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mardi, 14 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 3/4

Le banjo

Introduit en Amérique par les esclaves africains, le banjo est un instrument curieux puisqu’il possède à la fois des cordes et une peau tendue. Malgré cela, on le considère comme de la famille des instruments à cordes. Au style de banjo « classique » dans lequel tous les doigts de la main droite sont utilisés, a succédé, après la Première Guerre mondiale, le style dixieland : plus de cinquième corde et un rôle de rythmique d’accompagnement des cuivres, c’est-à-dire essentiellement des accords, avec utilisation du médiator. Ainsi, en 1925, Copenhagen et Sugar foot stomp par Fletcher Henderson, I’m a little blackbird et Mandy, make up your mind par Louis Armstrong. Après les années 30, survient un jeu à trois doigts, dit style bluegrass. À ces styles s’ajoute celui dit « music hall », mélange de jazz et de musique allemande de cabaret. Kurt Weill en est une illustration. Ces airs ont très certainement influencé Léo Ferré qui, lorsqu’il  utilisera le jazz, en appellera au style dixieland et non à un autre (Le Jazz-band) – à l’exception de Dieu est nègre.

Musicalement, la chanson Monsieur mon passé, dont le copyright date de 1955, où l’on entend : « J’ai dans la tête un vieux banjo / De mil neuf cent vingt cinq », montre une influence du style dixieland. L’allusion est claire : « Ce banjo-là donnait le la / De mil neuf cent vingt cinq ». La partition précise en outre : « Tempo di fox (dans le style 1925) ».

On peut légitimement imaginer que se trouve un banjo dans la petite formation d’orchestre qui, traditionnellement, accompagne alors la projection des films muets. C’est certainement ainsi qu’il faut comprendre les vers : « Un vieux banjo qui s’grattait l’dos / En regardant Chaplin ». Léo Ferré a neuf ans et, d’évidence, cela l’impressionne, puisqu’il en parle trente ans plus tard. Cette année 1925 paraît l’avoir marqué ; il en retient en effet non seulement ce banjo de cinéma, mais aussi un guignol et un « je n’sais plus » qui ressemble très fort à une ambiance, un climat, une odeur. Et si les souvenirs sont douloureux, si leur lame, souvent, est davantage celle d’un couteau que celle de la mer, ce n’est pas grave car « Pour pas fair’ d’histoir’ / On chang’ra d’trottoir ». Passez muscade. Surtout, l’année 1925 est pour lui celle où s’ouvrent les portes du pensionnat. Il est inscrit comme interne au collège des Frères des écoles chrétiennes, à Bordighera (Italie), entre Vintimille et San Remo, dans un paysage de palmiers et d’oliviers qui s’étage au flanc des collines sur lesquelles s’appuie l’étroite bande de littoral.

Dans la version enregistrée en studio de la chanson La Zizique – dont le copyright est de 1959 mais qui fut enregistrée en 1958 et chantée à Bobino au début de cette même année – le banjo est présent : on l’entend très nettement à la fin. Cette chanson, déjà citée ici plusieurs fois, marque une étape dans la création musicale de l’artiste, nourri de musique « classique », qui a toujours voulu être compositeur et chef d’orchestre. Sur le plan musical, provisoirement, il paraît délaisser parfois cette « grande » musique. C’est ce que l’on peut comprendre lorsqu’il écrit : « Car au beau milieu du concert / À côté d’un’ valse à Schubert / Un saxo costaud / Le dièse à l’air / Montrait c’ qu’il avait d’ plus cher », puis, plus loin : « J’ai laissé mon Tchaïkowsky / Et patati / Ma quinzaine aussi », et enfin : « J’ai planqué la mer calmée / Et j’ai dansé / Sur cell’ de Trenet » . Cette dernière allusion ne souffre pas de doute puisque cette « mer calmée » est chez Puccini (Un bel di vedremo, au deuxième acte de Madame Butterfly), mort en 1924. On la retrouvera ensuite dans Ta parole : « Des voix qui vont sous la ramée / Ou qui vont sur la mer calmée ». Elle était déjà dans Moi, j’ vois tout en bleu (« J’imagine au fond d’ vos yeux la mer calmée »), fragment de chanson retrouvé et donné dans l’édition posthume des Années Odéon (fragment dont la musique sera reprise, au moins partiellement, dans Cette chanson ; décidément, l’enfance est toujours là). Cet air est, lors des seize ans de Léo Ferré, extrêmement populaire. [1] La façon qu’a Ferré d’ainsi mêler, dans ses paroles, l’évocation de la musique « classique » et celle d’airs plus « légers » était déjà présente dans Le Piano du pauvre (« La chanson guimauve / Toscanini s’en fout », mais aussi «  Sonate ou java / Concerto polka », « C’est l’ Chopin du printemps », « Ravel ou machin », « Quand Paderewsky », « S’ tape un air guimauve / En s’ prenant pour Mozart », « Des javas perverses ») depuis 1954. Caussimon, qui le connaît bien, écrit dans Ne chantez pas la mort : «  Pauvre valse musette au musée de Saint-Saëns ». C’est la même chose.

Cependant, c’est en référence à sa jeunesse des années 20 et 30 que Ferré évoque cette constante oscillation, ce mouvement de balancier entre le « classique » et la « distraction ». C’est qu’en ces années, il étudie la musique – des échos de cet apprentissage figurent dans Mon piano – et va aussi danser (Le Guinche). Cela paraît fort naturel et, en tout cas, s’explique. Ferré a quitté, en 1933, le collège de Bordighera après huit années d’internat dans un milieu de garçons et une discipline rigide. Il désire s’amuser, connaître des filles : il va au bal. En 1938, il danse à Monaco avec une jeune femme, ravie de ses premiers congés payés : l’histoire a souvent été contée. Son père le surveille encore mais, à Paris, il est plus libre : « Vous venez souvent danser ici, mademoiselle ? C’est bien, hein ? ». [2] « Ici », il y a un accordéon, des chanteuses réalistes, des lustres, une boule de cristal au plafond. Sur les guéridons trônent des siphons d’eau de Seltz, le public est endimanché et les femmes aux lèvres très rouges, aux sourcils interminables redessinés au crayon, toujours chaperonnées, boivent de petits verres de liqueur que leur offre leur cavalier portant casquette. Un accroche-cœur glisse son croissant sur la pâleur de leur peau. Il se souviendra, bien plus tard, de ces moments : « Dans les bals d’avant la guerre », écrira-t-il dans une chanson mélancolique. [3] Puis, en scène, il fera un prologue de ces quelques mots :  « Tu te rappelles cette chanson qu’on chantait et qu’on dansait avant la guerre… Elle était de Cole Porter… Night and day…Tu te rappelles cette chanson ? Avant la guerre ! Cole Porter… » [4]

Simultanément, la musique le hante, il prend quelques leçons et étudie seul, beaucoup. Il croise les compositeurs qui viennent à Monaco : cela a déjà été dit de multiples fois. Ce double aspect est le sien, il le conservera sa vie durant. En 1984 encore, il reprend Le Jazz-band au théâtre des Champs-Élysées et danse sur scène.

(À suivre)


[1]. On le retrouve même chanté dans une aventure de Tintin, en 1932.
[2]. Le Guinche.
[3]. Je t’aimais bien, tu sais.
[4]. Prologue à Night and day.

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (0)

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