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jeudi, 05 mars 2009

Évocation ou Une histoire avec des si

Je me suis toujours demandé et j’y pense encore, si, nous qui aimons aujourd’hui l’œuvre de Léo Ferré, nous aurions su reconnaître ce monsieur au piano, si nous avions été ce public de cabaret de la fin des années 40. C’est une question que j’avais déjà posée dans mon premier livre dont j’avais entamé la rédaction en 1984 et qui parut en 1987. Je continue de me la poser. Je ne parle pas du monsieur déjà un peu connu en 1953 lorsque Catherine Sauvage fait triompher Paris-Canaille, ni de celui qui obtient un engagement en vedette à l’Olympia en 1955. Non, j’évoque vraiment l’homme seul au piano en 1946 et après, qui chante de la boîte à champagne qu’est le Bœuf sur le toit au sous-sol de l’hôtel Saint-Thomas d’Aquin, rue du Pré-aux-Clercs, puis traverse la rue Jacob pour aller, à vingt mètres de là, s’asseoir au piano des Assassins. Cet homme seul, sans agent artistique, sans maison de disques, sans épouse. Je demande : aurions-nous su le reconnaître si, dans la nuit parisienne, nos pas nous avaient portés vers tel ou tel cabaret, dans les premières années de l’après-guerre, avec, à notre bras, une dame à qui nous aurions peut-être imaginé faire un des enfants de ce qui allait s’appeler le baby-boom ? Vraiment, aurions-nous su ? Aurions-nous seulement écouté attentivement ce qu’il chantait ou bien nous serions-nous contentés de complimenter Mme Jordan sur l’excellence de sa cuisine ?

 

Honnêtement, je me garderai bien de répondre. Et plus le temps passe, plus je me dis que, si Léo Ferré a mis quinze ans avant de triompher en 1961 qui fut pour lui une de ses années de gloire avec trois récitals parisiens (janvier, mars et novembre) dont le dernier le consacra définitivement, ce n’est pas forcément inexplicable. Son succès n’avait vraiment rien d’évident et je m’abstiens de jeter la pierre au public du moment. Je pense qu’on ne pouvait pas, socio-culturellement et artistiquement, le recevoir immédiatement. Il me semble bien que ce n’était pas possible.

15:54 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (6)

Commentaires

S’il est vrai que le grand public n’a pas reconnu Léo Ferré à ses débuts, ce n’est pas le cas de quelques critiques, plus claivoyants.
D’abord Yves Gibeau dans Combat qui écrit le 23 novembre 1943 :
Quant à Léo Ferret (sic), il gâche souvent son curieux tour de chant par une naïveté sans bornes et une conviction dans l’idéalisme proche du délire. Toutefois, sa musique est riche et la beauté de certaines images poétiques touche.

Daniel DALLA GUARDA

Puis en septembre 1948 ‘Regards’ publie cette critique :
Chaque soir, il lance ses sarcasmes à un public surpris, mais rapidement conquis, à part quelques snobs parfois qui se regardent gênés et murmurent entre leurs dents « Ça jette un froid ».

L’année suivante le 21 déc. 1949 le passage de Ferré à l’Ecluse est annoncé par la ‘Semaine De Paris’

Plus tard encore, Maurice Ciantar, de Combat écrit en 1952 :
Je vous entends dire : Léo Ferré, qui est-ce ? Car, par une injustice insigne, à moins que ce ne soit l’incuriosité des contemporains, bon nombre ignorent l’auteur de l’admirable ballade de L’Île Saint-Louis.

Pour son passage à l’Echelle de Jacob, en 1953 on peut lire dans Franc-Tireur :
Ferré est l’un de nos plus authentiques poètes, s’il est vrai que la mission du poète est d’éveille, d’inquiéter son époque. (…. ). Les amateurs de digestion béate n’ont rien à gagner à écouter Léo Ferré, courbé sur son piano, blême, tout en noir, avec son profil d’épervier, son rire sardonique.

Il faut aussi rappeler Vincente De Benedetti qui à l’époque suivait Léo Ferré d’un cabaret à l’autre, comme elle le raconte dans ‘Les Cahier d’études Léo Ferré’. Il avait donc un public, restreint mais déjà fidèle, qui l’avait reconnu.

Écrit par : DALLAGUARDA | vendredi, 06 mars 2009

Daniel, ta première citation ne peut pas être de 1943, puisqu'il commence en 1946.

Il y avait certes ces critiques, mais les journalistes faisaient leur travail, c'est tout. Je parlais du public, vraiment du public. Et je me disais que, peut-être, nous n'aurions pas su, nous-mêmes, le reconnaître.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 06 mars 2009

Jacques, je pense qu'il faut d'abord définir à quel type de public vous pensez appartenir.

A Saint-Germain, il devait y avoir un public noceur dont une partie de la hype s'articulait certainement autour de la singularisation mélomane, du genre "oh, j'ai découvert tel mec, formidable !", chacun étant avide de nouveautés, de "délires", de sensations fortes, chacun cherchant à se valoriser en étant parmi les premiers à parler d'un artiste inconnu, de préférence un artiste qui puisse d'une manière ou d'une autre épater la galerie (cette valorisation ne fonctionnait donc que si un buzz se créait).
Et c'est pourquoi il ne fait pas de doute pour moi que Ferré a vite été identifié et reconnu par ce microcosme.

On appelle ça un public prescripteur, toujours en avance sur les tendances et la masse du grand-public (qui lui, doit se lever le lendemain pour faire tourner la boutique). Or c'est le grand-public qui fait le succès, et ce grand-public est effectivement déterminé par la structure socio-culturelle de l'époque (contrairement à l'oisive jeunesse). Dans le cas de Ferré, le public prescripteur n'a pas eu d'effet boule de neige, comme ça a pu être le cas pour Brel ou Brassens.

Aujourd'hui rien n'a changé, sauf que bien sûr que la production de musique populaire hexagonale a éclaté en "scènes" qui ne se mélangent guère (chanson, rock, métal, reggae, électro, rap, etc.).

Si vous ne pensez pas avoir été du genre à adorer sortir chaque soir, vivre la nuit et écumer les clubs, avoir une pratique identitaire de la musique qui vous pousse à vous singulariser socialement en vous intéressant à des artistes obscurs, à vous empiffrer de concerts pour avoir le sentiment d'être "là où ça s'passe", à être dans une sorte de boulimie consommatrice de l'hyper contemporanéité, eh bien oui, il est fort peu probable que vous eussiez pu repérer Ferré dans le flot des artistes émergents après-guerre.

Écrit par : The Owl | vendredi, 06 mars 2009

En 1946 et jusque dans les années 60 (bien avancées) ni moi, ni Jacques -- nés en 1948 et en 1952 -- n'aurions pu nous permettre, parce que ne travaillant pas, ces soirées "pousse-pousse". Je veux dire pousse-toi, c'est moi qui vais le voir en premier ; pousse-le on va voir ce qu'il a dans le ventre. Car pour assister à ces remârquâbles soirées, il ne faut pas d'obligation pécuniaires, mais il faut aussi que des parents nous aient confectionné un marche-pieds. Ce qui n'est effectivement pas le cas du grand public.

Écrit par : Martine Layani | vendredi, 06 mars 2009

Il est bien certain que la question que je pose est difficile, le contexte ayant totalement changé. Si j'avais eu entre vingt et trente ans en 1946 et après, si j'avais eu de l'argent pour sortir, si j'avais pu assister à des spectacles commençant parfois très tard sans crainte de ne plus pouvoir me lever le lendemain matin, alors... Mais ces conditions ne seront jamais réunies, donc, ma question ne tient pas, du moins au niveau -- bien analysé, d'ailleurs -- où se place Owl.

Mais supposons.

Supposons que ces questions soient résolues et que je me trouve, avec une femme ou avec des amis, ou les deux, aux Assassins, par exemple. Est-ce que je vais prêter réellement attention à ce chanteur dont je n'ai jamais entendu parler, que je ne suis pas venu spécialement entendre (c'est ça, surtout, je ne suis pas demandeur) ? Et là, je dis avec beaucoup d'humilité : je ne suis sûr de rien.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 06 mars 2009

Le journal "Combat" existait en 43, mais clandestin.Le romancier Yves Gibeau,qui chanta lui même un peu, n'y entra
qu'à la libération.
Ses romans sont encore très lisibles...Mais Daniel a dû tomber
sur une info avec une coquille...

Écrit par : Francis Delval | vendredi, 06 mars 2009

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