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mardi, 21 novembre 2006

Avec Luc Bérimont, 4/4

Deux univers proches

À la disparition de Luc Bérimont, Léo Ferré adresse à sa femme un télégramme de condoléances qu’il rédige à sa manière : « Luc Bérimont, 78120 Rambouillet. Pourquoi ce Noël pourquoi ces lumières il n’est rien venu d’autre que les pleurs et ton souvenir m’arrache le cœur, disais-tu. Repose-toi bien Luc. Léo Ferré ». Cet homme qui a chanté tant de Noëls et tant d’hivers – deux thèmes récurrents chez lui, en prose comme en vers – est mort à cette période qu’il avait rimée, le jeudi 29 décembre 1983. Vingt jours plus tôt, le vendredi 9, il a composé La Tentation du requiem, son ultime poésie. Son dernier livre, publié cette année-là, s’intitule Le Grenier des caravanes. [1]

En 1994, l’intégrale en disques compacts, publiée par Sony, du fonds Odéon, intitulée Léo Ferré, les années Odéon, comprend les deux poèmes de Bérimont, non intégrés chronologiquement à l’ensemble de la production de Ferré dans cette maison mais figurant sur un disque de « bonus ». [2] On est étonné, car ces œuvres sont excellentes, paraissent parfaitement accomplies et auraient pu, en leur temps, trouver place dans des disques. Pourquoi sont-elles considérées comme des maquettes et ne sont-elles jamais sorties ? Cela signifie-t-il que Ferré a écrit ces musiques sans avoir l’intention de les chanter, les chansons étant alors uniquement destinées à des interprètes et les maquettes réalisées à titre d’exemple ? Or, selon Catherine Sauvage, Ferré a chanté Noël en scène. Malheureusement, elle ne précise pas où, ni quand. Qu’en pensait Bérimont lui-même ?

Il reste que Marc Ogeret, Francesca Solleville, Jacques Douai et Catherine Sauvage ont chanté Noël tel quel, sans que Ferré y trouve à redire, ce qui est légitime puisqu’ils ont respecté la partition originale, ainsi que l’imposait l’avertissement cité plus haut. Quel degré d’achèvement estimait-il n’avoir pas atteint dans ses mises en musique ? Eût-il voulu, avant de les chanter lui-même, donner à ces textes une orchestration plus ample, les faire bénéficier d’un orchestre plus important que la formation réduite qui servit à la maquette ? Il faudra attendre 2006 pour que les éditions La Mémoire et la mer publient le volume 1959 de l’intégrale Léo Ferré, plaisamment dénommée La « the » intégrale. [3] Ce disque contient les versions enregistrées pour la radio des deux poèmes, une photographie des deux hommes par Grooteclaes enfin rendue publique et le texte manuscrit du télégramme d’adieu. Il comprend aussi de nombreux  passages de Ferré dans les émissions de Bérimont, et la voix de celui-ci, avec qui il s’entretient. À ce propos, Bertrand Dicale écrit : « Le disque de l’année 1959 est composé de passages radiophoniques de Léo Ferré, la plupart précédés d’interviews. Les aînés reconnaîtront l’emphase du poète-speaker Luc Bérimont ("Comment le public réagit-il à vos chansons, à la chanson de qualité, à la chanson poétique ? – Le public réagit très bien"), les plus jeunes générations combien l’utilisation de poèmes d’Aragon ou de Verlaine put être un sujet polémique à l’époque ». [4]

Selon Alain Raemackers, qui présente cet album, le travail de Ferré en 1959 doit beaucoup à l’obligation qui lui est faite de livrer aux éditions Méridian cent cinquante-neuf chansons, afin de réaliser son rêve :  l’acquisition de l’îlot du Guesclin sur la commune de Saint-Coulomb, entre Cancale et Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). C’est en effet le mercredi 20 avril 1960 que sera signé l’acte devant Me Serrand, notaire à Cancale.

C’est certainement exact et cela pourrait constituer une réponse d’ordre pratique à toutes les questions posées ici. D’ailleurs, Jacques Lubin et Jacques Miquel précisent, dans leur très minutieux travail consacré aux enregistrements de Ferré, [5] que la maquette de Noël était uniquement destinée aux éditions Méridian, « peut-être pour témoigner de la façon dont Ferré recommandait l’interprétation ». Tout cela est fort vraisemblable et émane de personnes compétentes, mais ne justifie pas cependant que Léo Ferré n’ait pas, au moins par la suite, fait figurer ces chansons dans un de ses disques. Quant aux mises en musique évoquées en 1963 et jamais abouties, le mystère reste entier.

Au-delà de leur opinion commune sur la poésie chantée, l’univers des deux hommes paraît proche, ne serait-ce qu’au registre de la sensualité. Ainsi, on peut rapprocher des nombreux développements sur l’odorat contenus dans le roman de Ferré, Benoît Misère, [6] ces propos extraits d’une interview de Bérimont : « Un monde d’odeurs, c’est, je crois, ce qui m’est apparu avant que je n’aie ouvert les yeux ! (…) Je pouvais tout identifier, dans mon enfance, grâce aux odeurs. (…) J’ai été élevé dans un univers de femmes, au milieu d’un royaume d’odeurs. (…) La nature m’a doté d’un nez que les signalements d’identité qualifient de "fort" par euphémisme ! ». [7]

Autre facteur de proximité intellectuelle : comme Ferré, Bérimont a raconté son enfance, ses initiations. Lorsque paraît Le Bois Castiau, l’écriture de Benoît Misère est en cours depuis plusieurs années et ne s’achèvera que bien plus tard. Les deux livres sont donc partiellement contemporains. Chez ces deux petits garçons qui ont presque le même âge, on remarque des émotions communes – jusqu’à l’amour des tramways – et, chez les adultes qu’ils sont devenus, une analyse similaire du monde de leur enfance, recréé longtemps plus tard par une plume de poète. Culturellement, leurs milieux d’origine sont similaires. La différence essentielle tient à ce que Bérimont, né en Charente du fait de l’invasion allemande dans ses Ardennes familiales, et Ferré, né à Monaco, n’ont naturellement pas vécu la Première Guerre mondiale de la même façon. Mais il ne faut pas interpréter abusivement les biographies : Bérimont enfant demeure croyant alors que son père est un farouche mécréant, au rebours de Ferré qui perd la foi et dont le père est très croyant. Bérimont oubliera lui aussi son catholicisme, allant jusqu’à écrire, à propos de Noël, qui n’est peut-être pas seulement une complainte de l’amour triste : « Il n’est rien venu d’autre que les pleurs ». [8] L’anniversaire de l’avènement ? Des pleurs, uniquement des pleurs. Pas de sauveur, pas de bonne nouvelle. Bérimont, dit-on, se trouvait laid, notamment à cause de ses lunettes, comme d’ailleurs Ferré jeune. Il n’était pas plus laid qu’un autre : avec son grand front et son nez puissant, il avait au contraire un visage ouvert, intelligent. Bérimont déclare : « En fait, raconter son enfance n’a rien de vraiment original. Alors, permettez-moi une question, à mon tour : pourquoi est-ce dans ce registre que la littérature contemporaine a donné ses œuvres majeures ? ». [9]

Aujourd’hui, on ne trouve plus les poèmes de Bérimont en librairie. Le Cherche-Midi avait entamé une édition des Poésies complètes, préparée par Jean-Yves Debreuille, avec un avant-propos de la compagne du poète. [10] Seul le tome premier a paru. Les deux autres volumes, initialement prévus, semblent bien avoir été abandonnés. On ne trouve pas non plus de biographie du poète et son nom ne figure pas au dictionnaire Robert des noms propres, comme si l’homme, pourtant célèbre, avait sombré dans l’oubli, d’une façon incompréhensible. Sauf erreur, les manuels scolaires ne l’ont pas retenu davantage. Un temps, il s’est trouvé à l’école maternelle et primaire où, habituellement, on lui préfère son ami Desnos. Il publie en effet, en 1974, un recueil de comptines. [11] Ce faisant, il ne perd évidemment pas de vue l’absolue nécessité, pour lui, de chanter la poésie, et c’est son ami Jacques Douai qui s’en charge, mettant douze de ces textes en musique et les enregistrant. [12] La même année, il fait paraître Les Ficelles, [13] « roman » résolument anti-conformiste où sont peints les déboires d’un auteur avec ses éditeurs, mais aussi avec ses personnages. Il opte pour une construction en éclats où se mêlent tous les genres et où le propos se diversifie. Typique des recherches techniques et artistiques des années qui suivirent 1968, Les Ficelles témoigne amplement de la volonté de renouvellement de l’auteur. Cette année-là, d’ailleurs, il publie trois livres.

Dans Les Ficelles, on trouve une nouvelle allusion à Léo Ferré, au détour d’un portrait de Michel Simon qui avait adopté un chimpanzé, Zaza. Il ne faut pas confondre cette Zaza avec celle de Ferré. La Zaza de Michel Simon avait d’ailleurs un comportement plus proche de celui de la Pépée de Ferré. Voici cet extrait : « Zaza, une guenon morte depuis longtemps, le laisse inconsolable. Elle marchait debout, paraît-il, cousait, se poudrait, faisait son lit, griffonnait au crayon d’indéchiffrables messages de tendresse. Michel Simon en parle comme d’une fille disparue. J’éprouve de la gêne à prononcer le mot "singe" devant lui, la même que devant Léo Ferré. On sent que l’on commet, non une incongruité, mais une faute. Comme si l’on portait un coup bas. Je leur donne raison à tous deux pour le respect, la tolérance, dont nous devrions témoigner envers les créatures qui peuplaient la terre avant nous. L’illusion d’appartenir à une race supérieure, à qui l’on passe ses crimes, finira bien par nous être fatale ». [14]

Dans son Jacques Douai de cette même année, Bérimont évoque Ferré sans le nommer, d’une manière plaisante : « C’est chez Francis Claude, rue du Pré-aux-Clercs, que vont se tendre certains ressorts du destin. Un jeune homme à lunettes, cheveux longs, romantique et cracheur, s’accompagne au piano. Douai, enthousiaste, s’empare des partitions de L’Étang chimérique, de L’Inconnue de Londres, du Scaphandrier, du Bateau espagnol ». [15]

Heureusement, donc, demeure la chanson qui rend maintenant à Bérimont, au moins en partie, ce qu’il lui a donné. On peut écouter sa poésie par la voix de Jacques Bertin [16] ou dans une belle anthologie de la très bonne collection « Poètes et chansons ». [17] Cette dernière a l’avantage de regrouper non seulement plusieurs interprètes, mais aussi plusieurs compositeurs (Reinhardt Wagner, Léo Ferré, James Ollivier, Michel Aubert, Jacques Douai, Lise Médini, Nicolas Vaillant, Hélène Triomphe, Lino Léonardi). Le microsillon conserve encore quelques pièces rares ici et là. Par exemple, Marc Ogeret chantant J’ai rencontré la cinquantaine sur une partition de Lise Médini [18] ou Hélène Martin interprétant Amazonie sur sa propre musique. [19] Il est d’autres enregistrements, comme celui de Quand tes cheveux étaient courts par Michel Aubert [20] ou celui de La Complainte du bourreau par Jacques Douai, sur une musique du même. [21] Toujours chanté par Jacques Douai, Je suis plus près de toi (musique de Lise Médini). [22] Le disque garde aussi l’interprétation d’un comédien (on sait que la diction n’a jamais eu la mauvaise réputation de la chanson), celle de Robert Hossein, [23] et Hélène Martin dit elle-même Entrée du fer. [24]

 

 Remerciements : Jacques Bertin, Mathieu Ferré, Jean-Claude Tertrais, Jean Vasca, Luc Vidal.

[1]. Luc Bérimont, Le Grenier des caravanes, Caractères, 1983.

[2]. Léo Ferré, Les Années Odéon, coffret de huit CD.

[3]. Léo Ferré, 1959, CD La Mémoire et la mer, op. cit.

[4]. Le Figaro du 8 avril 2006.

[5]. Travail paru in Sonorités, bulletin de l’Association française des détenteurs d’archives audiovisuelles et sonores, du n° 20, décembre 1988, au n° 23, janvier 1990, avec des addenda et des errata du n° 24, juillet 1990, au n° 27, décembre 1991.

[6]. Léo Ferré, Benoît Misère, roman, Laffont, 1970 (rééd. Plasma, 1980, Gufo del Tramonto, 1989, La Mémoire et la mer, 2001).

[7]. Luc Bérimont, Le Bois Castiau, récit, Laffont, 1963 (rééd. Rombaldi avec une longue interview en préface, 1975, Stock, 1980). Prix Cazes 1964.

[8]. Noël.

[9]. Luc Bérimont, interview en préface à la réédition du Bois Castiau, article cité.

[10]. Luc Bérimont, Poésies complètes, vol. 1, 1940-1958, collection « Amor fati », Le Cherche-Midi et Presses universitaires d’Angers, 2000 (édition établie par Jean-Yves Debreuille, avant-propos de Marie-Hélène Fraïssé).

[11]. Luc Bérimont, Comptines pour les enfants d’ici et les canard sauvages, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1974.

[12]. Jacques Douai, Comptines de Luc Bérimont, 45-tours Unidisc 45524.

[13]. Luc Bérimont, Les Ficelles, roman, EFR, 1974.

[14]. Ibidem.

[15]. Luc Bérimont et Marie-Hélène Fraïssé, Jacques Douai, op. cit.

[16]. Bertin chante Bérimont, CD Velen VO 11.

[17]. Luc Bérimont chanté par Jacques Bertin, Jacques Douai, Monique Morelli, Marc Ogeret, James Ollivier, Marc Robine et Claude Vinci, collection « Poètes et chansons », CD EPM-Musique 980622.

[18]. Marc Ogeret, Rencontres, disque cité.

[19]. Hélène Martin, Le Condamné à mort, 33-tours 30-cm La Fine fleur (BAM), n° 1, C 500.

[20]. Michel Aubert, 33-tours 30-cm BAM, C 428.

[21]. Jacques Douai, Récital n° 7, 33-tours 25-cm BAM, LD 380.

[22]. Jacques Douai, Autrefois aujourd’hui, chansons de poètes, vol. 2, double 33-tours 30-cm Disc’AZ, AZ/5 391.

[23]. Robert Hossein dit les poèmes de Luc Bérimont, collection « Poésie de demain », 33-tours 17-cm, Seghers-Véga, 10003.

[24]. Anthologie 1, poésie française contemporaine, collection « Plain chant », 33-tours 30-cm disques du Cavalier, LM 184-185.

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Merci, Jacques Layani , pour cette enquête si rigoureuse, et cette justesse dans la mise en perspective.
Avec, en plus, du coeur...
Bien à vous

Marie Hélène Fraïssé

Écrit par : Marie Hélène Fraïssé | samedi, 20 décembre 2008

Chère Marie-Hélène, je ne savais pas que vous lisiez ce modeste blog. Je vous en remercie. Vous savez sans doute que ce texte va paraître en 2009 dans la revue 303, augmenté de ce que vous m'avez confié depuis, Anne Bérimont et vous. C'est moi qui vous suis reconnaissant.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 21 décembre 2008

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