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jeudi, 12 mars 2009

Fermeture

Le 10 novembre 2006, j’ai créé ce lieu pour tenter de parler sérieusement de Léo Ferré sur la Toile. Quelques « invités du taulier », que je remercie encore, m’ont aidé à le faire vivre, mais je n’ai pu obtenir de textes de différentes personnes, sollicitées à plusieurs reprises afin de renouveler les plumes et les points de vue. Aujourd’hui, cela prend fin. Je ne peux continuer seul la tenue d’un blog à la fois spécialisé et encyclopédique qui, certaines conversations lont montré, ne satisfait réellement personne. J’aurai au moins essayé. Il se trouve que, paradoxalement, mon activité sur la Toile attire encore moins de lecteurs que mes publications en librairie, lesquelles nen retiennent pourtant pas beaucoup. La moyenne des visites journalières n’a jamais atteint la centaine. Il est donc indiqué de fermer la porte : ce petit cabaret aura vécu le temps d’imaginer qu’il pouvait vivre et de me forcer à y croire. Il y aura certainement de nouvelles aventures sur internet, elles seront vécues par d’autres.

 

Je me suis efforcé d’écrire les articles dans une langue accessible, simple, et cependant rédigée le moins mal possible. Cela n’a certes pas été toujours réussi. Je suis venu lire les commentaires et y répondre, chaque jour, au moins cinquante fois, certainement davantage, parfois. J’ai en effet toujours imaginé que c’était mon rôle, afin que ce soit un lieu et non un simple blog. C’est pourquoi j’ai créé cette imagerie devenue, je pense, familière aux lecteurs, de « taulier », d’« invités du taulier », de « prix des consommations », de « cabaret ». Afin qu’un petit univers se dessine, non pour le folklore mais pour aboutir à un contexte un brin original qui, naturellement, n’efface pas le propos initial. J’espère n’avoir pas été trop indigne.

 

Je laisse en ligne, je n’ose pas écrire un corpus, ce serait prétentieux – disons une petite « bibliothèque » de deux-cents notes, parfois suivies de discussions. Bien entendu, l’arrêt du blog suppose pour la première fois – mais autrement, cela n’aurait aucun sens car tout continuerait – la fermeture des commentaires, ce qui est fait désormais.

 

Amicalement.

mercredi, 11 mars 2009

Un point non éclairci

En dépit des nombreux ouvrages publiés qui nous disent Ferré et son œuvre, il demeure encore un point obscur à l’endroit où la biographie rejoint l’œuvre, plus exactement : où les circonstances rejoignent le littéraire.

 

Ainsi, on ne sait pas comment il a été amené à rédiger sa préface aux Poèmes saturniens de Verlaine pour Le Livre de Poche [1]. Était-ce une commande ? Vraisemblablement, mais en quelle occasion la Librairie générale française (Hachette) lui confia-t-elle ce travail ? Ses enregistrements de Verlaine et Rimbaud seront réalisés trois ans plus tard. Les quelques traces de mise en musique de Verlaine, antérieures à cette date, ne devaient pas avoir eu un immense écho. Alors ? Parce que 1961 fut sa grande année ? Ou autre chose ?

 

L’époque était à la critique « au sentiment », fortement empreinte de sensibilité subjective. De nombreuses introductions, dans le catalogue du Livre de Poche d’alors, doivent pouvoir en témoigner. Cette critique moins érudite qu’émotionnelle, qui autorise à conclure sur une phrase comme « … où l’anneau des fiançailles tourne la tête à Saturne », qui permet au préfacier de trahir avec talent, avec style, le poète présenté, en disant justement le préfacier plus que l’auteur lui-même – Léo Ferré ira plus loin encore avec son introduction à Caussimon chez Seghers – cette critique dans l’air du temps d’avant 1968, dans la manière de « la vieille Sorbonne », cette critique, enfin, n’était pas l’apanage de Léo Ferré. Elle est celle, par exemple, de Marie-Jeanne Durry présentant Laforgue ou, pour se cantonner au Livre de Poche et à Verlaine, de Blondin présentant La Bonne chanson suivi de Romances sans paroles et de Sagesse, quand il nous parle de « ces emmurés dans leur colère ou leur jubilation béate [qui] sont peut-être pleins de chansons qui n’ont pas fui ».

 

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[1]. Paul Verlaine, Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, Le Livre de Poche classique, n° 747, 1961.

20:37 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (8)

mardi, 10 mars 2009

Du public et de l’âge

Depuis ses débuts, Léo Ferré a pu compter – dans la mesure où l’on a pu s’intéresser sérieusement à cet aspect des choses – sur le public lettré, les « intellectuels » comme on dit, dont un bon nombre de bourgeois, petits ou grands, pas mal de professeurs et des artistes. Cette audience fut la sienne, avec une tranche d’âge s’étendant du lycéen de second cycle à la personne « encore jeune » – comprendre : un peu âgée – en passant par l’étudiant. La carrière de l’artiste s’étendant sur près d’un demi-siècle, il est bien évident que le lycéen de second cycle et l’étudiant du départ eurent tout loisir de devenir des personnes « encore jeunes ».

 

L’afflux de la population estudiantine qu’on n’a pu manquer de remarquer en 1968 et dans les années qui suivirent ne constituait pas une nouveauté, ce public ayant toujours été là. On a beaucoup glosé là-dessus, mais ce fut l’augmentation considérable du nombre d’étudiants dans les salles où se produisait Ferré qui donna l’impression d’un nouveau public, alors que ce public était ancien et ne remplaçait pas le précédent. Il le masquait par le nombre, uniquement. La preuve en est que, dans les tout-derniers spectacles de 1990, 1991 et 1992, hommes et femmes plus vraiment jeunes étaient encore là, en même temps que ceux qui auraient pu être leurs enfants, voire leurs petits-enfants. En 1990, au TLP-Déjazet, j’ai trente-huit ans, il y a autour de moi des sexagénaires qui pourraient être mes parents, il y a près de moi mes filles, alors âgées de neuf et six ans (l’aînée assistait déjà au spectacle d’inauguration, en février 1986). Il y a évidemment de nombreux spectateurs se situant entre vingt et trente ans. On peut déduire de ces considérations que, dans l’ensemble, le public du début était encore là à la fin, renouvelé deux fois au moins, dans l’intervalle, mais toujours présent.

 

Si l’âge du public connut ainsi une forme de permanence, son origine sociologique varia tout aussi peu : spectateurs cultivés, « intellos », bourgeois. La part de population ouvrière ou d’employés est toujours restée relativement faible, mais il est plus difficile de savoir pourquoi. Le prix des places, modéré par rapport à ceux pratiqués par d’autres chanteurs, ne doit pas, je pense, être en cause : le facteur économique n’explique pas toujours tout. S’agissant des étudiants, je me demande si, réellement, les littéraires au sens très large (littérature stricto sensu, philosophie, linguistique, histoire, droit, sociologie…) étaient plus nombreux que les scientifiques (mathématiques, physique, chimie, odontologie, pharmacie, médecine…) Je n’en suis pas certain mais ne dispose naturellement d’aucune donnée statistique.

 

Si j’insiste aujourd’hui sur ce point qui ne me paraît pas secondaire, c’est parce que cette compréhension de facteurs socioculturels peut permettre d’aider à répondre à la question que, régulièrement, je pose, y compris ici-même : Ferré, qu’est-ce que c’est ?, avant de me risquer à dire : un OVNI artistique. Il n’y a pas d’artiste sans audience, ou bien si : c’est alors un auteur qui range sa production dans un tiroir, c’est tout. Comme ses pairs, Léo Ferré a un public. Il a mis longtemps à le constituer mais l’a conservé. Il n’est pas inutile de s’y intéresser.

14:58 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (11)

vendredi, 06 mars 2009

Dans la nuit de Bobigny

Il faut bien, avant de clore, raconter tout de même comment le jeune homme dont, de loin en loin, nous avons ici suivi quelques aventures, a fini par rencontrer, oh, fort brièvement, Léo Ferré.

 

Le jeune homme a fini par grandir et même commencer à vieillir, il a deux jeunes enfants. Et voilà qu’à trente-deux ans, un jour de 1984, lui prend l’envie – le désir, l’insolence, la folie, l’illusion, le délire, l’extravagance – d’écrire un livre consacré à Léo Ferré. Lui qui se pique de savoir aligner deux ou trois mots de temps en temps mais n’a jamais rien publié, conçoit, avec toute la candeur du monde, un livre dont il a instantanément le projet en tête, qu’il intitulera tout bonnement Léo Ferré, la mémoire et le temps (rien que ça), auquel il envisage d’adjoindre un catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste, en deuxième partie. Après un an de travail, il abandonnera l’idée de ce second volet, effrayé par son aspect tentaculaire, et se cantonnera au texte lui-même, longtemps encore.

 

Il commence à écrire quelques fragments, à fondre des notes. Il y a des choses qu’il trouve tout de suite, d’autres dont la formulation est plus capricieuse à naître. Un jour, butant sur une question de documentation qu’il ne possède pas, il écrit à telle personne qui a déjà commis un ouvrage sur le sujet. Ignorant son adresse, il lui adresse sa demande aux bons soins de la revue La Rue, à laquelle elle a participé encore récemment. L’adresse de la revue La Rue, c’est, on, s’en doute, celle de l’un des responsables. Quelque temps après, il reçoit les photocopies demandées. C’est un temps sans internet. La lettre avait réussi à atteindre la personne en question, alors que l’adresse utilisée n’était plus bonne, mais le courrier avait heureusement suivi et été retransmis. Un peu plus tard, il envoie une deuxième lettre dans laquelle il raconte son projet et reçoit en retour un appel téléphonique. L’histoire est amusante : sa lettre manuscrite a suffisamment convaincu la personne destinataire (graphisme qu’elle jugea élégant, aucune faute d’orthographe) pour la décider à téléphoner et là, la voix du jeune homme grandi fut encore suffisamment convaincante pour aboutir à un rendez-vous. Les choses sont parfois curieuses.

 

De fil en aiguille, la personne lui dit qu’elle va lui faire rencontrer Léo Ferré qui, justement, doit venir chanter bientôt en région parisienne. Le temps passe et voici que l’artiste est annoncé à Bobigny, où il chantera sous chapiteau le 9 mai 1986. À cette seule idée, le jeune homme grandi est aussi à l’aise qu’un pianiste dont un bourreau menacerait d’écraser les doigts. Las, la faucheuse ayant cru bon d’emporter une connaissance de la personne devant servir d’intermédiaire, celle-ci doit partir pour Lyon justement à ce moment-là ; voilà qu’il est maintenant seul à devoir aller trouver le poète pour lui parler d’un ouvrage qu’il entend signer à son propos, rien que ça. Il est trop tard pour reculer.

 

Le soir venu, ayant laissé son épouse d’alors et ses deux fillettes à la maison, il arrive à Bobigny déjà anxieux, finit par trouver le chapiteau, gare sa Peugeot non loin et assiste au spectacle. C’est le plus facile de l’histoire et pourtant, de l’instant où Ferré entre en scène avec Ta parole jusqu’à la fin du récital, il n’entend pratiquement rien et, pourquoi ne pas le dire, crève littéralement de trouille.

 

Et voilà, le spectacle est terminé. Et maintenant ? Il prend sur lui, s’approche de ce qui tient lieu de coulisses : un cordon barrant l’accès à l’extérieur du chapiteau. Avec l’assurance d’un parachutiste ayant oublié son parachute, il demande qu’on remette sa carte à Marie Ferré, une carte sur laquelle il a écrit deux lignes où il se recommande de l’intermédiaire absent. On lui demande d’attendre, puis on revient mais comme il y a du monde, on est occupé, on se souvient mal de qui a remis une carte et l’on cherche… une dame. Il doit alors assurer (et convaincre) que la dame, c’est lui, ce qui est difficile mais il y parvient. Il passe donc en « coulisses » et se dirige vers Mme Ferré.

 

C’est ainsi que le jeune homme grandi se retrouve pour la première fois, dans la nuit, en plein air, derrière un chapiteau, à parler à Marie qui, il le sait aujourd’hui, est d’un abord facile et plein de compréhension et de gentillesse, mais enfin, il est ce soir-là aussi détendu qu’un pilote de voiture de course dont trois pneus sur quatre ont crevé juste avant un grand virage.

 

Le moment plaisant ne fait que commencer. L’artiste est dans sa loge – laquelle, puisqu’il ne s’agit pas d’un théâtre, est constituée d’une baraque de chantier un peu améliorée – et reçoit son public. Eh bien, il n’y a plus qu’à aller le voir et lui parler, c’est tout. La belle affaire ! Le jeune homme grandi est annoncé, il n’a rien à craindre, la personne intermédiaire a bien pris soin de prévenir Marie et Léo Ferré. Marie lui a dit : « Allez-y ». Tout est si simple.

 

Alors commence l’enfer. D’abord, l’angoisse n’a cessé de grandir depuis le début de la soirée. Ensuite, l’énervement, souvent, donne envie de faire pipi (eh oui, pourquoi le cacher ?), ce qui ne serait rien s’il y avait des toilettes ; seulement, il n’y en a pas. Enfin, le jeune homme grandi, à ce moment-là, n’a pas encore arrêté de fumer et, bien évidemment, il ne lui restait en tout et pour tout qu’une cigarette immédiatement fumée ; à présent, il n’a plus rien qu’une envie de… et une peur monumentale.

 

Alors, il attend. Il ne sait pas quoi. Il voudrait partir, se sauver au bout du monde mais ce n’est pas possible, il ne peut plus. Il attend que les admirateurs soient passés, les uns après les autres, il attend que le temps s’arrête, il attend de se dissoudre immédiatement, de rentrer sous terre, d’aller se cacher au fond de son lit pour ne plus voir l’étendue de sa folie et du désastre qu’il est en train de vivre. Il attend.

 

Soudain, quelqu’un, un régisseur sans doute, paraît à la porte de la loge de fortune. Le jeune homme grandi entend : « Il n’y a plus personne ? » L’homme a déjà la main sur la porte qu’il s’apprête à fermer. Il faut y aller. « Si, moi ». Il fonce, la mort dans l’âme, monte les deux ou trois degrés du marchepied, entre. L’artiste est là. Mon Dieu, ne plus rien dire, mourir sur place. Mais ce n’est pas possible. Il parvient à parler : « Bonsoir. Vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Jacques Layani et je viens vous voir de la part de… »

 

Le jeune homme grandi est bien incapable de dire aujourd’hui quels mots ont suivi. C’est la première fois qu’il reçoit, face à face, le regard de Léo Ferré. Le croira qui voudra, ce regard châtain clair est quasi insoutenable d’intelligence. Il a l’impression d’être fouillé par une tête chercheuse et il n’y a là, même longtemps après, aucune exagération. L’entretien durera deux ou trois minutes – dix siècles – et aucun de ceux qui suivront, durant quelques années, ne durera beaucoup plus. Au total, les rencontres du jeune homme grandi avec l’artiste représenteront moins de deux heures. Certes, elles seront inoubliables.

11:02 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (2)

jeudi, 05 mars 2009

Évocation ou Une histoire avec des si

Je me suis toujours demandé et j’y pense encore, si, nous qui aimons aujourd’hui l’œuvre de Léo Ferré, nous aurions su reconnaître ce monsieur au piano, si nous avions été ce public de cabaret de la fin des années 40. C’est une question que j’avais déjà posée dans mon premier livre dont j’avais entamé la rédaction en 1984 et qui parut en 1987. Je continue de me la poser. Je ne parle pas du monsieur déjà un peu connu en 1953 lorsque Catherine Sauvage fait triompher Paris-Canaille, ni de celui qui obtient un engagement en vedette à l’Olympia en 1955. Non, j’évoque vraiment l’homme seul au piano en 1946 et après, qui chante de la boîte à champagne qu’est le Bœuf sur le toit au sous-sol de l’hôtel Saint-Thomas d’Aquin, rue du Pré-aux-Clercs, puis traverse la rue Jacob pour aller, à vingt mètres de là, s’asseoir au piano des Assassins. Cet homme seul, sans agent artistique, sans maison de disques, sans épouse. Je demande : aurions-nous su le reconnaître si, dans la nuit parisienne, nos pas nous avaient portés vers tel ou tel cabaret, dans les premières années de l’après-guerre, avec, à notre bras, une dame à qui nous aurions peut-être imaginé faire un des enfants de ce qui allait s’appeler le baby-boom ? Vraiment, aurions-nous su ? Aurions-nous seulement écouté attentivement ce qu’il chantait ou bien nous serions-nous contentés de complimenter Mme Jordan sur l’excellence de sa cuisine ?

 

Honnêtement, je me garderai bien de répondre. Et plus le temps passe, plus je me dis que, si Léo Ferré a mis quinze ans avant de triompher en 1961 qui fut pour lui une de ses années de gloire avec trois récitals parisiens (janvier, mars et novembre) dont le dernier le consacra définitivement, ce n’est pas forcément inexplicable. Son succès n’avait vraiment rien d’évident et je m’abstiens de jeter la pierre au public du moment. Je pense qu’on ne pouvait pas, socio-culturellement et artistiquement, le recevoir immédiatement. Il me semble bien que ce n’était pas possible.

15:54 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (6)

mercredi, 04 mars 2009

Information

Dans quelque temps, je fermerai ce lieu. La date n’est pas encore fixée, mais l’échéance est définie : la deux-centième note s’intitulera Fermeture. Elle est d’ailleurs écrite depuis plusieurs semaines. Je dis cela aujourd’hui pour ne pas prendre les lecteurs par surprise car fermer le blog signifie qu’il ne sera plus possible d’écrire des commentaires (sans quoi, évidemment, fermer n’aurait plus de sens). Je pense que cet arrêt est rendu nécessaire par mon essoufflement et l’impossibilité dans laquelle je me trouve d’être davantage épaulé. Il faut être lucide : mes derniers articles ne sont pas très bons, il n’est donc pas indispensable de continuer. Poursuivre une activité quand elle ne satisfait plus grand-monde relève de l’idéologie jusqu’au-boutiste ou du journalisme pur et simple (je dois écrire un billet aujourd’hui, qu’est-ce que je vais pouvoir dire ?), dans lesquels je ne veux pas tomber. Ce carnet aura été tenu durant deux ans et demi environ. Pour le moment, je continue.

lundi, 02 mars 2009

L’homosexualité sous le regard de Ferré

On connaît La Tante, texte publié dans Poète… vos papiers ! Il n’est pas indispensable d’en citer des extraits car on regrette ce poème, si révélateur de ce qui se disait de l’homosexualité dans les années 50. On le regrette parce qu’il ne témoigne pas d’une attitude très originale ni très ouverte. On aurait pu s’attendre à davantage de compréhension de la part d’un homme plutôt peu conformiste. L’air du temps, toujours, et l’éducation, certainement, ainsi qu’une question, sans doute, de génération. En résumé, un mélange socioculturel qui désapprouve et moque férocement l’homosexualité. Il paraîtrait que, dans les premières années 70, au moment où il travaille beaucoup, publie de nombreux disques, fait paraître Benoît Misère et réédite Poète… vos papiers !, Léo Ferré ait eu des velléités de mise en musique de cette pièce. Frot l’en aurait dissuadé et Paul Castanier aurait plaisanté : « Quand est-ce que tu fais une chanson contre les aveugles ? »

 

J’ignore si cette information est rigoureusement exacte. J’observe qu’au contraire, le sentiment de Léo Ferré sur la question a, au même moment, évolué radicalement. Il a pris conscience qu’il existe plusieurs formes de sexualité au monde et cesse de se moquer des homosexuels, n’utilise plus de terme péjoratif et les considère plus sereinement.

 

C’est en tout cas ce qui ressort de cet entretien qu’il eut avec Sergio Laguna pour les besoins de son livre, publié en 1974 [1]. Je précise qu’évidemment, les propos de l’artiste furent tenus en français, traduits ensuite en espagnol par Laguna en vue d’une publication dans son pays, et retraduits en langue française par mes soins (en 1987, j’avais lu ce livre et, afin de mieux comprendre son contenu, fait pour mon usage personnel une traduction de premier jet, manuscrite). Naturellement, cela est périlleux et l’on risque de tomber dans tous les pièges de la double traduction mais il n’existe pas, à ma connaissance, d’autre déclaration de Ferré sur ce sujet – en tout cas, entre ces deux dates – et il serait dommage de ne pas prendre en compte ce changement d’attitude.

 

Laguna propose, dans son ouvrage, une présentation de Ferré pour le public espagnol, quelques traductions très littérales qui ne pourraient pas être chantées sur la musique initiale, et un entretien d’où j’extrais ce qui suit. Les deux hommes parlent des femmes et Laguna écrit : « Ferré a continué un bon moment. Puis, insensiblement, la conversation a glissé vers le thème de l’homosexualité ». Ferré déclare :

 

« C’est un problème intéressant et, de plus, actuel, qui fait rire stupidement les imbéciles. Je pense qu’il y a diverses sortes d’homosexuels, mais je parle des vrais comme, par exemple, les gamins qui se sentent davantage femmes, plutôt qu’hommes. Moi, j’ai pour cela un très grand respect, bien que je ne connaisse pas leurs réactions, puisqu’il s’agit d’un monde qui n’est pas le mien, vous comprenez ? C’est un problème grave que personne ne peut comprendre, sinon eux-mêmes. En tout cas, la répression est absolument injuste. Heureusement, il me semble qu’il y a une espèce de progrès en matière de répression, au moins dans quelques pays ».

 

Laguna ne demande pas à Léo Ferré de poursuivre (il ne le fait pas davantage pour les autres sujets abordés) et l’on n’en saura pas plus. On voit que l’artiste, s’il se cantonne à quelques généralités généreuses – mais en 1974, seuls les intéressés allaient plus loin, comme, dans ces années, lors de la création du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) – a bien modifié son discours. Il est tout de même assez remarquable de constater cette nouvelle position, ce revirement plutôt heureux. Sont-ils le fruit d’une discussion ayant suivi la fameuse mise au point faite par Frot et Castanier ou bien s’agit-il d’une évolution personnelle, due au fait qu’il aurait accepté de réfléchir plutôt que de railler ?

 

 

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[1]. Sergio Laguna, Léo Ferré, collection « Los juglares », n° 10, Madrid, éditions Jucar, 1974.

19:05 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (41)