ferré sur ce sujet – en tout cas, entre ces deux dates – et il serait dommage de ne pas prendre en compte ce changement d’attitude.
Laguna propose, dans son ouvrage, une présentation de Ferré pour le public espagnol, quelques traductions très littérales qui ne pourraient pas être chantées sur la musique initiale, et un entretien d’où j’extrais ce qui suit. Les deux hommes parlent des femmes et Laguna écrit : « Ferré a continué un bon moment. Puis, insensiblement, la conversation a glissé vers le thème de l’homosexualité ». Ferré déclare :
« C’est un problème intéressant et, de plus, actuel, qui fait rire stupidement les imbéciles. Je pense qu’il y a diverses sortes d’homosexuels, mais je parle des vrais comme, par exemple, les gamins qui se sentent davantage femmes, plutôt qu’hommes. Moi, j’ai pour cela un très grand respect, bien que je ne connaisse pas leurs réactions, puisqu’il s’agit d’un monde qui n’est pas le mien, vous comprenez ? C’est un problème grave que personne ne peut comprendre, sinon eux-mêmes. En tout cas, la répression est absolument injuste. Heureusement, il me semble qu’il y a une espèce de progrès en matière de répression, au moins dans quelques pays ».
Laguna ne demande pas à Léo Ferré de poursuivre (il ne le fait pas davantage pour les autres sujets abordés) et l’on n’en saura pas plus. On voit que l’artiste, s’il se cantonne à quelques généralités généreuses – mais en 1974, seuls les intéressés allaient plus loin, comme, dans ces années, lors de la création du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) – a bien modifié son discours. Il est tout de même assez remarquable de constater cette nouvelle position, ce revirement plutôt heureux. Sont-ils le fruit d’une discussion ayant suivi la fameuse mise au point faite par Frot et Castanier ou bien s’agit-il d’une évolution personnelle, due au fait qu’il aurait accepté de réfléchir plutôt que de railler ?
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[1]. Sergio Laguna, Léo Ferré, collection « Los juglares », n° 10, Madrid, éditions Jucar, 1974.
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jeudi, 26 février 2009
Pendant la Seconde Guerre mondiale
1939
Fin de l’année scolaire
Ferré obtient le diplôme de l’École libre des sciences politiques. Son père le fait entrer chez un avocat, qu’il connaît par personne interposée. Ferré l’assiste et gagne un peu d’argent.
Septembre
Son sursis terminé, il est mobilisé avec Maurice Angeli à Montpellier. Angeli est versé dans l’infanterie, lui, dans l’artillerie. Il demande à être lui-même affecté dans l’infanterie, pour rester avec son camarade. Pour l’officier, cette demande est remarquable car l’infanterie est une arme très dure, à cause des marches et du sac de dix-huit kilos. Il rentre chez lui le vendredi soir par le train, et revient le dimanche. Il est ensuite transféré à Sète, caserne Vauban.
1940
De janvier à mai
Il est nommé à l’école d’officiers de réserve (EOR) de Saint-Maixent-l’École.
Mai
Le lundi 20, il en sort aspirant. Un regroupement a lieu ensuite à Saintes, puis un transfert au fort de Sainte-Foy-lès-Lyon.
Juin
Le samedi 8, nommé à la tête d’une section de tirailleurs algériens, il part pour l’exode vers le Sud, à la tête de quarante hommes et de huit chevaux, qu’il doit conduire à Albi. Chargé de contrôler le passage sur la route, il arrête une voiture transportant l’amiral Darlan, à qui il demande ses papiers. L’armistice est prononcé et il doit se replier.
Juillet
Il est démobilisé à Albi et touche une prime de huit cents anciens francs.
Août
Ce mois-là, il rencontre Odette, Hélène, Germaine, Louise Schunck, née à Paris le lundi 1er mars 1920, en fuite avec ses parents, Jo et Fernande, à Castres. Le père d’Odette est l’administrateur du théâtre parisien de l’Étoile. De Monaco où il est rentré lors de sa démobilisation, il gagne Castres à bicyclette, pour revoir Odette. À Montpellier, Trenet chante. À la fin du spectacle, il lui présente quelques unes de ses créations. Trenet apprécie les chansons, mais pas son interprétation et le dissuade de chanter lui-même.
Octobre
Le mardi 29, la sœur de Léo Ferré, Lucienne, dentiste, épouse Joseph Bergeron, pharmacien. L’abbé Trouguet les marie à 11 h, puis une messe est dite par le révérend-père Laurens. Ils vont s’installer à Varennes-sur-Allier. Ils auront trois enfants : Michel, Jacques et Marie-José. Léo Ferré compose pour le mariage un Ave Maria pour orgue et violoncelle, joué à l’église Saint-Charles de Monaco, chanté par Mme Orsoni. Il est aussi le compositeur de deux autres œuvres religieuses, dont un Agnus Dei qu’on ne découvrira qu’en 2000 et un Benedictus qu’on ne découvrira qu’en 2004. L’Éclaireur de Nice consacre un article au mariage dans son édition du mercredi 30 et félicite le compositeur. Ferré s’inscrit à Nice en troisième année de droit. Il ne parvient pas à obtenir son troisième certificat. Il n’aura jamais de licence complète.
Dans l’année
À l’Hôtel de Russie, près le Casino, Ferré chante, sur sa musique, les textes de la fille du propriétaire, Germaine Neumann (ou Médecin, selon les sources), dite Claude Henry (née en 1902).
1941
Février
Le mercredi 26, il se produit en public, en soirée, dans un spectacle de variétés comprenant douze numéros, spectacle présenté par le studio de Monaco au théâtre des Beaux-Arts. Il chante en dixième position, sous le nom de Forlane, des textes de Claude Henry qu’il cosigne parfois, sur des musiques de sa composition. On ne dispose, pour ces chansons, que des bulletins de déclaration à la Sacem. Les titres sont : Un chant d’amour, Jouez-moi du Bach, Le Vieux cahier, Le Temps des valses, Je fais parfois un rêve fou, Près de toi, Prétexte, Souvenir. Au même programme, un ensemble de jazz dans lequel joue le guitariste Barthélémy (dit Emmy, dit Mimi) Rosso, qui devient son ami. Pendant l’Occupation, secrétaire général du comité de l’hôtellerie, il distribue des bons d’approvisionnement aux hôteliers et restaurateurs de Monaco, travail de bureau trouvé pour lui par son père.
1942
Toujours durant l’Occupation, il cache parfois des juifs, ce qu’on apprendra par Maurice Angeli, longtemps plus tard, en 2003. Il découvre l’œuvre de Sartre.
1943
Mars
Le samedi 27, il écrit La Rengaine d’amour.
Octobre
Le samedi 2 à 10 h 30, Léo Ferré épouse Odette Schunck à la mairie d’Issy-les-Moulineaux où elle habite chez ses parents, 15, avenue Jean-Jaurès. Le Petit Niçois consacre un écho à ce mariage. Ils vont vivre à Beausoleil, au lieu-dit Grima, dans une ferme, avec quarante-cinq oliviers et des bêtes : une mule, un mouton et trois vaches. Il a son premier chien, un berger allemand nommé Arkel. Il mène une vie de fermier, vend le lait de ses vaches. Puis Ferré est engagé à Radio Monte-Carlo où il est speaker, aide-régisseur, bruiteur, pianiste… Il annonce quelquefois la météo marine. À Nice, il prend des leçons de composition auprès de Leonid Sabaniev (1881-1968), ancien élève de Scriabine. Il écrit ses premières chansons : sur des paroles de René Baer, juif réfugié à Monaco (né en 1887), il compose Le Banco du diable, La Mauvaise étoile et Oubli. Il ne les enregistrera pas. Sur ses propres textes, L’Histoire de l’amour, Petite vertu… Il ne les enregistrera pas.
Dans l’année
Au théâtre, il voit Jean-Roger Caussimon jouer Volpone, avec Dullin.
1944
C’est entre 1944 et 1947 qu’il faut situer, sans autre précision actuellement possible, les enregistrements sur disques « pyral » de trois chansons, Suzon, Ils broyaient du noir et L’Opéra du ciel, qu’on ne découvrira, chantées, qu’en 1998. Encore connaissait-on le texte de L’Opéra du ciel. Les deux autres chansons étaient totalement inconnues.
Toussaint
Il remonte avec Odette vers Paris. En chemin, ils s’arrêtent quelques jours à Lyon, où Ferré compose Les Amants de Lyon, qui deviendront plus tard Les Amants de Paris.
1945
Avril
À compter du dimanche 1er, Joseph Ferré est nommé directeur du personnel.
Juillet
Le vendredi 13, Ferré écrit Le Temps des roses rouges.
Août
Le vendredi 3, il écrit La Relève, qui deviendra On change à la Bastille. Le jeudi 23, il écrit L’Inconnue de Londres. Le jeudi 30, il écrit La Vénus du carrefour.
Septembre
Mardi 4, il écrit Le Carrousel du temps perdu.
À la fin de l’année
Il chante L’Esprit de famille à Francis Claude (né en 1905) à Monaco. Il l’a connu à la radio. Il rencontre Édith Piaf, venue chanter dans la Principauté et lui fait entendre des chansons. Elle lui conseille de se rendre à Paris. Il rend compte du tour de chant de Piaf dans L’Éclaireur de Nice.
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mardi, 24 février 2009
Reconstitution
1887
Décembre
Le samedi 10, a lieu la naissance de Joseph, Bénézel, Marius Ferré, à Nice. Il est le fils de Charles, Joseph Ferré, lui-même né à Nice en 1853, cocher de fiacre et maréchal-ferrant à Nice, marié à Apollonie, Irma Poucel (ou Poussel, selon les sources), vendéenne, née le vendredi 20 mars 1857 en Provence, à Charleval, coiffeuse.
1889
Octobre
Naissance, le jeudi 24, de Marie, Charlotte Scotto, à Monaco. Elle est la fille de Mathieu Scotto et d’Antoinette. Ils ont aussi un fils (qui deviendra Stradi dans le roman Benoît Misère, publié en 1970).
1900
Novembre
À un peu moins de treize ans, Joseph Ferré perd son père, mort jeune, le vendredi 23.
1908
Mai
Le vendredi 1er, Joseph Ferré entre au casino de Monte-Carlo. Il commence sa carrière comme conducteur des travaux au service de l’architecture, à raison de cent soixante-quinze francs par mois. C’est un homme très pieux, qui préside la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul.
1912
Janvier
Joseph Ferré est détaché au secrétariat général des services extérieurs, puis secrétaire au même endroit.
Juin
Joseph et Marie se marient le samedi 8. Charlotte Ferré est couturière. Elle fabrique des robes à partir de patrons que lui donne une amie, première main chez Patou.
1913
Mai
Le jeudi 1er, Joseph Ferré est augmenté : deux cents francs par mois.
Décembre
Leur fille, Lucienne Ferré, naît.
1914
Mai
Le vendredi 1er, Joseph Ferré est augmenté : deux cent cinquante francs par mois.
1915
A la fin de l’année, Mme Ferré est enceinte.
Chronologie vérifiée d’après de récentes recherches de Patrick Dalmasso.
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jeudi, 19 février 2009
Question d’oreille
Il arrive – du moins il arrivait, lorsque les électrophones, même stéréophoniques, n’avaient pas encore été remplacés par les chaînes haute-fidélité – qu’on entende autre chose que ce qui était enregistré dans un disque. Il faut aussi prendre en compte, naturellement, la qualité de la prise de son, du pressage. Et bien sûr, la forme générale de l’interprète le jour de l’enregistrement, sa voix du moment.
Je prendrai comme exemple la chanson Quand je fumerai autre chose que des celtiques, entendue en scène longtemps avant l’enregistrement, puisqu’une première version désignait sans équivoque Popaul : « Avec à son piano mon hibou sérénade / Qui n’y voit que la nuit pour mieux m’accompagner », final qui sera modifié, « à son piano » devenant « dans mes paquets » et « Qui n’y voit que la nuit pour mieux m’accompagner » perdant de fait toute son évidence (la cécité et l’accompagnement musical). D’ailleurs, en scène, Léo Ferré montrait Popaul de la main. Le vers de clausule disait : « Alors nous fumerons nos dernières celtiques » ; il est devenu : « Alors nous tirerons nos dernières cartouches », avec un jeu de mots à propos de « cartouches », évidemment.
Mais le sujet de cet article est plus précisément ce qu’on peut entendre la première fois qu’on écoute un disque, et qui restera toujours dans notre esprit. On a beau avoir appris, dans l’intervalle, que c’était autre chose, l’accoutumance auditive et l’empreinte des premières fois demeurent. Il faut alors se défendre d’entendre ce qu’on entendait, c’est souvent impossible.
Ainsi, « Et marchait seul devant le poing dans l’utopique » est un vers que j’ai, au début, entendu ainsi : « Et marchait seul levant le poing dans l’utopique », ce qui avait aussi un sens parfaitement compréhensible. De même, « Moi je suis con ma foi mes fleurs noires à la face » pouvait s’entendre « Moi je suis con ma foi mais fleurs noires à la face », qui se comprenait aussi très bien.
Autre exemple, celui d’Il n’y a plus rien, où l’on entend : « Lâche ces notions, si ce sont des notions ». J’entendais – je n’étais pas le seul, mes camarades aussi, nous en avions parlé au temps du lycée : « Lâche ces notions, ce sont des notions », ce qui n’est certainement pas la même chose.
Enfin, dans Tu ne dis jamais rien, au lieu de : « Ma machine à écrire a un complet tout neuf », j’entendais : « Ma machine à écrire a un pourpoint tout neuf », ce qui ne changeait rien au sens, cette fois.
En ce qui concerne La the nana, toutefois, j’ai toujours entendu correctement : « Tu joues complet dans ton cinoche », quand un autre soutenait que la chanson disait : « Tu joues complet pour ton cinoche ». J’étais ennuyé car je ne parvenais pas à le convaincre que le sens, dans son hypothèse, n’était pas évident et qu’en l’occurrence, il n’y avait pas de difficulté d’audition particulière, moins encore d’interprétation.
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lundi, 16 février 2009
Le vocabulaire religieux
L’objet de cette note n’est évidemment pas de tirer Léo Ferré vers l’Église ni d’en faire un croyant malgré lui, ainsi que le fit l’abbé Henry Bertrand en 1961, dans le premier livre (un opuscule, plutôt) qui fut consacré à l’artiste. Le sous-titre de son Léo Ferré était « Le cœur mangé par la cervelle », jésuitisme classique qui consiste (c’est une spécialité de notre civilisation judéo-chrétienne) à opposer ce qui est en réalité parfaitement complémentaire. Comme s’il était impossible d’être touché, ému, généreux, et de se servir de son cerveau en même temps. L’opposition crée ipso facto des interdits.
Il s’agit ici, bien plutôt, de tenter de montrer combien l’éducation chrétienne, fort stricte, qui fut celle des enfants Ferré, Lucienne et Léo, sous l’égide d’un père très pieux et autoritaire, a pu demeurer en l’homme mûr et se retrouver, de différentes manières, dans l’œuvre. Il n’est donc évidemment pas question de chercher des poux dans quelque tête que ce soit, mais d’examiner des textes que leur auteur lui-même a voulu rendre publics et qui, à ce titre, peuvent être commentés.
La messe est alors dite en latin par un prêtre qui officie tourné vers l’autel, dos à l’assemblée. On se tient, selon les temps de la célébration, debout, assis ou à genoux. Bien entendu, les fidèles ne prennent pas part aux lectures (célébration de la parole) et ne distribuent évidemment pas la communion (célébration eucharistique), ainsi qu’il est d’usage depuis Vatican II, concile que Ferré moqua d’ailleurs dans la seconde version des Temps difficiles. Léo Ferré passe, on le sait, huit années en internat dans un collège de Bordighera, tenu par les Frères des écoles chrétiennes. Il sait son catéchisme, est même primé pour cela. Pour le mariage de sa sœur, il compose une messe. Ses premiers contacts avec la musique se font dans le domaine du sacré.
Quand, ainsi que le font tous les jeunes qui quittent le foyer paternel, il rejettera l’ensemble de cette éducation et s’appliquera à devenir un homme libre, il aura beau faire, il ne se départira pas totalement de l’empreinte religieuse.
Les « prières inversées »
Les « prières inversées » annoncées dans Le Chien en 1969 avaient déjà été dites, notamment avec Thank you Satan (1961), chant de louange à proprement parler « inversé », dans lequel il s’agissait de remercier le diable pour tout ce qu’il permettait dans le domaine de l’« anti » et du non-conformisme, de la transgression libératrice des interdits. Il faut rappeler que cette chanson avait choqué en 1961. Son titre, déjà : cela ne se faisait pas. Son contenu, lui, choquait certains et enthousiasmait d’autres mais, quoi qu’il en soit, la chanson n’existait que par rapport à Dieu. S’opposer à Dieu n’est certes pas le nier, bien au contraire.
Quelques années auparavant, Léo Ferré chantait Merci mon Dieu, dont Thank you Satan est l’exact pendant, avec une inquiétude désolée qui était à tout le moins agnostique. Le refrain « Nous te disons merci mon Dieu », pour ironique qu’il fut, était surtout attristé, plein d’incompréhension. Cette incompréhension est manifeste au dernier refrain, devenu : « Nous te disons pourquoi mon Dieu ». Cette chanson fut peu interprétée, je crois, par son auteur qui, pourtant, en avait écrit et chanté d’autres, à commencer par, bien plus avant, Monsieur Tout-Blanc. Mais une chose est de s’en prendre au pape Pie XII qui est un homme, un individu – de Franco à de Gaulle en passant par bien d’autres, Ferré n’a jamais craint de dire leur fait aux puissants du moment – autre chose est de nier Dieu.
Un vocabulaire religieux laïcisé
Le mot amour est sans conteste le plus présent dans l’œuvre de Léo Ferré. Cet amour qu’il prônait comme seule et unique solution aux problèmes humains et aux relations entre les hommes… Cela m’avait conduit à titrer « Un programme d’amour » le premier chapitre d’un ouvrage ancien. Cet amour est aussi présenté comme la seule solution dans tous les textes chrétiens, en premier lieu dans l’Évangile. Que dit Léo Ferré ? La même chose, dont il retranche le Christ, son enseignement et son culte. C’est dire qu’il revendique l’amour d’une manière païenne, parce qu’il n’entend pas laisser aux prêtres ce qu’il tient pour seule échappatoire possible.
Cela étant – tandis qu’il s’amuse, avec un brin de provocation, à déclarer : « Mon père s’appelait Joseph, ma mère Marie, la ressemblance s’arrête là », tandis que, dans la quasi bagarre déclenchée un soir dans une salle où il se produit, il entre en scène, s’il faut en croire Frot, les bras en croix – on ne peut pas ne pas relever dans ses textes les expressions et allusions bibliques ou d’ordre religieux : « de toute éternité » (La Lettre, Le Chien) ; « comme un Christ de Véronique » (Faites l’amour) ; « Pour le prêtre qui s’exaspère / À retrouver le doux agneau / Pour le pinard élémentaire / Qu’il prend pour du château-margaux (…) Pour le péché que tu fais naître » (Thank you Satan) ; « catéchisme, ciboire, anges gardiens » (Les Morts qui vivent) ; « Le sourire de Dieu qu’on touchait de la tête (…) Et que Dieu voyant ça signe la fin du monde » (Rappelle-toi) ; « Comme un rictus d’encens quand s’ébroue l’encensoir » (Écoute-moi) ; « C’est le chemin de croix dans une discothèque / C’est la flagellation qui descend de sa croix » (La Vendetta)… La liste pourrait continuer longtemps et devenir une litanie. Elle vaut ici à titre d’exemple.
Il est préoccupé par l’idée de la trahison, du reniement. Celui de Saint-Pierre est présent : « Le chant du coq et le silence de Saint-Pierre » (À toi) et se retrouve dans L’Opéra du pauvre où il est demandé trois fois : « Vous connaissez cet homme ? », puis le coq chante, avec, ensuite, cette indignation : « Il l’a renié. Et il venait de bouffer avec lui ». Quand il traduit avec tristesse la « trahison » de Francis Claude qui a donné à Michèle Arnaud la place qui était la sienne sur l’affiche du cabaret, il écrit Judas, purement et simplement. Et tout y est : Judas Iscariote, les trente deniers, le baiser. Mais il transgresse en laïcisant cet épisode de l’Évangile et cela donne une chute très païenne : « J’valais beaucoup plus cher que ça ». Cela n’est pas seulement un mot, il me semble. Sans doute pensait-il qu’effectivement, le Christ valait davantage – et je sors ici de l’anecdote qui fait naître la chanson, afin de ne pas sombrer dans le biographisme. D’ailleurs, Y en a marre possède une chute qui évoque Jésus ; elle est écrite d’une façon un peu rude, un peu bourrue, mais une forme de regret y est présente.
Psaume 151 est une belle illustration de ce propos. A la suite des cent cinquante psaumes de David, Ferré écrit le cent cinquante et unième, qui traduit une vision du monde moderne dans un style et un phrasé religieux, avec un refrain en Miserere qui introduit toutefois des éléments bien contemporains. On note cependant que l’alternance de propos doux et violents est précisément celle qu’on trouve dans les psaumes de David, dont certains décrivent des batailles, des exterminations, des massacres, des horreurs. Le langage guerrier n’est pas absent des psaumes et celui millésimé 151, en cela, s’inscrit dans leur tradition stylistique. Évidemment, si Dieu est présent dans Psaume 151, c’est au travers non d’une soumission, non d’une déférence, mais au contraire d’une interpellation : « Les condamnés jouent au poker leur appétit / Et vous laissent Seigneur leur part de solitude / Le service est compris nous avons l’habitude / Descendez donc Seigneur dans notre connerie ». En cela, se tient la laïcisation du propos, mais la forme demeure invocatoire. Encore faut-il noter que la première version de ce texte, telle qu’elle parut en 1956 dans Poète… vos papiers !, ne comprend pas cet ultime quatrain, ajouté lors de la mise en musique, en 1970.
La dénégation des choses sacrées, bien sûr, ne perd pas ses droits, et s’exprime avec ironie : « La prièr’ ça monte tout droit / Comm’ la fumée des hauts-fourneaux / À moins qu’y ait l’vent qui pass’ par là / Alors t’as prié pour la peau (La Grève); « Et puis l’curé qui fait la manche / Avec son pot’ dies illa / Y a pas qu’au guignol qu’y a des planches / Y en a aussi dans ces coins-là « (Les Retraités). Toutefois, la dénégation conforte l’existence : on ne peut nier, dénier, renier ce qui n’est pas. Dans ces textes, la prière, le curé, existent. Léo Ferré pourrait les ignorer : on peut fort bien ignorer ce qui est. Il ne le fait pas. Même dans Le Chien où il s’en prend à Dieu avec la plus grande virulence en citant dans son texte le mot de Bakounine, Léo Ferré suppose Dieu, quitte à « s’en débarrasser ». Encore une fois, je ne tire pas de conclusion et ne fais pas de lui un croyant contre son gré. Je dis qu’il choisit de ne pas ignorer, purement et simplement, ces choses.
Un vocabulaire religieux érotisé
La transgression, le péché s’expriment dans le cadre de l’amour charnel : « Tout ce qui est mal, c’est bon ; tout ce qui est bon, c’est mal ; alors, damne-toi » est le prologue donné à La Damnation ; dans L’Amour fou, on entend : « Lorsque vous me mettrez en croix / Dans votre forêt bien apprise » ; la chanson Écoute-moi laisse entendre : « Qui dira la passion du corton à la messe / Cette rouge chanson plus rouge que le sang / Qui dira la virginité de nos caresses / Quand il y passerait Jésus entre nos dents » où l’on va du vin de messe (à supposer que ce soit du bourgogne) contenu dans la coupo santo, comme on dit en provençal, aux caresses sanctifiant l’amour charnel ; dans Je t’aime, s’entendent les mots « (…) et que je te maudis / D’être à la fois ma sœur mon ange et ma lumière » ; dans Amria, il va jusqu’à écrire : « La Bible dans le fond du lit baille un chouya », ce qui est tout de même assez culotté ; mais la transgression n’est pas finie : « Quand mon ange gardien revient te faire luire » (En faisant l’amour) où l’on comprend sans peine de quel ange il s’agit ; et tout culmine dans Le Mal (« Dans tes yeux le mal qui se traîne / Comme une idée de crucifix »), chanson dans laquelle, de strophe en strophe, le Bien cherche sa voie (« Et puis dans l’ombre le bien qui coule / Dans la rivière de la nuit (…) Et puis dans l’ombre le bien qui écume / Comme des chevaux démarrés ») avant d’être vainqueur in fine : « Lorsque dans l’ombre le bien se lève / Comme le jour après la nuit » – c’est-à-dire à l’achèvement de l’acte d’amour qui était le Mal mais, bien évidemment, un mal voulu, cherché, revendiqué, « succulé », pour reprendre un terme cher à l’auteur. On se damne, on pèche. Le plaisir vient de Satan. Satan qu’on remercie peut-être, mais le plaisir n’est pas libre, demeure contraint par une éducation traditionnelle, une profonde marque.
Il existe un autre texte où éclatent la transgression, la recherche blasphématoire. Il s’agit de Messe, publié dans le n° 11 (automne-hiver 2006-2007) des Copains d’la neuille. On peut y lire : « Donne-moi de l’alcool / Pour mes mains pour ma voix / Donne-moi de la marijuana / Ô Marie Marie / Donne-moi de la vie / Au bord de ta salive / Et couds-moi dedans toi / Couds-moi pour que je crois / Kyrie / Sainte Marie / Marie des rues Marie des joies perdues / Marie Jésus ta croix dorée / Marie tu dors Marie tu crois (…) Kyrie eleison / Je suis femme et j’ai des problèmes de cul ». Curieuse messe païenne où le physique (« Et couds-moi dedans toi ») rejoint le divin (« Couds-moi pour que je crois »), où la Vierge (« Sainte Marie ») rejoint la prostituée (« Marie des rues Marie des joies perdues »), où le refrain est la demande liturgique de prise en pitié – pour ceux qui l’ignoreraient, Kyrie eleison est ce que psalmodient les fidèles après que le prêtre a dit : « Préparons-nous à célébrer cette eucharistie en reconnaissant que nous sommes pécheurs » – qui se poursuit plus loin par Christe eleison, ainsi qu’il est d’usage.
Pour ne pas conclure
Je n’ai pas voulu citer de textes encore plus nombreux. Chacun peut les lire ou les entendre. L’important, je crois, est de dire qu’il existe, dans l’œuvre de Léo Ferré, un vocabulaire religieux remis en forme par l’auteur selon son éthique, son esthétique ou sa morale – on pourra employer le mot qui plaira – et ce loin des tabous supposant que l’auteur de Ni Dieu ni maître ne saurait être taxé de mysticisme ni même parler de ces choses. Indéniablement, il en parle, les cite ou les détourne. S’il existe une empreinte religieuse, fût-elle niée, dans l’œuvre, ce n’est pas le commentateur qui l’a laissée. Le commentaire se fonde sur l’état existant du corpus. En tout état de cause, il ne s’agit pas de choses cachées ou retrouvées dans un tiroir mais, dans l’ensemble, d’œuvres que l’artiste a lui-même rendues publiques (à l’exception de Messe qui l’aurait peut-être été un jour).
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jeudi, 12 février 2009
L’habitude
« Onanisme torché au papier de Hollande », ou « Masturbé qui vide sa moelle / À la devanture du coin » entend-on dans Poète… vos papiers ! Dans le roman Benoît Misère, on peut lire : « Tu es fou, Misère, coupe-la toi cette main, les manchots, ça ne peut pas se vider la moelle. Dors ! Il avait raison mon Reyne des miracles. Un manchot des deux mains ça doit dormir tranquille… et moi qui pistonnais à m’en faire perdre la généalogie ». Je ne sais pas si cette expression très imagée, « se vider la moelle », est de Léo Ferré ou si elle ressort d’un argot bien défini. Je trouve qu’elle est étonnante de vigueur et de précision métaphorique.
La masturbation est plutôt fréquente dans l’œuvre de Ferré. C’est bien lui, d’ailleurs, qui déclare : « Je me suis énormément branlé, beaucoup, longtemps, parce que c’était une facilité extraordinaire » [1]. C’est certainement le lot de tout garçon jeune, et même, plus tard, de tout homme mûr qui, hors tous les tabous, ne pense pas nécessairement que cela est réservé à l’adolescence, aux personnes qui ne sont pas mariées, et autres fariboles. Rien de spécifiquement ferréen, certes, mais une présence, indéniable je crois, dans la création de l’artiste.
Personnellement, je n’ai jamais compris autrement les vers de La Mémoire et la mer : « Ô l’ange des plaisirs perdus / Ô rumeur d’une autre habitude / Mes désirs dès lors ne sont plus / Qu’un chagrin de ma solitude » que comme une évocation de l’onanisme. Je n’affirme rien ici, je livre seulement un sentiment personnel – d’ailleurs conforté par le fait que « l’habitude » était autrefois le nom discret dont on affublait la pratique supposée honteuse et porteuse de désastres.
Je ne comprends pas autrement, non plus, ce passage de La Damnation, où l’on voit ces fameux « communiants du mois de mai ». Que sont donc « leurs péchés de principe » d’adolescents (des communiants de mai, au sens strict) et que font « leurs mains dans les nuits-fusain / À ombrer sous leurs pauvres nippes / Des désirs tachés de frangins » ? Qu’est-ce que cela veut dire (ou peut vouloir dire, si l’on admet la constante polysémie des textes de Ferré) ? Comment entendre cet autre extrait : « Leurs voix comme des cathédrales / Chantent des gestes de granit / Et des mosaïques d'étoiles / Arc-en-ciellent leur ciel de lit » ? (Du verbe arc-en-cieller, naturellement). En effet, que sont ces « mosaïques d’étoiles », stricto sensu, et que vont-elles faire sur le ciel de lit ? Faut-il rappeler ici qu’une expression parfaitement vulgaire et pleine de vantardise, mais fort explicite, dit la masturbation de la manière suivante : « coller les mouches au plafond »… ou au ciel de lit ?
Bien sûr, on peut comprendre autrement ces images. Je ne veux rien prouver, mais propose simplement une piste d’interprétation dont, intuitivement certes, je suis persuadé qu’elle n’est pas fausse. Je ne désire pas l’imposer. Habituellement, je suis plutôt réservé, pudique, mais ce sont les écrits mêmes de l’artiste qui mettent ces choses en scène : aussi, la discrétion n’est pas de mise et l’on ne peut éviter le sujet.
_____________
[1]. Françoise Travelet, Dis donc, Ferré…, Hachette, 1976 (rééd. Plasma, 1980 ; La Mémoire et la mer, 2001).
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jeudi, 05 février 2009
Da capo
Un des poncifs de la chanson, qui m’a toujours laissé plein d’incompréhension, consiste à répéter, à la fin du texte, le début : un, deux, plusieurs vers sont repris. Un peu comme un da capo littéraire. Je n’ai jamais su pourquoi. Souvent, on a le sentiment que l’auteur ne sait pas finir, ignore comment terminer un texte. Il est vrai que c’est très souvent le cas de mauvaises chansons, mais les bonnes n’y échappent pas. Dans la chanson où, souvent, on répète ad nauseam les mêmes mots, des couplets entiers, voire des la la la interminables, le retour pur et simple au début ne s’explique cependant pas.
Léo Ferré n’a pas dérogé à cette règle. Lui qui, par ailleurs, a torpillé l’alternance classique couplet-refrain, a quelquefois, au contraire, créé des refrains où il n’y en avait pas (les deux premiers quatrains du Bateau ivre, par exemple). Et, comme tous les chanteurs, il lui est arrivé, parvenu au bout d’un texte, de reprendre au début, faisant d’un vers, d’un quatrain, voire de plusieurs, une forme de chute qui n’en est pas une, une clausule hésitante.
Il faut considérer un cas particulier, celui d’un texte relativement bref. L’interprétation terminée, il la reprend au début et, comme le poème n’est guère très long, il se retrouve… à le dire deux fois entièrement. On aura reconnu La Porte. Cependant, pour ce texte d’Apollinaire, il s’agit d’une mise en musique, donc d’une interprétation, donc d’un travail, donc d’un choix musical. La partition est ainsi écrite. J’aimerais cependant comprendre quel est exactement ce choix de répéter le texte, sur un autre tempo, il est vrai. Cela porte-t-il un nom en musique, est-il d’autres exemples d’une interprétation double, d’un dit à la fois redondant et singulier ?
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mardi, 03 février 2009
À propos d’un texte antimilitariste
Parmi les textes antimilitaristes de Léo Ferré, on évoque souvent Regardez-les écrit en collaboration avec Francis Claude, ou bien Pacific Blues (écrit lors de la guerre d’Indochine, enregistré et détruit lors de la guerre d’Algérie, publié lors de la guerre du Vietnam).
Rarement À celui de 14 à celui de 39, qui a pourtant cette particularité d’être un poème antimilitariste plutôt doux. Pacific Blues était doux lui aussi, mais il s’agissait du rêve d’un soldat décédé. Ici, on est dans le concret comme on l’était dans Regardez-les, mais tout en douceur : « Vingt ans déjà petit la mer toujours revient / De plus loin que là-bas les oiseaux blancs dévorent / Ce qu’il reste de suc à l’azur quotidien ». La mélancolie est omniprésente. Il y a toutefois ce départ « soumis défait boutonné de métal », où le Ferré que l’on sait pointe de nouveau le bout de l’oreille : le mot « soumis », le mot « défait », sonnent comme toujours dans sa voix. L’association des deux mots fait partie de l’imaginaire de l’auteur. Il faut à ce propos se rappeler Ludwig : « Cette plage que tu voulais défaite et soumise à ton imaginaire chorégraphie d’enfant seul et triste ». Chez Ferré, qui est défait est soumis, et inversement. On n’est « fait » – et bien fait, sans doute – que dans la liberté. On peut relever aussi cette expression : « boutonné de métal ». Généralement, pour dire la guerre et l’uniforme, on parle de « casqué, botté » et, bien entendu, d’« armé ». Léo Ferré, c’est étonnant, s’attarde aux boutons et cela ajoute à l’intimisme du texte, me semble-t-il. Les casques, les fusils, l’équipement, c’est au dehors, c’est en avant, c’est destiné à la bataille, c’est extérieur. Les boutons, cela ne va guère plus loin que la poitrine, cela reste intime parce qu’attaché au vêtement, près de soi, contre la peau. Cette peau que le soldat va, selon l’expression, se « faire trouer ». Or, on parle aussi de « boutonnière » pour une plaie, une blessure. Le sens est sous-jacent. Même si l’on reste au premier degré, des boutons de métal, c’est froid… et l’on pense enfin à la chanson Boutons dorés, qu’interprétait autrefois Barbara, ce qui renvoie à la solitude du soldat « orphelin ». La mélancolie à présent revient, avec cette présence permanente de la mère chez Ferré : « Ta maman au poignet battant le pouls du diable ». Il reste la jeunesse enfuie, elle aussi souvent chantée : « Tu as dit au revoir (…) / Aux copains au ciné aux filles charitables ».
Vient ensuite le constat amer de ce que la lucidité impose à l’homme trop vite mûri, qui n’en finit pas d’arracher ses racines d’enfance pour partir dans la vie : « Tu sais que l’homme pousse et qu’il faut le couper / Quand il est encore vert dans le lit des délices ». Je ne sais pas quand, exactement, fut écrite cette poésie, mais l’allusion aux plombs paraît la dater d’avant l’invention du fusible : « Comme on coupe les plombs de l’électricité / De peur que dans la nuit vos Soleils n’y complicent ». À moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’une expression conservée, comme il en va souvent pour toutes les générations lorsque des techniques anciennes et bien connues sont remplacées par d’autres. Longtemps, on a désigné la touche « Entrée » des claviers d’ordinateurs sous le nom de « Retour chariot », ce qui ne voulait plus rien dire dans l’absolu, mais « parlait » encore à beaucoup (encore s’agissait-il du « Retour chariot » des machines électriques puis électroniques ; les machines mécaniques, elles, ne comportaient pas cette touche). Au passage, on savoure le néologisme « complicent », troisième personne du pluriel du verbe complicer, conjugué à l’indicatif présent. C’est aussi remarquable que « Vers l’horizon qui pain d’épice », du verbe pain d’épicer, naturellement.
La dédicace du poème est faite « À celui de 14 à celui de 39 / Et puis de l’an 40 / À celui du Chili à ceux de l’Algérie / Aux Juifs déracinés qui fuient la Palestine / À ces Palestiniens comme un arbre coupé », bref, à « ceux » de tous les conflits que l’auteur a pu connaître ou dont il a été le contemporain, à l’exclusion de l’Indochine et du Vietnam, mais la litanie, hélas, eût été longue. On remarque, évidemment, le vers « Aux Juifs déracinés qui fuient la Palestine », provenant directement de Visa pour l’Amérique où on le trouvait au singulier. Là, se produit l’habituelle association d’idées ferréenne : le mot « Palestine » glisse au vers suivant et le fait enchaîner sur les Palestiniens. Ce cas est fréquent lorsque Ferré construit des textes énumératifs.
La clausule tient du couperet : « La loi te donnera des morts et du café ». Avec ce parallèle culotté entre morts et café, Léo Ferré donne un des raccourcis dont il est coutumier. Il met sur le même plan, à travers une viande froide et une boisson chaude – si j’ose dire, ce qu’apporte la guerre : le moyen (la nourriture donnée aux soldats) et le résultat (des morts). Il n’est pas inutile d’y insister, quitte à risquer la paraphrase, car on a vraiment le sentiment d’un échange que propose la société. Au soldat qui abandonne ses camarades et le bon temps passé avec eux au cinéma, à celui qui quitte les « filles charitables », c’est-à-dire qui acceptent de se « montrer gentilles », comme on disait, elle donne en revanche, et sans compter, des morts. La loi est charitable, elle aussi : elle ajoute une boisson réconfortante. Pour le même prix.
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lundi, 02 février 2009
Chanter Apollinaire
Parmi les disques que je regretterai toute ma vie – pour cette excellente raison qu’ils n’existent pas – figurent en tête de liste Léo Ferré chante André Breton ou bien La Légende des siècles, Ferré chante Hugo. Et pourquoi pas Les chansons de La Fontaine chantées par Léo Ferré ? On peut rêver… Patrick Dalmasso avait il y a quelque temps réalisé une belle pochette imaginaire pour le premier (recto, verso, intérieur 1, intérieur 2).
Je regretterai également toujours Ferré chante Apollinaire et cette fois, j’ai une bonne raison pour cela. Je veux dire que de nombreuses poésies ont été mises en musique et enregistrées en studio ou en public, mais qu’il n’existe aucun ensemble comparable à ceux qui ont été proposés pour les autres poètes. Bien entendu, je mets à part les trois versions de La Chanson du mal-aimé, qui est un cas différent.
De mémoire, Léo Ferré a chanté Apollinaire au travers des pièces suivantes : Le Pont Mirabeau (deux enregistrements dont un en public), Marizibill (deux versions, toutes deux en public), L’Adieu (deux enregistrements dont un en public, a capella), Marie (deux versions en studio à des années de distance, une en public accompagnée par Popaul), La Porte (deux versions, toutes deux en public), Les Cloches (et) la tzigane, Automne malade. On peut y ajouter les versions en public pour lesquelles on dispose uniquement d’un enregistrement en vidéographie.
Quant aux textes écrits à propos d’Apollinaire (Il y a vingt ans que je n’écris pas de musique, Guillaume, vous êtes toujours là !, La Chanson du mal-aimé, c’est…), on peut imaginer qu’ils auraient constitué le contenu d’une pochette de disque. Tout cela est bien dommage.
J’observe que la maison Barclay, en 1980, paraît s’être déjà posé la question. Elle avait fabriqué une compilation de deux titres, L’Adieu et Marie, c’est-à-dire le regroupement des faces B de deux 45-tours, celui de 1970 (Avec le temps, L’Adieu) et celui de 1973 (Je t’aimais bien, tu sais, Marie). Cette compilation avait elle aussi la forme d’un 45-tours, présenté sous une pochette uniquement typographique. Elle était intitulée, justement, Léo Ferré chante Apollinaire. Ce disque était hors-commerce (on peut le voir sur le site L'Encyclopédisque).
Il n’est pas vraisemblable que Léo Ferré ne se soit pas posé la question. Qu’est-ce qui a fait que cet album n’ait jamais existé ? Considérait-il La Chanson du mal-aimé comme « son » Apollinaire au point de ne pas désirer aller plus loin et de considérer que des poèmes épars n’avaient pas à être regroupés ?
Curieusement, j’avais rédigé cette note (en me rappelant très bien que nous avions déjà parlé de la musique écrite pour Apollinaire par Léo Ferré) lorsque je me suis aperçu que… j’avais déjà traité le sujet ici même. Comme quoi cela m’obsède.
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mardi, 27 janvier 2009
Amical bonsoir
Le texte Bonsoir, présenté dans le programme du spectacle de Bobino en 1969 et repris dans la pochette de l’enregistrement public correspondant, est fort intéressant. Je me suis toujours étonné qu’il n’ait jamais été repris ni par son auteur, ni par un de ses interprètes. Il pourrait, en étant parlé, dit, constituer une excellente ouverture pour un récital. Imprimé dans un programme qu’on feuillette dans son fauteuil, il remplissait pourtant cette fonction. On y trouve beaucoup de choses.
En premier lieu, la revendication d’un statut d’artiste solitaire qui va très bien de pair avec L’Idole, une chanson du moment, renforcée encore par la présence, dans la pochette déjà citée, de Les idoles n’existent pas, qui fut publié dans la revue Janus en 1965. « Les coulisses, c’est un peu notre marais, notre pampa… à nous les artistes de variétés, les saltimbicous, comme dit le chef Popaul, gardien de la consonance, de la belle ouvrage et de la parlote extra. Nous sommes des gens de l’autre côté de la rive, du rideau. Entre vous et nous, il y a comme un Mississipi à sec, immense, intraversable, le désert, quoi ! ». Ce désert, peut-être, dans lequel crient Les Artistes, depuis « vingt mille ans ».
Ensuite, un coup de griffe aux journalistes et aux radios qui tripatouillent les retransmissions des récitals : « Rien ne peut se chanter, rien ne peut se dire, dans notre domaine, qui ne soit aussitôt disqué, repris, reprisé même, par les puristes de la dernière cuvée d’Europe 22 ou de RT Chose ». Ce « reprisé » sera illustré dès le soir de la première, puisque Ferré devait passer en direct à France-Inter, que cela ne se fit pas ; il déclara donc, en scène : « N’ayant pas voulu qu’on patauge dans mes textes, j’ai refusé qu’on m’enregistre en différé ».
Et tout ira sur ce ton, en passant par les formules ferréennes typiques : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », l’audacieuse trouvaille : « Quand Dieu s’emmerde, il va au music hall » qui servira de titre, longtemps après, à un spectacle d’interprètes, phrase ainsi complétée : « parce qu’il est né au music hall et que ça le travaille sa carrière divine, et que ses meilleurs souvenirs sont derrière un portant, et que ce genre de souvenirs c’est encore de la frime, et que la frime, c’est notre lot à tous, à Lui, à nous, à vous ».
Et encore, l’adresse au public, cette adresse qui ira se multipliant dans les années qui suivront : « Vous êtes un public de variétés… Soyez donc variés, car le seul théâtre auquel nous ayons droit c’est bien ce trou noir que vous remplissez, ces respirations haletantes ou amusées qui nous arrivent comme une rumeur, comme un reproche, comme un regret ». C’est déjà l’ironie amère que lui inspire le statut d’artiste de variétés, ironie qui culminera bientôt dans Le Conditionnel de variétés. C’est aussi une idée qui sera reprise : « Dans la salle y a l’public / C’est notre théâtre à nous » (Sur la scène). Et cela continue : « Le jour où le public se maquillera pour venir au théâtre, il n’y aura plus de théâtre ou bien alors tout sera théâtre, il n’y aura plus rien qu’un peu de frime sous beaucoup de tendresse ou d’indifférence… Ce sera l’ère de l’amitié et de l’intelligence. Nous comptons sur vous. Merci ». C’est l’annonce du final d’Il n’y a plus rien : « Un jour, dans dix mille ans (variante : demain peut-être), nous aurons tout ».
Il y a là, par ailleurs, la constante présence de la frime qui, en attendant le jour où une chanson lui sera particulièrement consacrée, s’insinue déjà : « Il n’y a pas de question ; les variétés c’est un peu le hors d’œuvre de la frime, et la frime, bon Dieu, c’est le droit de ne pas se caler dans un fauteuil pour voir gigoter de pauvres diables sous les sun-lits de la désirade ». Un autre texte parlera plus tard de ces fauteuils « vendus à un prix acceptable » dans lesquels, justement, on se cale pour voir et entendre un artiste « qui s’est vendu à un prix accepté ».
La pochette du disque a cet avantage de reproduire le dactylogramme, corrigé à la main, de Bonsoir, quand le programme, lui, propose la version définitive. L’ajout manuscrit est le suivant. Après avoir dit : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », Léo Ferré précise : « Je vous demande excuse d’employer ce mot – mais c’est plus commode pour ma démonstration et puis, comme Il n’existe pas, ça ne peut pas me faire de tort, à vous non plus d’ailleurs ». Réflexion très représentative de l’après-1968 où toute allusion au sacré était jugée ringarde, voire réactionnaire : l’auteur se croit obligé de se justifier. Le fac-similé révèle ici que le pronom personnel « il », désignant Dieu, a été récrit « Il », l’artiste n’ayant semble-t-il pas été jusqu’à ignorer la classique majuscule de déférence.
L’enregistrement public de 1969 à Bobino fut mon premier disque. Je crois, par conséquent, que Bonsoir est la première prose de Léo Ferré qu’il m’ait été donné de lire, l’année où je le découvris, avant même celles contenues dans le livre de Charles Estienne, que j’achetai peu de temps après. Elle me frappa beaucoup et me permit de découvrir combien Ferré pouvait, dans un même texte plutôt bref, inclure l’ironie, la mélancolie, la douceur, la désillusion, l’humour, l’espérance. De me rendre compte aussi de cette présence constante de la formule, du raccourci. Enfin, de sentir, sous-jacent, le rythme propre de sa diction, alors que le texte n’a jamais été dit, n’est jamais devenu parole proférée. Pourtant, Le Chien, premier texte parlé enregistré, n’était pas encore connu et tout le monde ignorait quel usage le poète ferait bientôt de tous les aspects de l’oralité.
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lundi, 26 janvier 2009
Demandez le programme !
Les programmes de spectacle sont une source d’informations très intéressante… et les vendeurs de papiers anciens le savent bien, qui demandent des sommes souvent importantes pour ces fascicules dont on ignore le tirage et qui ne relèvent d’aucune obligation de conservation. Je me rappelle une conversation d’il y a plusieurs années avec une bibliothécaire de l’Arsenal (département Arts du spectacle de la Bibliothèque Nationale) qui me confirma qu’il n’existait pas de procédure de dépôt légal pour ce type de publication. On se demande d’ailleurs vraiment pourquoi. Ces documents contiennent des textes et des images qui, tous, relèvent du droit d’auteur : or, en règle générale, aucun copyright ne figure dans leurs pages, rien n’est déposé et par conséquent tous les droits habituels sont violés, à commencer par la propriété littéraire et artistique. De plus, alors que le dépôt légal impose la remise d’exemplaires à la Nationale et au ministère de l’Intérieur, on ne voit pas pour quelle raison les programmes de spectacle échapperaient à la règle. L’Intérieur, on s’en doute, ne reçoit pas de dépôt afin de juger de la qualité littéraire des ouvrages… Par conséquent, pourquoi un texte contenu dans un programme serait-il moins susceptible d’être un brûlot susceptible de porter atteinte à l’ordre public, qu’un autre, paru en volume ?
La fragilité même des programmes suppose qu’un exemplaire qui a traversé plusieurs décennies a eu beaucoup de chance. Ils sont le plus souvent agrafés – les agrafes rouillent vite, la rouille ronge le papier – et leur couverture est la plupart du temps dans le même grammage que les pages intérieures, si bien qu’elle ne protège rien à proprement parler.
Les programmes de Léo Ferré ont souvent été le support de textes intéressants qui figurèrent là en première publication. Ils ont été repris en recueils par la suite, parfois longtemps après. D’autres, cependant, sont à ce jour demeurés inédits sous une autre forme, ce que les vendeurs de papiers anciens n’ignorent pas, qui font monter les prix grâce à cela. Par exemple, le livret du récital de 1962-1963 à l’ABC comprend entre autres le texte Pourquoi je fais un récital, témoignant d’un point de vue artistique à l’époque peu partagé. Il regroupe aussi des photographies signées Jean-Pierre Sudre. J’ai évoqué en détail ce document dans Les Chemins de Léo Ferré. Parmi les textes du programme de Bobino en 1969 (il comprenait une plaquette annexée, L’œuvre poétique de Léo Ferré), on pouvait lire l’excellente prose intitulée Bonsoir : « Nous sommes des gens de l’autre côté de la rive, du rideau… » ; on la retrouve dans la pochette du double disque Barclay enregistré en public, mais on l’aurait sans doute perdue si cet album n’avait pas existé.
Typographiquement, les programmes sont une grande satisfaction pour le curieux : mise en page, polices, publicités, témoignent de temps révolus. Les différents formats signent chacun une époque. Pour un amoureux de l’imprimerie, c’est un régal. Chaque fois que j’ai parlé d’imprimerie ici, il s’est manifesté peu d’intérêt, mais je ne désespère pas de trouver un autre amateur pour ce domaine auquel je m’intéresse depuis je ne sais combien de dizaines d’années.
Sur internet, le Passage Léo Ferré n’est pas uniquement constitué de la page principale, celle qui présente les ouvrages de et sur l’artiste. Je rappelle qu’il existe trois autres pages, dont une consacrée justement aux programmes.
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mercredi, 21 janvier 2009
Dans la presse de 1957 à 2005
C’est dans l’hebdomadaire Arts que Léo Ferré publie, à ma connaissance, son premier texte dans la presse, en 1957. Il s’agit de En France la poésie s’est sabordée, qui constitue la fameuse préface polémique de son recueil Poète… vos papiers ! On n’y reviendra pas, le sujet ayant été traité dans le livre Les Chemins de Léo Ferré et complété par quatre notes de ce blog : Léo Ferré et les surréalistes : nouveaux éléments, Léo Ferré et les surréalistes : encore de nouveaux éléments, Léo Ferré et les surréalistes : encore une découverte, Une opinion de Gracq sur Breton.
1960. À la suite d’une affaire de censure radiophonique, Léo Ferré publie dans France-Observateur le texte La Liberté d’intérim, auquel j’ai déjà consacré une note : Sur un texte de 1960.
En 1961, Les Lettres françaises font paraître Aragon et la composition musicale, en parallèle avec le texte d’Aragon lui-même, Léo Ferré et la mise en chanson. Ces deux articles se retrouveront dans la pochette du 25-cm original Barclay, où Ferré chante le poète.
Les Lettres françaises livrent encore, en 1963, une version du « Chant premier » des Chants de la fureur, version peu connue du fameux texte intégral de La Mémoire et la mer.
Nous Deux, en 1969, présente, avec un grand article consacré à l’artiste, un petit texte sans titre : « Le couple, c’est toi et moi… »
La chanson La Vie d’artiste est reprise par le journal Pilote, en 1973.
De larges extraits de Technique de l’exil paraissent dans Les Nouvelles littéraires à la fin de l’année 1979.
Le Monde publie, en 1980, Guillaume, vous êtes toujours là !, lors du centenaire d’Apollinaire.
En 1981, c’est encore Le Monde qui, à propos de l’affaire Knobelspiess, donne en tribune libre la Lettre ouverte au ministre dit de la Justice, à l’époque Alain Peyrefitte.
Et c’est toujours Le Monde qui publie Viens…, une adresse à un jeune, en 1983.
En 1984, le journal de Jean Clouet, Chanteuses, chanteurs, vos papiers !, au titre évidemment inspiré par Ferré, fait paraître un extrait de Je parle à n’importe qui. La même année, L’Humanité-dimanche donne Improvisation pour figer les armes : le titre est de la rédaction du journal.
En 1985, Le Monde reprend Viens… dans ses Dossiers et documents, spécial « Showbiz ». Dans le journal belge Une autre chanson, on peut lire, la même année, « Il fallait qu’un jour… » (un texte sans titre sur Ann Gaytan), ainsi que Tout ce que tu veux et Le Manque. À ce moment-là, ces deux chansons n’ont pas encore été enregistrées par leur auteur et on n’en connaît qu’une version au piano, donnée par Ann Gaytan dans un maxi 45-tours belge très peu diffusé, paru sous le label Orchidée noire.
En 1987, pour « La fête à Ferré », qui ouvre les Francofolies de la Rochelle, paraît un numéro de la revue locale Clair de terre, dans lequel Ferré signe, amicalement, un mot bref.
1990 : le Figaroscope propose à Léo Ferré, qui est alors sur la scène du TLP-Déjazet, de commenter sept photographies de la capitale. Il le fait brièvement. La rédaction titre à ce sujet Le Paris de Léo.
Les autres parutions seront posthumes. Chorus, en 1994, publie « L’ouverture de cette particulière trahison des faits… », qui ne figurait jusque-là que dans le dossier de presse – un simple feuillet – du premier disque produit par EPM-Musique, On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. On trouve aussi dans ce numéro Mon Général.
Libération, en 2000, donne un extrait de L’Imaginaire et le texte sans titre, retrouvé : « Le 1er janvier de l’an 2000... »
En 2001, La Revue des Archers, fondée à Marseille par Richard Martin, propose un court extrait de L’Opéra des rats, que le comédien avait monté en 1983 et repris en 1996.
En 2003, Libération a l’excellente idée de faire paraître six textes écrits pour la station de radio Europe n° 1 en 1960. L’ensemble est intitulé par la rédaction du journal Ici Léo Ferré… Ce sont des textes inédits hormis pour ceux qui avaient pu les entendre des décennies plus tôt.
C’est en 2005 que la Lettre à l’ami d’occasion est rendue publique par le bulletin d’informations Les Copains d’la neuille. J’ai fait dans ce numéro une présentation de ce texte qui se rapporte encore à l’histoire de Ferré et des surréalistes, et n’y reviendrai donc pas.
Il existe de très nombreuses autres parutions qu’au cours du temps, Léo Ferré put faire dans des programmes de spectacles, des ouvrages de toute nature, des pochettes de disques… Une recension serait sans fin et n’intéresserait probablement guère. Ici, on constate qu’il est sollicité par des publications de tout bord (Arts est couramment considéré comme de droite… mais est lu par tout le monde et, pour commencer, par Breton ; Les Lettres françaises, L’Humanité sont communistes ; Le Monde est considéré comme de gauche par les gens de droite et de droite par les gens de gauche ; Libération, Les Nouvelles littéraires sont de gauche au sens large…) À noter la position étonnante du Figaro. Dans les années 70, il conspuait Ferré. Dans les années 80, il lui consacrera de bons articles, lui offrira un long entretien dans le Figaro magazine, la couverture du Figaro Méditerranée, le commentaire libre de photos dans Figaroscope… Étonnant revirement.
Arts du 9 au 15 janvier 1957.
France-Observateur du 20 octobre 1960.
Les Lettres françaises du 19 au 25 janvier 1961.
Les Lettres françaises du 24 octobre 1963.
Nous Deux, décembre 1969.
Pilote, n° 737, du 20 décembre 1973.
Les Nouvelles littéraires du 20 décembre 1979 au 3 janvier 1980.
Le Monde du 29 août 1980.
Le Monde du 3 avril 1981.
Le Monde du 1er décembre 1983.
Chanteuses, chanteurs, vos papiers !, n° 2, mars 1984.
L’Humanité-dimanche du 14 octobre 1984.
Le Monde, Dossiers et documents, spécial « Showbiz », juillet-août 1985.
Une autre chanson, n° 15, juin-juillet-août 1985.
Clair de terre, spécial « Francofolies », juillet 1987.
Figaroscope du 14 au 20 novembre 1990.
Chorus, n° 8, été 1994.
Libération du 3 janvier 2000.
La Revue des Archers, n° 1, printemps-été 2001.
Libération des 12 et 13 juillet 2003.
Les Copains d’la neuille, n° 8, printemps-été 2005.
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dimanche, 18 janvier 2009
Dans les revues des années 70
La décision de créer une revue prise, il faut au groupe libertaire Louise-Michel de la Fédération anarchiste le temps de rassembler les textes, de concevoir une maquette, d’envoyer la copie chez l’imprimeur (La Cootypographie, à Asnières), de corriger les épreuves, de signer le bon à tirer – toutes ces opérations réalisées à une époque sans traitement de texte et sans internet, et le premier numéro de La Rue, « revue culturelle et littéraire d’expression anarchiste », paraît, sur quatre-vingts pages, daté… mai 1968. C’est un pur hasard mais, rétrospectivement, c’est amusant. En troisième de couverture, cette mention : « Cet ouvrage a été réalisé par des ouvriers syndiqués ». Le second numéro comptera quatre-vingt-huit pages et sera imprimé chez Borel à Paris, avec la flamme « Fédération du Livre CGT FO ». Les numéros compteront cent pages à partir du n° 4 et, à compter du n° 5, ce sera l’imprimerie 718 à Paris qui assurera le travail. Trimestrielle, la revue est présentée sous une couverture (dont la photographie – une rue pavée – est signée Hubert Grooteclaes) qui change de couleur à chaque livraison. Les responsables de la revue sont Maurice Joyeux et sa compagne Suzy Chevet. Dos carré, impression soignée – la tradition typographique est toujours vivace chez les anarchistes – La Rue va connaître une quarantaine de numéros. Léo Ferré publie des textes dans les douze premiers et répondra à une interview de Françoise Travelet dans le n° 34, en 1984. L’entretien est illustré par un dessin de Gil. Dans le n° 1, il publie Je donnerais dix jours de ma vie, journal des onze premiers jours de janvier 1968, vécus à Perdrigal (du 1er au 11 inclus, cela fait en effet onze jours, mais Léo Ferré a toujours eu des problèmes avec le compte du temps). Dans le n° 2, il donne Le Chemin d’enfer ; dans le n° 3, Perdrigal ; dans le n° 4, I have a rendez-vous avec le wind ; le cinquième numéro propose Des armes et Les Anarchistes ; le sixième, Le Chien ; le septième, Le mot, voilà l’ennemi ; le huitième, Guesclin ; le neuvième, Le Conditionnel de variétés ; le dixième, Paris, je ne t’aime plus, L’Été 68 et Comme une fille ; le onzième, Le silence ne téléphone jamais ; la douzième livraison, enfin, comprend La Violence et l’ennui. Pas toujours mais la plupart du temps, ces textes sont, au moment de leur parution, soit inédits, soit enregistrés dans le disque plus ou moins contemporain de la parution. Au sommaire, on relèvera entre beaucoup d’autres les noms de Michel Ragon, Jean-Pierre Chabrol, Maurice Laisant, Jehan Jonas, Bernard Clavel, Françoise Travelet, Roger Grenier, Maurice Frot, Arthur Mira-Milos (alias Dominique Mira-Milos, alias Dominique Lacout) et quelques auteurs plus anciens : Jean Richepin, Jean-Baptiste Clément, Victor Hugo.
En 1976, Léo Ferré publie aussi dans la revue de photographie Zoom un des très nombreux textes qu’il consacrera à son ami photographe. Celui-ci s’intitule simplement Hubert Grooteclaes et voisine évidemment avec quelques images de lui.
Durant ces années, Ferré publie aussi quelques textes dans la presse, mais ils n’entrent pas dans le dessein de cette note.
La Rue, n° 1, mai 1968.
La Rue, n° 2, octobre 1968.
La Rue, n° 3, 1er trimestre 1969.
La Rue, n° 4, 2e trimestre 1969.
La Rue, n° 5, 3e trimestre 1969.
La Rue, n° 6, 4e trimestre 1969.
La Rue, n° 7, 1er trimestre 1970.
La Rue, n° 8, 2e et 3e trimestres 1970.
La Rue, n° 9, 4e trimestre 1970.
La Rue, n° 10, 1er trimestre 1971.
La Rue, n° 11, 3e trimestre 1971.
La Rue, n° 12, 4e trimestre 1971.
Zoom, n° 37, mai 1976.
La Rue, n° 34, 2e trimestre 1984.
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samedi, 17 janvier 2009
Dans les revues des années 60
Les revues des années 60 font appel à Léo Ferré à plusieurs reprises.
Dans son numéro 5, Janus dont l’objectif avoué est « l’homme, son histoire et son avenir » et qui n’hésite pas à affirmer « Janus, la grande revue des grands problèmes, répond dans ses cahiers consacrés à une seul sujet aux questions d’aujourd’hui sur hier et demain », propose le thème « L’Homme et ses idoles ». C’est dans cette revue que paraît pour la première fois Les idoles n’existent pas, cette belle prose de Léo Ferré qu’on retrouvera dans la pochette du double disque enregistré en public à Bobino, en 1969. Les signataires des articles sont Mircea Eliade, Gabriel Marcel, Henri Noguères, Edgar Morin. On traite de la religion, de l’idolâtrie, des mythes, des symboles, de la science, du culte de la personnalité. On est alors en pleine vague « yé-yé » et Léo Ferré parle de la télévision et des idoles de la chanson. Son texte est suivi de Quand j’étais môme. Le rédacteur en chef est Claude Manceron, le directeur Noguères et l’éditeur, la Nouvelle librairie de France et Robert Laffont.
Le numéro 22 de Planète propose Pureté, chagrin d’adulte…: il s’agit de réflexions sur sept photos, des portraits en noir et blanc de la petite Marianne Grooteclaes, évidemment réalisés par son père. Au sommaire, entre autres, une découverte du dessinateur Desclozeaux. Planète est dirigé par Louis Pauwels, qui n’est pas encore un homme de droite. La revue s’installe dans le mouvement alors à la mode, mélange d’ésotérisme et de science-fiction, avec un brin de fantastique. Ce pêle-mêle aboutira plus tard à la collection « Les Énigmes de l’univers », dirigée chez Robert Laffont par le même Pauwels, collection à la couverture noir et or, qui sera très contestée pour son manque de rigueur et son sensationnalisme, alors qu’elle se prétendait sérieuse. Le texte de Léo Ferré sera repris dans un numéro hors-série de cette même publication, intitulé « L’amour à refaire » (au sommaire, Jean-Louis Barrault, Suzanne Lilar, Geneviève Dormann, Reich…) qui, quelques années plus tard, voguera sur la mer de la libération sexuelle, de l’amour libre, lorsque, dans la mouvance de 1968 et au cœur du féminisme grandissant, leur mode intellectuelle se sera affirmée.
Janus et Planète sont ce qu’il est convenu d’appeler des « revues de bibliothèque » ou des « revues-livres », c’est-à-dire qu’elles sont imprimées en offset, brochées comme de véritables ouvrages et disposent d’une couverture d’un grammage important, comparable à celui des livres. Leur contenu, qu’on l’apprécie ou pas, est assez solide. Elles n’ont de revue que le caractère collectif et la relative abondance de l’illustration (en noir et blanc ou en trichromie), chose alors rare en imprimerie. On observe qu’une mode graphique leur confère un format carré, d’ailleurs très agréable. Ce même format se retrouvera dans Plexus, revue traitant de sujets à connotation sexuelle (« Plexus décomplexe », est-il affirmé dans une allitération), dans laquelle Ferré ne signera rien mais où l’on retrouvera à plusieurs reprises le nom et les images de Grooteclaes.
L’éditeur Jean-Jacques Pauvert ayant repris Le Crapouillot, fondé avant-guerre par Galtier-Boissière, on voit paraître un numéro 66, spécial « Hommage au Crapouillot, histoire d’un journal libre et de son directeur, hommages, commentaires et souvenirs » contenant des textes de très nombreux auteurs (Rostand, Simenon, Lanoux, Guillemin, Paulhan, Maurice Garçon, Morvan Lebesque, Michel Vaucaire, Guy Béart, Roger Peyrefitte, Boudard, Max-Pol Fouchet…), dont Ferré. Curieux destin que celui de ce journal d’abord anticonformiste et frondeur, puis de gauche, qui deviendra d’extrême-droite quand Minute le reprendra. Pour l’heure, il est de grand format, a un dos carré, est sous-titré « Magazine libre trimestriel » et Léo Ferré y signe un article, à ma connaissance le seul où il salue publiquement un éditeur : « Jean-Jacques Pauvert – que je tiens pour le premier éditeur de langue française », écrit-il. Pauvert est alors l’éditeur non-conformiste, prenant des risques et connaissant de perpétuels démêlés avec la censure, comme son concurrent Éric Losfeld avec qui il arrive qu’on le confonde, notamment à cause de certaines similitudes de leur catalogue (surréalisme, érotisme, érudition).
Durant ces années, Ferré publie aussi quelques textes dans la presse, mais ils n’entrent pas dans le dessein de cette note.
Janus, n°5, « L’Homme et ses idoles », février-mars 1965.
Le Crapouillot, n° 66, « Hommage au Crapouillot », mai 1965.
Planète, n° 22, mai-juin 1965.
Dossier Planète, hors-série, n° 1, « L’amour à refaire », décembre 1971.
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jeudi, 15 janvier 2009
Dans les revues littéraires des années 80
Dans les années 80, de nombreuses revues littéraires ont demandé à Léo Ferré de leur confier des textes, ce qu’il a toujours fait. C’était bien évidemment afin d’inscrire au sommaire un nom prestigieux et de compter sur une « locomotive » pour vendre le numéro (la plupart du temps, le n° 1). À cette période, relever les parutions ferréennes tenait du pari ou du jeu de piste. Il y en eut en effet beaucoup et je ne suis pas certain de les connaître toutes. Depuis, les textes en question ont tous été repris dans tel ou tel recueil mais alors, il s’agissait la plupart du temps d’inédits.
Cela n’a jamais empêché ces publications de demeurer confidentielles. La palme revient à la revue libertaire La Cannibale, qui parut… une seule fois et mit immédiatement fin à ses activités, après avoir donné à lire Le Noir et l’érotisme dans le numéro « Noir, variations sur une anti-couleur ». Il est d’ailleurs remarquable que, fondée quelques années auparavant, La Rue, « revue libertaire et culturelle d’expression anarchiste » publiée par le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste, soit parvenue à proposer près de quarante livraisons. Il est vrai que La Cannibale était beaucoup moins intéressante que sa sœur aînée. Les temps, déjà, avaient changé, le niveau baissé et le public disparu. Toutefois, le Magazine libertaire connut, lui, un certain intérêt et Ferré lui donna Une page n’est jamais blanche.
Il y eut aussi la revue Jungle, élégamment sous-titrée « Sur les pas fauves de vivre », qui reçut En ces temps-là, des vagabonds…pour le numéro ayant pour thème « Errances et vertiges » ; la revue Grande nature, un brin luxueuse et bellement imprimée, qui put ressortir Guillaume, vous êtes toujours là !, texte paru auparavant dans Le Monde, pour une livraison évoquant Apollinaire ; la revue L’Encrier qui, elle, existe peut-être encore, fit paraître une livraison consacrée aux « Poètes de la rue » : elle contenait La poésie est dans la rue et un texte extrait du porte-folio L’Éternité de l’instant. Il y eut Introduction à la folie dans les Cahiers Créativité et folie que l’éditeur Actes Sud avait repris et qui disparut fort vite.
Quel enseignement peut-on tirer de cette revue des revues ? Dans les années 70, Ferré est au faîte de sa gloire mais les seules publications qui lui demandent des textes sont celles de la Fédération anarchiste. Dans les années 80, les demandes se multiplient, provenant de divers horizons et mêlant Léo Ferré aux écrivains et aux universitaires (en vrac, Michel Decaudin, Nabile Farès, Tristan Cabral, Julia Kristeva, Sam Shepard, Hervé Guibert, Marcel Moreau, Tennessee Williams, Verlaine, Corbière, Laforgue, Mistral, Richepin, Rimbaud, Hugo, Lionel Bourg…) Dans le même temps, il se trouve à cette époque de sa vie et de sa carrière où il va chanter de plus en plus fréquemment et de plus en plus longtemps, chaque fois. Toujours au même moment, il publie aussi quelques textes dans la presse, mais ils n’entrent pas dans le dessein de cette note.
Cahiers Créativité et folie, n° 1, février 1984.
Magazine libertaire, n° 1, 1984.
Grande nature, n° 1, hiver 1984-1985.
Jungle, n° 8, 1985.
La Cannibale, n° 1, avril 1987.
L’Encrier, n° 26-27, janvier 1990.
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mercredi, 14 janvier 2009
Une question d’interprétation
Au lu ou à l’audition d’Avec le temps, on considère habituellement que « on n’aime plus » représente l’échec. On peut facilement penser exactement le contraire, et c’est d’ailleurs, à mon avis, le sens que donne Léo Ferré à cette chute. Ne plus aimer, ici, c’est être victorieux, même a minima (« tout seul peut-être mais peinard »).
Évidemment, si on reste sur un plan biographique, on peut dire que Ferré veut nous faire croire qu’il n’aime plus, alors qu’on sait bien qu’en réalité, on n’oublie rien. Des deux opinions, « on oublie tout » et « on n’oublie rien », celle de Brel était plus juste : une de ses chansons portait ce titre, On n’oublie rien, mais, si elle est plus exacte, elle est malheureusement écrite en charabia (d’un autre texte de Brel, Il nous faut regarder, Catherine Sauvage disait : « C’est du belge »). On ne cesse jamais d’aimer, même si on a quitté l’autre. Personne (et heureusement) ne remplace personne. On ne « refait pas sa vie », contrairement à ce qu’on dit, mais les vies se succèdent, simplement.
Il reste que, du point de vue littéraire, un artiste a écrit « on n’aime plus » à la clausule d’un texte où il montre qu’avec le temps, on oublie. On a beau savoir que c’est faux, le texte, lui, est là et c’est de lui qu’on doit parler. Donc, affirmer que « on n’aime plus », c’est l’échec, est à mon avis un contresens. L’auteur nous présente ici la fin du sentiment comme une libération, donc une victoire.
Dans la réalité, ce n’est pas vrai, mais le texte est là, qui dit l’intention de l’auteur. Peut-être dit-il, d’ailleurs, plus que son intention. Peut-être prouve-t-il l’effort désespéré que fait un homme pour se convaincre qu’on oublie tout et le reste. Mais on tombe là dans le biographisme, dont on ne veut pas.
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jeudi, 08 janvier 2009
Un spectateur indiscret
Marseille, décembre 1972. Dans la Simca 1100 de son père, le jeune homme désormais familier aux lecteurs emmène quelques camarades au théâtre Toursky. Le rendez-vous est fixé devant le Jimmy – quartier général, centre névralgique – ce café près du lycée Victor-Hugo de Marseille, fermé à cette heure. Le jeune homme a eu vingt ans quelques jours auparavant. La voiture blanche aux sièges rouges file vers la Belle-de-Mai, Saint-Mauron…
Dans la salle, les jeunes gens vont occuper une rangée entière, à gauche de l’allée centrale, au premier rang. Évidemment, tous ne sont pas entrés dans la même voiture. On est venu comme on a pu. Parmi eux, une jeune fille de seize ans a disposé sur la scène, ouvertement, un magnétophone à cassettes, le célèbre Philips Mini K7. Le micro est dirigé vers le centre de la scène. Évidemment, le piano de Popaul est tout près, il risque de tout couvrir et l’enregistrement de n’être pas très bon, mais on est alors peu regardant vis-à-vis de la qualité du son : seul, le contenu compte.
Le spectacle commence. Il y a encore un entracte. Au début de la deuxième partie, Léo Ferré chante Les Poètes. Et se trompe, comme cela lui arrive quelquefois. Il commence à chanter : « Ils ont des chiens… » avec un quatrain d’avance, se rend compte de l’erreur, hésite. Irrésistiblement poussé – par quoi ? Son « oisive jeunesse » ? – notre lascar, les mains en porte-voix, crie : « Ils mettent des couleurs sur le gris des pavés », se rend soudain compte de son audace un peu bête, tandis que Ferré dit : « Voilà ! », enchaîne sans se démonter, que Popaul se tourne, ironique, dans la direction de la voix : « T’en sais des choses, toi ! », qu’une grande partie du public applaudit en criant : « Bravo Kiki » – c’est ainsi qu’on appelle alors le jeune homme – parce qu’incroyablement, dans le noir, on a su que c’était lui qui s’était involontairement mis en avant. Il faut dire qu’il a la réputation d’être fou de Ferré, voire fou tout court, et qu’il connaît alors beaucoup de monde. Tout cela s’est déroulé en quelques secondes, les différentes interventions ayant été ramassées dans un bref moment commun, sans se chevaucher pourtant, et demeurant parfaitement audibles.
Si audibles que le micro du petit appareil les a fidèlement captées… Un peu plus tard, le jeune imbécile demandera à sa propriétaire de dupliquer la cassette. Comme on le faisait alors : deux magnétophones reliés par un cordon. C’était une cassette C 120, car le spectacle durait deux heures. Incroyablement, la copie elle-même était techniquement encore acceptable.
Quatre ans après, le jeune homme part vivre à Paris, nommé là par l’Éducation nationale. Il n’emporte pas la cassette avec lui. Des années plus tard, il cherche à la récupérer : elle a été effacée. Heureusement.
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samedi, 03 janvier 2009
Lettres d’amour
Je tente de me rappeler l’impression que me fit, en 1970, l’écoute de La Lettre. Ce beau texte amoureux n’était pas alors ressenti – du moins par moi, du haut de mes dix-huit ans et ne connaissant Ferré que depuis une année – comme quelque chose de particulièrement autobiographique, si bien que l’allusion à l’« enfant de la honte » demeurait obscure ou bien uniquement littéraire : on sait bien qu’un auteur peut écrire une chanson d’amour dans le vide, c’est-à-dire qu’elle sera non dédiée, non inspirée par quelqu’un en particulier.
En revanche, on était frappé par les images, le ton et naturellement la voix du chanteur. Quand l’existence de Mathieu fut rendue publique par son père, en 1974, on comprit que La Lettre était réelle. Marie apparut ensuite, dans une plaquette puis dans un disque, en photo, après avoir été en quelque sorte présentée dans la chanson L’Espoir.
Lorsque parut, en 1986, Lorsque tu me liras, il y eut moins (ou davantage, c’est selon) d’étonnement. Il était alors vraiment évident qu’on entendait là le texte d’une lettre authentique, adressée à Marie et dont le contenu même laissait comprendre qu’elle datait de nombreuses années auparavant. Il faut dire que, dans l’intervalle, bien des aspects de la biographie de l’auteur avaient été révélés et que son histoire était mieux connue, encore que, de son vivant, on ne soit pas allé jusqu’à la recherche biographique détaillée qui exista par la suite.
Qu’est-ce qui poussa l’artiste à graver, longtemps après, Lorsque tu me liras, alors que La Lettre l’avait été quelques mois à peine après sa rédaction ? On imagine qu’il existe un certain nombre d’autres lettres qui furent envoyées à Marie.
Léo Ferré n’aimait pas beaucoup qu’on cherche qui était le ou la dédicataire, qui était l’inspirateur ou l’inspiratrice d’une œuvre. Il estimait que ce qui comptait, c’était le résultat artistique. Ce point de vue est parfaitement compréhensible et, sans le faire totalement mien, comment ne pas lui reconnaître une pertinence ? Cependant, Christie est nommément citée dans Lorsque tu me liras : il est donc difficile de vouloir ignorer de qui il s’agit. C’est pour cela qu’on peut rêver au pourquoi de la mise en musique de ces deux lettres. Uniquement celles-là.
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mercredi, 17 décembre 2008
De la nature de ce lieu
« René Baer », « Avec le temps Léo Ferré partition », « Léo Ferré Avec le temps partition gratuit », « Léo Ferré Ina », « Armand Lunel », « Baudelaire et la mélancolie », « Chansons sur la banlieue », « Commission spoliations avocat », « Ferré Laforgue », « Figure d’espace by Jean Hélion », « Grooteclaes », « Jaquette Léo Ferré », « La Lune Léo Ferré », « La Tzigane Apollinaire étude », « Le Cabaret rive gauche éditions L’Archipel », « Le Canard enchaîné et Léo Ferré », « Le Piano du pauvre Ferré », « Léo Ferré traduction paroles anglaises », « Lucienne Ferré », « Léo Ferré ».
Ceci n’est pas un poème surréaliste ni une litanie thématique, mais le relevé du mois de décembre (arrêté à la date d’hier, le 16), des requêtes ayant abouti à ce blog, tel que me le livre Haut et Fort. Requêtes anonymes, bien entendu : j’ai uniquement rétabli l’orthographe et les capitales. Ces intitulés sont suivis de pourcentages, naturellement. Il est amusant de voir ce que peuvent bien chercher les internautes, que les moteurs renvoient vers ce lieu. Comment comprendre le cheminement qui fait aboutir à Léo Ferré, études et propos la question « Commission spoliations avocat » ? Chacun de ces trois mots a certainement été employé ici, depuis deux ans. Mais alors ? S’il ne s’agit que de mots-clefs, ceux-là peuvent se retrouver partout et dans toutes les acceptions…
C’est la première fois, depuis que j’utilise Haut et Fort pour l’un ou l’autre de mes blogs, que j’obtiens une liste aussi longue. Habituellement, on trouve, sans surprise, « Léo Ferré » avec ou sans majuscules, avec ou sans accents, « Avec le temps » ou « Perdrigal ». Apparemment, Haut et Fort présente désormais des capacités plus grandes. Ces résultats ne sont pas liés à l’introduction de la recherche, intégrée à la colonne de gauche ; ils portent uniquement sur les requêtes extérieures.
Ce qui est amusant, c’est que les pages lues, elles, sont toujours très variées ; leur liste montre par ailleurs que les lecteurs remontent volontiers dans le temps. Les statistiques chiffrées, elles, viennent corroborer cela car, si le nombre de visiteurs est ridiculement bas (je veux dire : par rapport aux possibilités d’ouverture qu’offre internet), le nombre de pages lues est la plupart du temps bien supérieur.
Sur deux années de parution, on lit encore tous les sujets. Cela pourrait indiquer que ce blog reste un lieu de référence, mais je n’en suis pas certain. D’abord par humilité, mais surtout parce qu’on sait bien qu’internet a toujours un côté ludique : il est fréquent qu’on aille voir des choses qui ne nous intéressent pas réellement ; on s’y rend par simple curiosité. Tout cela fait que je n’ai aucune vision réelle de la nature de ce lieu : qu’est-il, comment est-il perçu, quelle est son importance réelle, s’il en a une ?
15:14 Publié dans Organisation du blog | Lien permanent | Commentaires (5)
mardi, 16 décembre 2008
Boîte à outils
Ne reculant devant aucun investissement pour rendre son cabaret toujours plus accueillant, le taulier a fait installer, sur les conseils de l’officine spécialisée Dalmasso, un moteur de recherche que son aimable clientèle pourra trouver au bas de la colonne de gauche. La recherche s’effectue par mots-clés, évidemment, mais ne porte que sur les notes initiales, pas sur les commentaires. En dépit des frais engagés, le prix des consommations n’a pas été augmenté.
09:14 Publié dans Organisation du blog | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 01 décembre 2008
À propos du Chemin d’enfer
Les auteurs de chansons ont coutume d’utiliser la forme du quatrain, qui vient assez couramment sous la plume et se prête à la mise en musique. Plus rare est l’utilisation du tercet. Chez Léo Ferré, on la trouve quelquefois. Deux exemples : À toi et Le Chemin d’enfer. À toi est constitué d’une série d’images, legs supposés, ordonnées en tercets à rimes plates : aaa, bbb, ccc… Au moment de l’écriture, la rime identique vient fréquemment avec une relative facilité et, surtout si l’on est musicien, presque naturellement. Du moins, je le suppose.
L’ordonnancement des tercets du Chemin d’enfer est autre. Le schéma des rimes est plus complexe : aba, la rime b se retrouvant aux premier et troisième vers du tercet suivant, qui devient donc bcb ; le troisième devient cdc ; le quatrième ded, et ainsi de suite. Cette forme n’a rien d’évident et suppose une réflexion pendant ou après l’écriture. Sauf à considérer qu’il s’agit en réalité de quatrains « éclatés » : on peut en effet lire comme abab les quatre premiers vers et constater qu’ensuite… ça ne fonctionne plus, car la nouvelle rime introduite systématiquement en milieu de tercet ne convient plus à la forme de quatrains supposés. Il s’agit donc bien de tercets, volontairement ordonnés selon un schéma de rimes difficile à observer spontanément, je veux dire : sans corrections ultérieures.
Le poème cesse sur un vers isolé : « Avec le jour au bout comme un suffixe », d’autant mieux venu qu’il contient « au bout » et « suffixe », tous deux porteurs d’une idée d’achèvement, de fin, de stade ultime. La clausule de cette poésie est ainsi intéressante par sa forme : un décasyllabe isolé rimant avec trois vers répartis dans les deux tercets précédents ; et par son fond : elle apporte avec elle l’idée même d’une conclusion.
J’ai pour ce texte un attachement particulier. Il contient en effet quelques uns des vers que je trouve les plus beaux parmi ceux de leur auteur : « Si pour le meilleur j’ai laissé le pire / Le pire m’a mis le meilleur au cœur », « Justice soit faite au bas de la carte / Où mon astrologue a vêtu ma peur », « Je sens dans le creux de vos oraisons / Le parfum lassé d’un brin de bruyère », « Et sur la treille aux grappes de velours / Je millésime un cru de couturière ». Ce dernier vers, d’ailleurs, n’est pas sans évoquer pour moi un autre, un alexandrin cette fois, tiré de Words… words… words… : « J’avais sur le futur des mains de cordonnier ». Est-ce, « couturière » et « cordonnier » se répondant, introduisant la présence de métiers dans chacun d’entre eux ? Est-ce la notion de date exprimée en début de vers soit par « millésime », soit par « le futur » ? Ou bien les deux ?
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mercredi, 19 novembre 2008
La mémoire et la nuit
Le jeudi 30 juillet 1970, le jeune homme souvent présenté ici se trouve au palais du Pharo, à Marseille, pour un spectacle en plein air, au Théâtre aux Étoiles. C’est une des premières fois qu’il se rend au spectacle. Il a déjà vu Fernand Raynaud (hum) l’année précédente, et Brassens en février de cette année-là, tous deux au théâtre du Gymnase. C’est tout. Ce soir-là, il va voir et entendre Léo Ferré, pour la première fois. Il connaît son œuvre depuis une année, et voilà que, au cours de sa tournée d’été, Ferré passe par Marseille.
On entre dans les jardins du Pharo et l’on monte une allée en pente assez forte : à Marseille, le terrain plat, ça n’existe pas. Tout en haut, des gradins sont installés l’été, avec des éclairages provisoires et des « parois » mobiles créant un théâtre éphémère. Ce qui est beau, c’est le palais du Pharo, offert à Joséphine par l’Empereur, qui sert de fond de scène. Et l’on sait que derrière, il y a le monument aux morts de la mer et, en contrebas, le large, déjà.
Il assiste au récital avec le camarade qui, l’année précédente, lui a fait découvrir Ferré en lui parlant, dans la cour du lycée Victor-Hugo, de l’artiste et du 45-tours Barclay du moment : C’est extra, La Nuit, Madame la Misère. Ce soir, ils sont assis sur la gauche, relativement loin de la scène.
Curieusement, il n’a pas énormément de souvenirs de cette soirée. Il lui reste des visions de Popaul, de Léo Ferré en liquette mauve portée par-dessus un pantalon noir, avec un large ceinturon par-dessus le tout. C’est la mode du moment. Il a les cheveux longs et gris. Ce qui est impressionnant – en tout cas pour ses dix-huit ans, et même seulement ses dix-sept ans et demi d’alors – c’est que le chanteur est accompagné par un pianiste aveugle. Sans savoir pourquoi, il a le sentiment, dans son souvenir, d’une nuit infinie – sans doute métaphoriquement, à cause de la cécité de Paul Castanier ; sûrement réellement parce qu’il fait nuit et qu’il voit le ciel noir au-dessus de sa tête ; certainement à cause du contenu des chansons. Il ne sait pas. Pour lui, en tout cas, ce premier souvenir, c’est la nuit, la nuit, la nuit. Les chansons, il ne lui en reste que quelques fragments très brefs dans les oreilles : un bout du Bateau espagnol (peut-être avec les arrangements de Defaye, donc sur bande enregistrée – mais ce n’est pas sûr) et un peu de La Mémoire et la mer, c’est tout.
En revanche, il lui reste aussi le sentiment d’un formidable coup de poing. Un coup de poing sans violence, quelque chose de salutaire. Le premier spectacle de Léo Ferré, c’est quelque chose. Ça ne s’oublie pas, et cependant, les détails s’évanouissent. Demeure une impression.
Ensuite, plus rien : la sortie, le retour, rien. Tout s’est effacé. Trente-huit années ont coulé. C’était hier.
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lundi, 17 novembre 2008
Léo Ferré, les années-galaxie, histoire d’un livre
On sait l’histoire du premier volume consacré à Léo Ferré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » par Charles Estienne, paru en 1962 sous le numéro 93. On n’y reviendra pas ici.
En 1969, Pierre Seghers cède sa maison à Robert Laffont. Les déboires qui, dans les années qui suivirent, surgirent à propos de la nouvelle collection « Poésie et chansons » dont le livre d’Estienne constitua le numéro 1, aboutirent à une procédure judiciaire. L’éditeur fit une fleur à l’artiste : bien qu’ayant gagné son procès, il accepta de donner néanmoins satisfaction à Léo Ferré et réintégra le livre en « Poètes d’aujourd’hui », à sa place initiale, sous le numéro 93. C’était élégant.
En 1986, les éditions Seghers (devenues une simple marque de la maison Laffont) s’avisèrent que le volume d’Estienne datait quelque peu et firent connaître à Léo Ferré leur intention de commander un nouveau tome. Dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », cela se produisait quelquefois. Par exemple, le Rimbaud de Lionel Ray avait remplacé celui, un peu dépassé, de Claude-Edmonde Magny. C’était un souci d’éditeur parfaitement normal : une collection, surtout prestigieuse comme celle-là, servant de référence depuis des décennies, doit être périodiquement reconsidérée, mise à jour. À l’époque, elle était dirigée par Bernard Delvaille.
Léo Ferré n’avait pas oublié les problèmes connus autrefois. Il posa ses conditions : la préface serait de Françoise Travelet ; les photographies d’Hubert Grooteclaes ; le volume porterait le numéro 93 bis. Surtout, il exigea que le premier tome, celui d’Estienne, soit maintenu au catalogue. Sans cela, il refuserait la parution du nouveau livre. Comme il conservait l’entier copyright des textes qui devaient y figurer, son plein accord était donc indispensable et il obtint tout ce qu’il avait demandé. Avec cette nuance, certes peu importante, qu’au numéro 93 bis, l’éditeur préféra 93-2. J’ignore pourquoi.
Léo Ferré fut ainsi le seul auteur à compter au catalogue deux volumes de la fameuse collection.
En 1988, Robert Laffont se retira et vendit sa maison à Fixot. Dans un livre de souvenirs publié des années plus tard, il a laissé entendre que cela ne lui avait pas plu mais qu’il n’avait pu faire autrement : il ne donne aucun détail.
Arriva ce qui devait arriver, étant donné ce qu’on sait de la politique éditoriale de Fixot : très rapidement, le fonds Seghers disparut et, avec lui, la collection célèbre. Les volumes cessèrent d’être réimprimés. Quelques années plus tard, une timide renaissance fut tentée : sous un habit mis au goût du jour, on fit ressortir une poignée de « Poètes d'aujourd'hui » ultra-célèbres, voire classiques. Ce fut tout. Plus tard encore, on ressortit quelques titres en « Poésie et chansons », notamment le calamiteux Georges Moustaki de Cécile Barthélémy, mis à jour par elle-même, ouvrage qui constitue une catastrophe langagière, une aberration stylistique et un véritable éventaire de coquillages.
Les deux Ferré, eux, n’ont pas été repris.
Passage Léo Ferré, les couvertures de ces deux livres, dans toutes leurs versions.
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vendredi, 14 novembre 2008
Armand Lunel le méconnu... (1892-1977), par Francis Delval
Je remercie une fois de plus Francis Delval pour sa participation érudite et amicale à la vie de ce lieu.
J’avais évoqué dans ma note de juin, Ferré et les philosophes, très brièvement, la figure d’Armand Lunel, en une dizaine de lignes. Je reviens sur ce personnage mal connu qui traversa la vie de Léo Ferré. Cette note sera très différente de mes notes déjà mises sur le blog.
Armand Lunel est né à Aix-en-Provence en 1892, et descend d’une vieille famille de lettrés liés à la communauté juive du Comtat Venaissin, plus précisément de Carpentras. Jacob de Lunel, poète et rabbin, écrivit au XVIIIe La tragédie provençale de la reine Esther, et le grand-père d’Armand Lunel fut un ami très proche de Frédéric Mistral, co-prix Nobel de littérature en 1904.
Lunel fera ses études au lycée Mignet d’Aix-en-provence, où il se liera d’amitié avec Darius Milhaud, son condisciple, juif également. Cette amitié durera jusqu’à la mort de Milhaud en 1974. Après le baccalauréat, il continue ses études à Paris, notamment en khâgne au lycée Henri IV, où il suit les cours d’Alain. Puis il intègre Normale Sup et passe avec succès l’agrégation de philosophie. Après avoir participé à la Grande guerre, il sera nommé professeur au lycée de Monaco en 1920, poste qu’il occupera jusqu’à la retraite.
Armand Lunel a souvent dit qu’il n’était pas philosophe, mais seulement professeur de philosophie. Il se bornait à traiter le programme et n’a jamais publié de texte philosophique, n’étant pas, ne se voulant pas un « créateur de concepts ». Il consacrera sa plume à d’autres tâches.
Ainsi, il publie un premier roman en 1925, L’Image du cordier (NRF), et la même année offrira un livret d’opéra à D. Milhaud : Esther de Carpentras, début d’une longue collaboration. C’est à cette époque qu’il rencontre Albert Cohen, l’auteur de Solal et de Belle du seigneur, œuvre majeure, un des plus grands romans sur l’amour qu’on puisse lire. Cohen suggère à Lunel d’écrire un autre roman, qui serait entièrement hébraïco-comtadin. Ce sera Nicolo-Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras, qui fut en 1926 le premier roman à inaugurer le prix Renaudot, que l’on venait de créer. Ce roman nous conte à la fois les troubles que causa à Carpentras l’assignation à résidence de Dreyfus, troubles que Lunel vécut enfant, son père s’étant installé dans cette ville, et l’histoire de Nicolo-Peccavi, antisémite notoire, marchand d’habits ecclésiastiques, qui découvrira qu’il est l’arrière petit-fils de juifs convertis au christianisme. Ce livre fut réédité en collection « Folio » en 1976 pour le cinquantenaire du Renaudot. Il fut vite épuisé et non réédité depuis… Pas rentable, Lunel ?
Armand Lunel publiera six romans, des recueils de nouvelles, des essais savants sur les juifs du Languedoc et de Provence, un ouvrage sur le Sénégal. En 1945, il publie un livre appelé Par d’étranges chemins, où il rapporte les scènes atroces dont il fut le témoin en 1940.
Lunel fut aussi librettiste d’opéra. Il écrivit La Chartreuse de Parme pour Henri Sauguet, et bon nombre de livrets pour son très prolifique ami Milhaud : Les malheurs d’Orphée, Maximilien (mal accueilli par la critique), Esther de Carpentras, Barba Garibo, et David, pour le tri-millénaire de Jérusalem… Lucien Rebatet traite cette œuvre de « chromo » dans son Histoire de la musique, mais avec Rebatet, on ne sait jamais si c’est le critique, le wagnérien ou l’antisémite qui juge…
Un ouvrage de jeunesse, écrit vers 1912 ou 1913, fut publié en 2000, Frère gris, une prose poétique aux accents claudéliens, mais qui fait aussi penser aux Nourritures terrestres de Gide, et qui abuse un peu du « ô » vocatif… (Milhaud mit aussi ces deux écrivains en musique).
Armand Lunel ne quitta donc jamais le lycée de Monaco. Rappelé aux armées en 1939 comme interprète, il fut, après la défaite de 1940, atteint par le statut des juifs, mis en place dans la région par les troupes italiennes d’occupation. Les autorités monégasques purent le maintenir un an à son poste en payant elles-mêmes son salaire. Lorsque les Allemands succédèrent aux Italiens en 1943, le Prince Louis II, à la demande de Lunel, prit en charge une trentaine de familles juives… D’où l’attachement de Lunel à la famille Grimaldi.
Armand Lunel est mort à Monte-Carlo en 1977. On dit qu’il fut le dernier locuteur vivant du judéo-provençal, langue qui s’est éteinte avec lui.
Recentrons-nous sur la rencontre Lunel-Ferré.
Le collège de Bordighera n’ayant pas de classe terminale, Léo Ferré rejoindra en octobre 1933 le lycée de Monaco. Il passera donc une année, à raison de neuf heures par semaine, dans la classe de philo d’Armand Lunel. Lunel traite le programme, rien que le programme. Ce n’est pas un professeur charismatique, il ne prétend pas innover en philosophie. Il crée sur d’autres terrains. Léo Ferré, apparemment, s’est passionné pour la philosophie. On le sait, cette année-là, il reçut de ses camarades le surnom de « Philo »…
Plusieurs questions restent sans réponse. Ferré savait-il qui était Lunel ? Qu’il était romancier, librettiste, ami de nombreux musiciens (le Groupe des Six, particulièrement) ? C’est fort probable. Aussi discret puisse être le professeur, les élèves finissent toujours par découvrir ce genre de choses. Si la philosophie a accroché Ferré, le cursus très particulier de Lunel n’y est sans aucun doute pas étranger… Un grand bol d’air, d’intelligence, et de liberté après les années de censure des livres chez les frères…
Autre question sans réponse : Ferré et Lunel se sont-ils revus après 1934 ? Ferré retourne plusieurs mois à Bordighera pour enseigner le français, puis ce sera la fac à Paris, le service militaire, la « drôle de guerre ». Il ne réintègre Monaco qu’en 1940. Mais Monaco n’est pas grand… Il est hautement probable qu’ils se soient rencontrés, au moins croisés. Si Léo Ferré a, comme l’a confié Maurice Angeli, son ami depuis le lycée, aidé des juifs à se cacher, avant de passer en Italie, l’antisémitisme étant peu virulent en Ligurie, ou joué les passeurs, il n’est pas impossible qu’il ait eu des contacts avec Lunel.
Il est de même plausible que Lunel, en tant que président du Pen Club de Monaco, ait assisté aux concerts et spectacles de Ferré dans la principauté (comme la création de La Chanson du mal-aimé, en 1954), et qu’il ait suivi de près sa carrière.
On n’oublie pas ses anciens élèves si facilement… Je parle d’expérience.
Léo Ferré fut en certaines circonstances un homme discret. Il a par exemple dit très peu de choses sur Léonid Sabaniev. Il fallut une recherche serrée de notre ami Jacques Miquel pour savoir qui était exactement ce musicien émigré à Monaco.
Si Ferré n’a jamais parlé de Lunel, cela ne signifie rien. Il faudrait consulter le fonds d’archives Armand Lunel, consultable à la bibliothèque municipale d’Aix-en-Provence, mais c’est un peu loin. Ou les archives Ferré.
La ville d’Aix a tenu à honorer la mémoire d’Armand Lunel, à sa manière : une salle de cinéma porte son nom ! Sic transit gloria mundi...
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mardi, 11 novembre 2008
À propos d’une émission de 1950
Sur le site de France-Culture, une émission, Jeux d’archives, nous permet d’entendre Raphaël Caussimon présentant deux réalisations qu’il vient d’effectuer au sujet de son père et de Catherine Sauvage.
Dans le corps de l’émission est donnée une interview de Léo Ferré, diffusée initialement dans Messages de France, en 1950. La date exacte n’est pas donnée par le journaliste ; il s’agit du mardi 25 juillet 1950.
Ce qui est plaisant dans cet entretien, un des plus anciens connus – peut-être le plus ancien, si l’on ne tient pas compte de ceux parus dans la presse écrite – c’est de constater, une fois encore, une fois de plus, combien Léo Ferré est lui-même depuis toujours. Je ne parle pas ici de fidélité aux mêmes idées, aux mêmes amis, aux mêmes poètes. Tout cela est connu. J’entends évoquer sa permanence. En juillet 1950, il a trente-quatre ans, chante dans les cabarets depuis bientôt quatre années, a rencontré celle qui deviendra sa seconde épouse six mois plus tôt.
Au journaliste qui le présente – avec ironie peut-être, mais ce n’est pas certain – comme un « célèbre compositeur », Léo Ferré réplique calmement mais avec un mélange d’humilité et d’autodérision, certes teinté d’un peu d’amertume, des choses comme « Je le mérite », « J’ai beaucoup d’argent », « Je suis venu avec une Delahaye Grand-Sport », « Je pars demain en Afghanistan, non pas en Delahaye mais en avion », « Je suis un homme très heureux », « Je suis arrivé ». On sait qu’alors, il n’est pas connu du tout, sinon des habitués des cabarets, ceux qui savent Monsieur Tout-Blanc, Le Flamenco de Paris ou Mon Général, mais aussi La Chambre, La Vie d’artiste. On est là avant le premier succès populaire, celui de Paris-Canaille. Il n’a pas d’argent et, si je ne me trompe, pas de voiture. Dans son « Je suis arrivé », il y a déjà l’idée du Parvenu, en quelque sorte. On se demande, à l’entendre – son ton est caustique mais calme – s’il est vraiment triste et aimerait bien être un « célèbre compositeur », ou s’il regrette durement que cela ne soit pas le cas. Peut-être se demande-t-il s’il y parviendra quelque jour (on sait qu’en janvier 1950, au moment où il rencontre Madeleine, il est sur le point de renoncer).
Mais il est lui-même : fier, ironique, orgueilleux mais pas grisé par sa personne ; décidé, d’évidence, à ne faire aucun compromis. Il avoue, moitié modeste, moitié provocateur : « J’ai mis cinq ans pour faire deux années de droit ». Puis il revient, au détour d’une réponse, sur sa déclaration du début, des fois qu’on la prenne pour argent comptant : « Je dois dire d’ailleurs, entre parenthèses, que je n’ai pas encore de Delahaye Grand-Sport, soyez tranquille ». Il revendique : « Je ne suis pas chansonnier. Je fais des chansons ».
Ainsi va cette interview qui nous permet d’entendre, chantés par lui, deux vers des Amants de Paris. Elle livre, déjà éclos, les traits de caractère d’un homme jeune, qui seront les mêmes jusqu’au bout et dont on devine qu’ils étaient déjà les mêmes depuis son enfance monégasque.
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