mardi, 30 janvier 2007
Benoît Misère, histoire d’un livre
Je propose ci-après un article que j’avais donné aux Cahiers d’études Léo Ferré, qui a paru en 2002 dans le n° 6. Pour sa publication en ce lieu, je l’ai légèrement complété.
Benoît Misère est l’unique roman publié par Léo Ferré. Il entreprend sa rédaction à Paris, dans son appartement du boulevard Pershing, aujourd’hui disparu, le dimanche 25 novembre 1956. C’est le début d’une longue histoire.
En 1961, il répond à une interview non signée et signale l’existence de cette œuvre à laquelle il travaille depuis cinq ans mais, bien sûr, de façon discontinue [1]. L’éditeur René Julliard retient rapidement le livre, mais il meurt le dimanche 1er juillet 1962 et le roman, finalement, reste en souffrance. La même année, Ferré mentionne de nouveau, au cours d’un entretien avec Charles Dobzynski au moment de son récital à l’ABC, que le livre va paraître [2]. En fait, Léo Ferré ne cessera d’y travailler que le mardi 9 juin 1970, date à laquelle il l’achève enfin, à Florence. Au total, il lui aura fallu quatorze années pour écrire son ouvrage.
Comme on le sait, il s’agit du récit de ses initiations. À la merveilleuse enfance monégasque aux goûts de soleil, de sauce tomate cuite durant des heures, de mandarine, aux odeurs de mer, enfance durant laquelle croisent autour de lui des personnages magnifiquement dépeints par l’écrivain parvenu à l’âge adulte, succède le déchirement de l’entrée au collège des frères des écoles chrétiennes, à Bordighera, au-delà de la frontière italienne. Huit années de « prison », d’apprentissage de la solitude et de la liberté intérieure, du refus. Le petit Benoît découvre la musique dans une crèmerie où l’emmène sa mère, qui est venue le voir dans son pensionnat, son enfermement, son exil. Puis il s’invente des amours – la fille aux souliers à semelles de crêpe – et un double, Dobrowitch dit Dobro. Et devient un homme.
L’écrivain Jean-François Revel travaille dans l’édition. Il est présenté à Léo Ferré par son épouse Claude Sarraute, qui tient alors la chronique de variétés du Monde en lui insufflant un esprit et une qualité rarement connus dans ce domaine. Revel obtient de Ferré qu’il termine son travail et le rende enfin public. Il lui propose de le donner à Robert Laffont.
C’est ainsi qu’achevé d’imprimer le jeudi 10 septembre 1970, le roman paraît chez Laffont au mois d’octobre. Le livre est ceint d’un bandeau vert (bleu marine par la suite), qui indique : « Le premier roman de Léo Ferré » en caractères blancs.
Un encart en noir et blanc paru dans la presse présente une photographie du poète et annonce : « Un premier roman qui conte les enfances d’un grand poète. L’histoire d’un de ces gosses, de tous ces gosses que l’on met en prison à neuf ans » [3].
Le mercredi 28 octobre 1970, Michel Polac présente l’ouvrage dans l’émission télévisée Post scriptum. Paul Guimard expose le sujet du livre et Jean-Pierre Chabrol explique qu’il l’a lu sans indulgence et l’a aimé. Quatre lecteurs donnent leur opinion, dont l’une est négative. Ferré, présent, apporte quelques précisions.
À Marseille, le quotidien Le Provençal commente le roman dans sa longue chronique littéraire du dimanche, et titre à son sujet « Contestation en rose ». Un portrait de Léo Ferré illustre l’article. Bien entendu, dans un journal du midi, le côté méditerranéen de l’histoire est particulièrement souligné. On insiste sur l’enfance ensoleillée de l’artiste. « Le seul fait que l’action se déroule entre Monaco et Bordighera, dans un "climat" typiquement méditerranéen et avec des personnages dont la plupart ont la truculence et la tendresse de ceux de Pagnol, ne peut pas ne pas être pour nous le fait essentiel. Il y a entre Ferré et nous un merveilleux sentiment de complicité et il n’est pas jusqu’aux critiques que l’on puisse formuler qui ne naissent précisément de cette complicité. Étant "en pays de connaissance", il peut arriver que nous ne nous "reconnaissions pas" nous-mêmes dans l’interprétation parfois insolite que Ferré nous propose de souvenirs qui sont à la fois les siens et les nôtres. Rien de plus excitant d’ailleurs, car il est aussi "plaisant" d’être enchanté par ses évocations qu"amusant" de les contester. […] Benoît Misère est fait de "morceaux de bravoure", c’est un roman lyrique, le contraire même d’un "nouveau roman". Par le rebondissement de l’invention, il fait songer au mot d’un des personnages (à propos de Monte-Carlo, bien sûr) : "Le sucre d’orge du hasard et de la chance". Rien de superficiel pourtant, car le délire verbal se fonde sur une sensibilité infiniment riche. On se doit de signaler entre réussites majeures les variations sur l’odorat, "la terrifiante entreprise de sentir" et l’univers de Benoît est pour une bonne part "olfactif" : "Ma mémoire d’éléphant est une mémoire de nez…" (cf. ce qu’il dit de l’encens et des mandarines de Noël). Quant aux pages sur le "cimetière du temps", où il évoque son oncle, l’horloger, elles sont simplement fascinantes. Qui ne lira sans émotion ce qu’il nous dit des fiacres et des trams de naguère ? Je m’excuse d’avoir si maladroitement parlé de ce livre, mais comment le commenter alors qu’il est envoûtant comme une chanson de Ferré ? Tout est dans le ton, dans la voix. Ce manifeste du désespoir et de l’espoir est aux antipodes de certaines recherches. Comme Ferré a raison : "Du jour où l’abstraction, voire l’arbitraire, a remplacé la sensibilité, de ce jour-là date non pas la décadence, qui est encore de l’amour, mais la faillite de l’art." Puisse sa leçon être entendue ! » [4].
On ne peut toutefois manquer de remarquer que la construction de Benoît Misère n’est pas à proprement parler celle d’un roman. Il s’agit de seize chapitres très distincts, qui feront dire ceci à Georges Coulonges, plusieurs mois plus tard, lorsqu’il consacrera au volume une note de lecture, dans la revue littéraire Europe : « Pottier appelait son héros Jean Misère et le mettait en chansons. Ferré abandonne la chanson pour mettre Benoît Misère en roman. Roman ? Je n’en suis pas sûr. Que Ferré nous dise: "Ce livre n’est pas autobiographique" ne suffit pas à nous convaincre : il s’agit de cet ouvrage commun à beaucoup où le je de la maturité se plonge avec délectation dans les jeux de l’adolescence. En fait, Benoît Misère, c’est, dans une ambiance monégasque, Le Petit Chose ou Le Grand Meaulnes qui, devenu adulte, réinvente pour nous le musée Grévin de ses amis et de ses tortionnaires. Ils s’appellent Mme Tirette ou Barba Chino, Je Tâte ou Stradi, la plume de Ferré leur donne une vraisemblance pittoresque mais, invités à contempler leurs portraits successifs, nous n’avons pas pour autant l’impression qu’ils forment un roman. Une aimable collection de gravures anciennes plutôt, que l’auteur contemple tour à tour avec tendresse ou avec une ironie désabusée » [5].
Pour présenter une émission de télévision, Jacques Marquis reviendra sur le sujet dans Télérama : « Ce Benoît Misère qui s’accrochait "comme une bernique au fond du trou noir" et raconte les "ciels désespérés de son enfance", avec la verve d’un Pagnol, mais canaille, vindicatif, amer et douloureux, c’est Léo Ferré » [6]. Plus tard encore, dans La Semaine radio-télé, Luc Seyral rappellera : « Benoît Misère, l’histoire d’un personnage qui lui ressemble comme un frère » [7].
Pagnol, Le Petit Chose, Le Grand Meaulnes ! À l’unisson ou presque, les chroniqueurs en appellent au classique imaginaire – ou non – de l’enfance littéraire. Au vrai, si Ferré avait poursuivi – mais ce n’était pas son propos – le récit de la vie de son héros, les journalistes eussent sûrement évoqué le souvenir de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale. Cela dit, il est des compagnonnages moins prestigieux ! On remarquera cependant combien est répandu ce que l’on tient ici pour le vice absolu, la comparaison. Quand cessera-t-on de mettre des œuvres en parallèle ?
Le livre sera réédité plusieurs fois. Une première fois chez Plasma, en mars 1980. Une seconde au Gufo del Tramonto, les éditions fondées par Léo Ferré lui-même, en novembre 1989. Une troisième fois enfin, en mars 2001, dans une présentation entièrement nouvelle, par La Mémoire et la Mer, maison d’édition que dirige Mathieu Ferré. Entre temps, il aura fait l’objet d’une traduction en italien due aux soins de Giuseppe Gennari, qui fut publiée chez Gianni Maroni Editore en mai 1994. Gennari reprendra plus tard sa traduction et la fera reparaître sous le titre Mi racconto il mare, chez Lindau, en 2003. Il aura donc, au total, offert six visages.
Maintenant, Benoît Misère est de nouveau disponible et le demeurera. L’aspect peu orthodoxe que lui reprochait la critique le sert finalement car, hors du temps, hors des modes, le roman de Léo Ferré peut être lu aujourd’hui comme en 1970. Il ignore les rides, littéraires ou autres. L’enfance est une œuvre originale et la vie, une série de rééditions.
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[1]. Chansons, octobre 1961.
[2]. Les Lettres françaises du 7 au 13 décembre 1962.
[3]. Le Nouvel Observateur du 16 novembre 1970.
[4]. Le Provençal du 29 novembre 1970.
[5]. Europe, avril-mai 1971.
[6]. Télérama du 3 octobre 1971.
[7]. La Semaine radio-télé du 29 juillet au 4 août 1972.
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Commentaires
Merci pour toutes ces précisions. Je m'étais étonné d'entendre Ferré dire du mal de Revel dans l'émission Radioscopie de 1980 (qu'il dit d'être "d'extrême droite") sachant que j'ai eu plusieurs fois l'occasion de lire que ça serait l'une des personnes qui l'aurait encouragé à écrire le livre. Liberté de ton ou embrouille entre les deux personnes ?
Écrit par : Raoh | mardi, 30 janvier 2007
Entre-temps, Revel avait eu des positions de droite un peu... "raides", disons. Mais je ne saurais dire où exactement, je n'ai pas conservé trace de ça.
Léo Ferré connaissait Claude Sarraute (fille de Nathalie), qui le suivait pour Le Monde depuis des années et l'admirait sincèrement et intelligemment (elle n'écrivait pas encore les idioties qu'elle publie depuis une vingtaine d'années). Je crois qu'à cette période, il avait à Paris un appartement qui lui servait de pied-à-terre et se trouvait situé tout près de chez elle. Comme elle était la compagne de Revel et que Revel travaillait alors chez Laffont, ça s'est fait comme ça. Je ne pense pas que les deux hommes se soient, eux, beaucoup connus.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 30 janvier 2007
Il y a tant de choses à dire sur "Benoît Misère"... que je ferai ici que dire un mot sur Revel:J-F Ricard fut quelques années prof de philo,avant de devenir journaliste sous le pseudo de Revel;Il a toujours été"conservateur", violemment anticommuniste,et pro-américain.
Il publia en 57 un pamphlet:"pourquoi des philosophes",souvent réédité et qui s'attaque aux intellectuels des années 50(Sartre etc);j'y fais référence, car il cite Léo ferré,ces deux vers de "l'esprit de famille"
"Ma mère alors avait un tic
c'était le complexe d'Oedipe"
afin de dénoncer les dangers de la vulgarisation de freudisme,qui devrait être réservé aux spécialistes,Ferré ayant par ignorance du sujet attribué le complexe à la mère plutôt qu'à l'enfant (Sic!);bref ,Ferré ne sait pas lire.
Revel devait être imperméable à l'humour de cette chanson.
Voilà comment Ferré est devenu un exemple dans un pamphlet contre les philosophes,qui,comme Sartre essayait dans ces années-là, d'écrire pour le plus grand nombre
(je n'ai plus ce livre malfoutu,qui eut hélas une suite:"la cabale des dévots" en 62)
Écrit par : francis delval | mardi, 30 janvier 2007
Voilà pas mal de détails, merci Francis. Je pense que Raoh a la réponse, maintenant.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 30 janvier 2007
Oui. En effet. La critique de Ferré sur les dérives droitières du personnage est fondée, quoiqu'en ait dit Chancel ! Je pensais simplement que Revel avait fait preuve de gentillesse envers Ferré, et pour les encouragements qu’il lui témoigna concernant l’écriture du livre et pour les mots qu’il eût pour lui (lesquels sont rapportés dans le livre de Belleret, « l’extraordinaire intelligence de son hôte »), et je me disais qu'en retour Ferré n'était pas tendre et n'avait pas froid aux yeux… Mais apparemment Revel n’en dénigrait pas moins Ferré. Au moins lui a t'il été épargné d'assister à "l'académisation" du personnage...
Écrit par : Raoh | mardi, 30 janvier 2007
Cela étant, il est humainement possible d'admettre qu'on dise une chose à un moment donné et autre chose des années plus tard. Cela nous est arrivé, je pense, à tous. Je parle ici, bien sûr, de l'opinion qu'on peut avoir d'un homme.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 30 janvier 2007
francis: "Il a toujours été"conservateur", violemment anticommuniste,et pro-américain.", c'est inexact car Revel, dans son parcours, a d'abord été (comme beaucoup d'ailleurs) communiste et il est resté pendant longtemps anti-gaulliste (et même proche de Mitterrand, quand celui-ci se situait au centre).
Si Revel dénonce la chanson en raison de cette "erreur" - alors que Ferré ne songe nullement à "populariser" le freudisme mais semble au contraire se moquer de cette mode conceptuelle et langagière, a fortiori quand elle est fautive ou approximative - franchement ce serait bien stupide. D'une certaine manière, la chanson de Ferré irait dans le sens de la thèse de Revel. Il faudrait retrouver le passage en question (le livre ne doit pas être si rare) car il est difficile de croire que Revel ait pu atteindre ce degré de connerie.
Jacques: "Je ne pense pas que les deux hommes se soient, eux, beaucoup connus." il semble que Revel n'évoque pas Ferré dans ses mémoires, en effet.
Écrit par : gluglups | mardi, 30 janvier 2007
on s'éloigne du sujet qui est le roman de ferré! Cela dit,il ne "dénonce " pas la chanson:il prend les 2 vers comme exemple de contresens que peut produire une vulgarisation hâtive de la psychanalyse,(ce n'est une charge contre Ferré),il ne faut pas accorder à cela trop d'importance,c'est juste un détail "amusant"!
quant à son parcours,il peut'être jadis été communiste, mais le revel dont je me souviens a été "socialiste" jusqu'en 70 environ,sur des bases très anti-communistes,avant de voguer vers un pro-américanisme solide,ilfaut périodiser;extreme droite,cest excessif,mais il faudrait savoir à partir de quel discours ou position on était d'extreme droite pour Ferré.Bon,ce n'est pas un blog Revel
Écrit par : francis delval | mardi, 30 janvier 2007
Je me régale de vous lire Monsieur Layani - Merci pour vos écrits très précis il me semble - Je fais un copier-coller et je lis tout cela tranquille.... dans mon dodo - Bon courage !!
Écrit par : monique | mardi, 30 janvier 2007
Je connais fort peu Revel et m'abstiendrai par conséquent de toute analyse. Je citais simplement son nom par rapport au rôle qu'il a joué dans cette histoire. De toute façon, je pense que Léo Ferré a accepté de terminer son roman sur l'insistance de Revel, certes, mais surtout pour Claude Sarraute.
Comme je l'ai dit plus haut, ça ne me choque pas réellement qu'on dise une chose un peu dure sur quelqu'un en 1957 et que, en 1970, on apprécie davantage la personne. Si cela s'était produit dans la même semaine, d'accord, c'était idiot, mais à treize ans d'écart...
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 30 janvier 2007
Que penser des dires de Frot,dans son ultime livre:"je n'suis pas Léo Ferré",à propos de Benoit Misère ? page 237 sq,il donne à lire un découpage de le préface,destiné,dit-il, à être mis en musique.Avec l'assentiment de Ferré;Or,nous sommes en juin 92,et Frot dit être "tombé sur le cul" en découvrant la préface que Ferré aurait ajouté à la dernière édition au "gufo del tramonto" Là, ça coince car la préface est bien entendu dans l'édition de 70!
Frot ne semble pas s'en souvenir,il n'a même pas vérifié avant de publier son "découpage", comme il y a d'autres petites appoximations dans ce livre,on peut penser que "Macoute" était bien fatigué...son dernier roman "le tombeau des jaloux" à peine lisible(le moins bon des trois),nous inclinerait à aller en ce sens
Quel crédit accorder à ce découpage"pour la scène"?,que pensez-vous ,Jacques et vos lecteurs, du texte proposé à la lecture par Frot (pages 238 à 241)?Je trouve cette "réduction" fort décevante; j'aimerais me tromper
Écrit par : francis delval | mercredi, 31 janvier 2007
Comme je l'ai toujours dit et comme je le rappelle dans la page A propos (lien en colonne de gauche), je ne m'autorise aucun commentaire public sur les ouvrages consacrés à Léo Ferré, par déontologie.
Concernant les romans de Frot, j'ai écrit dans la note du 21 décembre dernier que je les trouvais illisibles, mais que cette illisibilité n’excluait toutefois pas la force de son verbe, en certains endroits. Sa pièce de théâtre écrite en collaboration avec Popaul, Le Vide-Ordures, que j'avais lue (P.-J. Oswald, 1975) et vue au théâtre Toursky, n'était pas mal quoique peu écrite.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 31 janvier 2007
Le découpage de Frot n'est pas inintéressant, enfin pour moi. Je ne crois pas que ce serait une entorse à votre déontologie, Jacques, que de formuler un jugement sur ce travail de "mise en vers" (car ce n'est pas vraiment juger le livre): de même que vous pouviez trouver plus ou moins pertinente la notion de "provignement" ou de "pain perdu" employée par les uns ou les autres...
Comme Frot s'occupait des projecteurs et des lumières (en plus d'être le videur - fonction intéressante au demeurant...), il devait avoir un sens minimal du show et de la parole spectaculaire et que disposer en vers ce texte lui donnait un surplus de "poéticité".
Ce qui frappe à la lecture de cette synthèse de la réception de Benoît Misère, c'est que les journalistes ont valorisé essentiellement le côté Pagnol (+ Alain-Fournier), la dimension "pittoresque" de l'évocation d'une enfance "méridionale" et le "brossage" de portraits et bon... je dois dire que tout ce côté carte postale ancienne du roman m'ennuie assez. Je ne sais plus d'ailleurs quelle était la critique négative exprimée sur le plateau de Polac, si elle était du même ordre.
Cette lecture journalistique, ainsi que l'exploitation qui en a pu être faite par les biographes (car, eux qui sont si scrupuleux et soucieux d'"objectivité" d'ordinaire, se sont finalement assez bien accommodés de l'avertissement initial (ceci n'est pas une autobiographie), pour tirer de l'oeuvre le maximum d'anecdotes à raconter sur l'enfance) asceptise, aplatit le livre. En gros, on l'a transformé en une sorte de témoignage, relevé par le style.
Je pense que pas mal d'amateurs (je n'ose plus dire fans) de Ferré dissimulent beaucoup leur perplexité et leur déception face à ce livre (en gros: ça se termine bizarroïdement, y'a plus d'histoire) pour n'en retenir que les épisodes où le petit Ferré fait avancer son schmilblik dans sa tête: là, il montre comment il devient anarchiste, ici comment il devient poète.... Ou encore l'héroïsme, l'astuce, la "métis" de leur idole (les peaux de bananes à la douane), la dénonciation de l'école et de l'église (les Jésuites = le mal), son sentiment sur les différentes choses de la vie, y compris la daube provençale. A moins d'être dans le culte, je ne sais pas si cela était très original ni même intéressant. Or comme c'est ce qui "parle" le plus, on perçoit "tout le reste" comme du parasitage.
D'une certaine façon, cette réception de l'oeuvre atteste de son échec.
Or il me semble que le texte placé au seuil du "récit", ainsi que la fin de BM, invitait à une lecture on va dire plus "littéraire".
A moins effectivement, de considérer ce texte comme un "numéro d'équilibriste", un peu "terroriste" (faut pas chercher à comprendre, je suis un poète et j'en donne ici les gages), à la mode 70, ce en quoi Frot a voulu le transformer.
Écrit par : gluglups | mercredi, 31 janvier 2007
Je comprends tout à fait votre réserve.Contrairement à vous,j'avais apprecié "le roi des rats",lors de sa parution:il me semble très"lisible",il m'arrive encore d'en lire des passages;"nibergue" m'a passablement déçu;Il s'agit moins ici de Frot que de "Benoit Misère" et de sa préface:que penser du découpage pour la mise en musique proposé par Frot,avec l'approbation de Ferré selon lui,ce qui est fort possible,s'il a effectivement "découpé" dèjà "Préface" pour Ferré
La préface est un texte tout à fait remarquable'et le découpage un affadissement;j'aimerais avoir le point de vue au moins des amis de votre blog
Écrit par : francis delval | mercredi, 31 janvier 2007
Gluglups :
Effectivement, je peux parler du découpage du texte dans la mesure où c'est un travail indépendant du livre. Texte qui existe bien sûr depuis 1970. Il aurait fallu voir ce que cela aurait donné avec une musique et la voix de l'auteur, tant il est vrai que, pour tous ses textes parlés, Léo Ferré parvient à ne pas faire la même chose chaque fois. Cela a beau être parlé, il y a toujours un rythme, une scansion différents. Qu'aurait donné ce découpage-là ? Mystère. Car nous en sommes réduits à estimer un texte écrit quand il a justement été découpé pour être dit. Et l'on rejoint là toute la thématique férréenne, son "drame" peut-être : l'oralité par rapport à l'écrit. C'est par le passage à l'oral que ses textes écrits ont pu être connus (et lui avec).
Précision : Frot n'était pas videur. Il savait calmer le jeu quand les choses se passaient mal, mais uniquement par la discussion, voire une forme simplifiée de dialectique. J'ai d'ailleurs évoqué dans la note Trois amis et les pops son courage physique que je salue encore aujourd'hui. Car il aurait très bien pu se faire casser la gueule.
Le roman lui-même, maintenant. Martine me fait observer que ce sont les journalistes qui tirent le livre vers le côté pittoresque, gravure ancienne, etc. En l'occurrence, côté méridional. Mais Ferré eût été chti ou alsacien, on aurait trouvé un pittoresque approprié, sans doute. L'auteur, lui, évoquait des sentiments plus qu'un lieu. Son enfance était méditerranéenne, elle aurait pu être belge ou scandinave, cela n'aurait rien changé à sa solitude. Là, vous avez raison de faire observer que l'introduction permet une autre lecture. L'auteur ouvre le théâtre par ce texte imprimé en italiques et conclut : "Et je ne suis plus qu'un écrivain qui écrit" -- ce qui relativise toute la suite et la fait apparaître sous un autre visage.
S'agissant de la fin et de la rupture de rythme et de ton évidente qu'on peut constater, deux solutions se présentent qui, à mon sens, n'en font qu'une. Un : l'auteur reprend le fil de ce qu'il pensait (sentait, ressentait, voulait exprimer) en commençant, parce que sa rêverie est achevée ; le voici de nouveau dans son temps réel, celui de l'écrivain qui écrit. Deux (plus prosaïque, mais cela a son importance tout de même) : il doit remettre son manuscrit à Revel et à Laffont, il conclut au plus vite, collant entre autres une Lettre non postée (A une tombe) dans son récit. Je pense que les deux sont mêlés et c'est pour ça que ça ne fait qu'une seule solution. On ne découpe pas la vie en tranches : Ferré artiste est aussi Ferré homme. Depuis 1968, il travaille beaucoup. Depuis mai 1970, plus encore : il a un enfant. Et puis, les frais d'avocat. Je passe les détails. Donc, beaucoup de disques, l'achèvement d'un roman commencé en 1956, la réédition de PVP, etc.
Je pense que la fin de BM, c'est ça. Ce n'est pas "la mode 1970" mais les contingences de 1970, je veux dire : de son 1970 à lui.
Francis :
Je peux parler des romans de Frot, des romans seulement. Ils sont effectivement de plus en plus mauvais, les années passant. Frot joue sa vie, ses tripes, ses souvenirs avec Le Roi des rats, ensuite il fait du Frot, c'est-à-dire du Céline d'occasion, surtout après 1968 (Nibergue, de mémoire, est de 1969). Le Tombeau des jaloux, ça ne vaut rien. Parallèlement, il y a les textes qu'il publie dans La Rue, par exemple, qui sont nuls. Je précise bien que je ne parle ici que de l'écrivain.
Le point de vue des autres lecteurs ? Eh oui, qu'ils le donnent, j'aimerais le lire aussi.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 31 janvier 2007
Désolé, mais je n'ai rien lu de Frot, sinon son livre sur Ferré. Où l'on se rend compte qu'il n'a pas seulement conceptualisé le "pain perdu chez Ferré", mais qu'il a appliqué cette théorie à son propre livre. Plus tout le côté supertitieux assez insupportable chez lui... Passons.
Je pense comme vous que Ferré aurait pu faire de ce "découpage" quelque chose d'intéressant effectivement. Mais je trouve la démarche de Frot un peu gratuite, en tout cas, elle rend le texte gratuit, alors qu'il ne me paraît pas l'être en contexte.
Je suis un peu surpris que vous envisagiez l'hypothèse que Ferré ait pu bâcler la fin de son roman (même si vous ne le formulez pas ainsi) pour des raisons personnelles. Je parle d'un souvenir ancien, car ma lecture de BM date, mais sur le moment, j'ai eu le sentiment (enthousiasme) au contraire que c'étaient les derniers chapitres, les dernières pages qui "sauvaient" le livre, que Ferré avait trouvé enfin le sens de son livre, qu'il récusait d'une certaine façon les morceaux d'anthologie qui précèdent (certes bien écrits mais un peu artificiels, répétitifs dans leur structure, proches de l'exercice de style) et la possibilité même de l'autobiographie. Pour moi, le "grand" Ferré se situe là. J'ose donc croire que la fin de BM ainsi que le texte d'introduction étaient délibérés, qu'ils font sens et ne se réduisent pas seulement à des pièces rapportées pour rendre son livre dans les temps.
Écrit par : gluglups | mercredi, 31 janvier 2007
Mais nous sommes d'accord : j'ai dit que les deux étaient mêlés, donc indissociables parce qu'on ne coupe pas un homme en deux. Nous-mêmes, nous existons par notre travail en même temps que par nos centres d'intérêt ou nos travaux personnels.
J'avais avancé en Un : "l'auteur reprend le fil de ce qu'il pensait (sentait, ressentait, voulait exprimer) en commençant, parce que sa rêverie est achevée ; le voici de nouveau dans son temps réel, celui de l'écrivain qui écrit." Et là, évidemment, introduction et fin se répondent et font sens, bien sûr. L'auteur ouvre le théâtre et le ferme.
J'aimerais bien que d'autres voix osent parler ici, qu'on ne soit pas que quelques uns à échanger. Ce lieu est ouvert à tous, qu'on s'y sente libre.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 31 janvier 2007
La manière dont Ferré a clos son livre ne me parait pas fortuite ni ratée. Cela doit faire maintenant plus de deux ans que j’en ai finie la lecture. Un peu loin… Voici toutefois ce que j’en dis de ce que je me souviens. On sent à la fin un personnage enfermé dans sa solitude, à tergiverser seul avec lui-même. Les phrases décousues, ça évoque pour moi un dialogue intérieur où il n’y a pas d’autre interlocuteur que soi, pas d’enjeux à s’exprimer selon les règles de l’art (la sociabilité que l'on se doit en présence d'autrui). Ce sont des flots de pensées, une haine prononcée contre le système (école des frères chrétiens) à qui Ferré imagine pouvoir s’adresser. L’injustice ressentie par le personnage ne peut qu'ajouter à la confusion des sentiments et des mots. Pour en arriver à la fin à proprement parler, je crois me souvenir que le personnage se retrouve subitement dehors, un peu j’imagine comme on sortirait de prison, sans logique, avec les années perdues. L’espace temps échappe au lecteur ! Et c’est peut-être ça, la soudaineté avec laquelle le personnage quitte l’école après des pensées qui s’éternisaient et l'absence de références temporelles, d'informations sur le vieillissement du personnage..., qui déroute ceux qui trouvent la fin étrange mais que je trouve sensé pour ma part.
Écrit par : Raoh | mercredi, 31 janvier 2007
Je voulais dire par "fortuite" anodine car les synonymes que me propose Word pour fortuit vont dans le sens contraint de ce que j’ai voulu exprimer ;)
Écrit par : Raoh | jeudi, 01 février 2007
Cela fait plus de deux ans ? Moi, ça fait plus de trente-six ans... Mais je vous taquine. :-))
J'aime votre interprétation, elle me paraît équilibrée. Incontestablement, à la fin, il y a rupture de ton et, en même temps, d'espace-temps. Il y a accélération de la durée. Je n'ai pas le livre sous la main mais, de mémoire, cette brisure est rendue par une ligne de pointillés. Il faut rappeler l'importance de la typographie et les codes qu'elle emploie : une ligne de points complète peut ainsi exprimer un saut dans le temps.
On peut aussi changer abruptement de chapitre. Chez Flaubert, il y a un procédé génial. Dans L'Education sentimentale, ce chef-d'oeuvre, le chapitre s'arrête, on tourne la page et le chapitre suivant commence ainsi : "Il voyagea". En deux mots, pas plus, un des plus grands stylistes français fait passer les années : en DEUX mots placés en ouverture d'un chapitre. Et comme il est merveilleux, Flaubert, il va à la ligne et écrit ensuite ces phrases merveilleuses : "Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'amertume des sympathies interrompues" (je cite de mémoire, il en manque un morceau, je sais).
Je ne compare pas les deux auteurs, je mets seulement en exergue des procédés (dans le bon sens du terme) à la fois littéraires et typographiques.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 01 février 2007
ajout tardif:j'avais,en 1972,lu à mes élèves de terminale,dans un prytanée où je faisais mon service comme prof,la préface de"benoit-misère" et de larges extraits des "verts paradis",avant les vacances de Noël,et quelques autres pages....Ces internes,souvent là contre leur gré,avaient été très réceptifs à une langue qu'ils découvraient:c'est l'écriture plus que la similitude de l'internat qui les avaient touchés.
C'est pour moi un souvenir assez émouvant
Écrit par : francis delval | dimanche, 18 février 2007
Je comprends. Je trouve très chouette que l'écriture leur ait paru plus proche d'eux que la situation décrite. C'est un bel exemple des possibilités de l'art en général, de celui des mots en particulier.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 18 février 2007
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