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mercredi, 22 novembre 2006

Pierre Mac Orlan et « l’affaire Villon », 1/3

Mac Orlan révèle une foi jamais démentie en la toute puissance de la chanson, une toute puissance qui, par le biais de la parole, est humaine parce que littéraire.

(LUCIENNE CANTALOUBE-FERRIEU) 

 

Entre son spectacle à Bobino (du samedi 3 au jeudi 15 janvier 1958) et celui qu’il présente au Vieux-Colombier (à partir du mercredi 25 janvier 1961), Ferré ne se produit sur aucune grande scène parisienne. Pas de « rentrée », donc, durant trois ans, mais beaucoup de travail : la musique du film de Geza Radvanyi, Douze heures d’horloge ; [1] l’enregistrement des derniers disques Odéon avant une période intermédiaire précédant son entrée chez Barclay ; une chanson avec Michèle Senlis et Claude Delécluse intitulée La Belle amour ; quatre mises en musique de textes de Mouloudji ; [2] une « exploration » des poètes vivants (Seghers, Aragon dont le disque sortira plus tard, Bérimont), parfois en vue d’une éventuelle collaboration poussée. Ce sera le cas, par exemple, de Pierre Mac Orlan, mais l’idée initiale échouera dans les étonnantes circonstances que l’on va tenter de reconstituer.

 

Pierre Dumarchey, alias Pierre Mac Orlan, est né le dimanche 26 février 1882 à Péronne (Somme). Il jouait lui-même de l’accordéon et a toujours aimé la chanson. [3] Il a adhéré à la Sacem en 1936. Il a par la suite recueilli ses textes en deux volumes. [4] Dans le « Prélude sentimental » qui ouvre l’un d’entre eux, Chansons pour accordéon, il note : « Il est souvent plus difficile d’écrire une chanson que de composer un roman ou de peindre une toile. Il faut beaucoup de loyauté pour écrire une chanson… et beaucoup de confiance dans la sensibilité de l’auditeur ». On lui doit aussi, entre de nombreux écrits sur le sujet, La chanson populaire dans les disques. [5] Tous ces travaux de sa plume montrent également l’idée qu’on pouvait se faire alors de la chanson et constituent à ce titre d’intéressants documentaires.

 

La rencontre

C’est dans les derniers mois de 1953 que, pour la première fois, se trouvent réunis les noms de Léo Ferré et de Pierre Mac Orlan, sous la signature de ce dernier, qui écrit dans un article : « Tantôt l’auteur mène le jeu, tantôt c’est, au contraire, le musicien et, très souvent, l’interprète prend la place qui donne à la chanson sa personnalité. Quand l’auteur est (…) Léo Ferré (…), il est certain que l’auteur tient le jeu, même si l’interprète est de grande classe comme Édith Piaf, ou, dans un autre climat, Germaine Montero, comédienne d’une puissante personnalité ». [6]

L’année suivante, préfaçant un 25-cm de Catherine Sauvage, l’écrivain note : « Dans ma pensée, c’est-à-dire dans les minutes qui suivent l’audition d’un disque quand il donne un de ces "chocs" qui semblent de plus en plus nécessaires pour meubler l’extraordinaire solitude des hommes de ce temps, je ne peux m’empêcher d’associer Léo Ferré à Catherine Sauvage. Léo Ferré est un poète pour qui la chanson est une forme d’expression puissante et efficace : c’est un poète de l’authenticité, un poète précis de la vérité ; et les personnages qu’il confie souvent à la voix de Catherine Sauvage nous apportent vraiment une présence humaine, une ouverture humaine : celle de L’Homme ou celle des Amoureux du Havre qui ne sont pas, grâce à cette précision, de simples lieux communs sentimentaux. Catherine Sauvage est une interprète de qualité ; sa personnalité est évidente : elle aime ce qu’elle chante et nous le fait aimer. La sensibilité de cette jeune femme est intelligente : elle conduit à la mélancolie qui est la grande force des chansons, quand elles sont de la "classe" littéraire de celles de Léo Ferré ». [7]

Comment est considéré, à l’époque où il écrit cela, celui qui est membre de l’académie Goncourt depuis quatre ans ? Dans son édition 1954-1955, le Dictionnaire biographique français contemporain note, d’une plume bien-pensante : « Pierre Mac Orlan a trouvé son originalité en peignant une humanité désespérée et aventurière et s’adonne à une littérature d’imagination. (…) Il préfère, à l’ordre naturel et aux mœurs civilisées, des situations inquiétantes et des renversements humains ». [8]

Dans son numéro 2, qui paraît en juin 1954, Le Flâneur des deux rives [9] publie un article consacré à la mise en musique par Ferré de La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire. Ce texte n’est pas signé mais il est habituellement attribué soit à Cocteau, soit à Mac Orlan. Cette seconde hypothèse n’est pas saugrenue, elle est même séduisante (Mac Orlan écrivait régulièrement dans cette publication), mais absolument rien ne permet à ce jour de l’affirmer sérieusement. Elle suppose principalement que Mac Orlan se soit trouvé à Monaco le jeudi 29 avril 1954 puisqu’à l’époque, l’œuvre n’a pas connu d’autre représentation et n’est pas encore enregistrée dans un disque. La présence de Cocteau à une soirée de gala est plus probable. À moins que l’auteur de l’article ait seulement entendu la retransmission de la soirée sur les ondes de Radio Monte-Carlo. Or, l’article fait mention d’indications portées dans le programme. On demeure décidément dans le vague et surtout, l’on ne comprend pas pourquoi Mac Orlan, qui a signé d’autres articles dans la même livraison du Flâneur, n’aurait pas signé celui-là.

Les propos de Mac Orlan sur Ferré et Catherine Sauvage seront bientôt repris dans le programme du spectacle que Ferré présente à l’Olympia, l’année suivante, du jeudi 10 au mardi 29 mars 1955.

Mac Orlan poursuit, à la fin de l’année, évoquant « la poésie authentique de Léo Ferré » et, dans le même article, il note : « Léo Ferré, plus préoccupé par le décor social que Charles Trenet, a également composé des chansons d’amour étroitement liées à la présence du temps présent dans la vie sentimentale (Les Amoureux du Havre, Mon pt’it voyou) ». [10] 

Ailleurs, il insiste : « Je ne veux que citer Trenet, Brassens et Léo Ferré, ces trois grands poètes-chansonniers qui représentent la chanson durant ces dernières années pour prendre place dans les anthologies ». [11]

Il ne craint pas, plus tard, de répéter :  « On retrouve toujours Germaine Montero avec son choix, de Bruant à Léo Ferré, et Catherine Sauvage toujours fidèle à Léo Ferré » et, quelques lignes plus loin : « Il faut encore une fois insister sur la présence de (…) Léo Ferré ». [12]

La même année , il ajoute : « J’aime toutes les chansons de (…) Léo Ferré ». [13]

Toutes ces citations montrent a priori d’excellentes dispositions de Mac Orlan envers Ferré, et l’on ne voit pas pourquoi une collaboration, logiquement, ne s’ensuivrait pas. C’est encore par une lettre que tout va commencer.

Dans le courant de l’année 1958, Léo Ferré écrit à Mac Orlan pour lui proposer de réaliser un disque complet en commun. La lettre a été vendue salle Drouot en avril 1986, en même temps qu’un ensemble de documents. Le lot comprenait Poète… vos papiers ! en édition originale sous étui, [14] vingt-six petits formats imprimés par Ferré et illustrés par Frot, sept disques de Ferré et quatre de ses interprètes, un disque inédit d’épreuve contenant l’enregistrement de quatre poésies d’Aragon avec douze lignes autographes d’Aragon lui-même, le Léo Ferré de Gilbert Sigaux, [15] et la fameuse lettre.

Le catalogue la reproduit partiellement, sans malheureusement en préciser la date. Son acquéreur n’a pas accepté que j’en prenne photocopie ou que j’en relève une copie manuscrite. Je ne peux par conséquent citer que l’extrait présenté au catalogue : « J’aimerais beaucoup faire une série de chansons avec vous. Je suis sûr que la chose est possible, et puis cela nous distraira l’un et l’autre du train-train habituel. Dans notre espace non-euclidien, il me semble que nos parallèles pourront vite se rejoindre ! Téléphonez-moi, s’il-vous-plaît, et croyez à ma fidèle amitié. Léo Ferré ». Mac Orlan répondit-il effectivement par téléphone ? Adressa-t-il à Ferré un message qui se serait perdu ? On ne connaît pas, en tout cas, de trace écrite signée Mac Orlan en écho à cette première prise de contact. Le projet n’aboutira pas, mais une chanson au moins est née.

En 1960, Léo Ferré cède aux Nouvelles éditions Méridian cette chanson qu’il n’enregistrera pas lui-même, La Fille des bois. Monique Morelli, Catherine Sauvage et Francesca Solleville l’interpréteront, ainsi que Mistigri. Cette œuvre est tout ce qui subsiste de la proposition faite à l’écrivain deux ans plus tôt. La collaboration s’est interrompue immédiatement. On tentera plus loin de comprendre pourquoi.

La même année, les noms des deux hommes sont rapprochés, sinon réunis, dans un volume de René Maltête, Paris des rues et des chansons, [16] où des photographies de la ville sont commentées par des vers et des textes de nombreux auteurs.

En 1961, la préface de Mac Orlan, déjà citée, est encore reprise, cette fois au verso de deux nouveaux 25-cm de Catherine Sauvage. [17] 

On observera que, en-dehors de La Fille des bois, les textes respectifs de Ferré et Mac Orlan ont eu les mêmes interprètes. Aux trois grandes chanteuses déjà citées, il faut ajouter évidemment Barbara, Juliette Gréco et Germaine Montero. Celle-ci, hormis les microsillons qu’elle a consacrés à Ferré d’une part, à Mac Orlan d’autre part, enregistrera un disque hors-commerce non daté dont la pochette est due au graphiste Massin, qui réalise pour elle une maquette originale. Ce disque, Germaine Montero chante Charles Béranger, Aristide Bruant, Léo Ferré, Federico Garcia Lorca, Pierre Mac Orlan, est tiré à trois mille exemplaires numérotés pour les membres du Club des disquaires de France, dont le directeur est Robert Carlier. L’orchestre est celui de Philippe-Gérard. On peut y lire un article de Mac Orlan, intitulé Pour une discothèque sentimentale, duquel se détache ce bref passage : « Les autres chansons [contenues dans le disque], celles de Marguerite Monnot, de Léo Ferré et de Federico Garcia Lorca, donnent également des souvenirs de qualité à ceux qui n’en ont pas et, peut-être, n’en auront jamais ».

Toujours des interprètes féminines, donc. C’est que les chansons de Mac Orlan parlent le plus souvent de vies de femmes, à la première personne. [18] Léo Ferré avait parlé d’« une série de chansons ». Imaginait-il, par conséquent, un microsillon complet qu’il eût confié à une chanteuse, mais n’aurait pu enregistrer lui-même ? La question peut se poser.

(À suivre)


[1]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, op. cit.
[2]. Mouloudji chante sur des paroles de Mouloudji et des musiques de Léo Ferré, 45-tours Philips 432345 BE.
[3]. Sur Mac Orlan et la chanson, lire Lucienne Cantaloube-Ferrieu, Chanson et poésie des années 30 aux années 60, Trenet, Brassens, Ferré... ou les « enfants naturels » du surréalisme, op. cit. 
[4]. Pierre Mac Orlan, Chansons pour accordéon, Gallimard, 1953, et Mémoires en chansons, Gallimard, 1965.
[5]. Pierre Mac Orlan, « La chanson populaire dans les disques », in Almanach du disque 1953, éditions Pierre Horay.
[6]. Pierre Mac Orlan, « Réflexions sur la chanson populaire », in Almanach du disque 1954, éditions Pierre Horay.
[7]. Catherine Sauvage chante Léo Ferré, 33-tours 25-cm Philips, 76024 R.
[8]. Dictionnaire biographique français contemporain, Agence internationale de documentation contemporaine Pharos, 1954.
[9]. Le Flâneur des deux rives, n° 2, juin 1954.
[10]. Pierre Mac Orlan, « Suite sur la chanson populaire », in Gazette Martini, n° 15, novembre-décembre 1955.
[11]. Pierre Mac Orlan, « À propos d’une anthologie de la chanson », in Almanach du disque 1956, éditions Pierre Horay.
[12]. Pierre Mac Orlan, « Une année de chansons », in Almanach du disque 1957, éditions Pierre Horay.
[13]. Pierre Mac Orlan, « Cabarets imaginaires », in Gazette Martini, n° 24, mai-juin 1957.
[14]. Léo Ferré, Poète… vos papiers !, op. cit.
[15]. Gilbert Sigaux, Léo Ferré, collection « Les cahiers de la chanson », n° 4, Monte-Carlo, Éditions de l’Heure, 1962.
[16]. René Maltête, Paris des rues et des chansons, édition du Pont-Royal, 1960 (rééd. Bordas, 1995). 
[17]. Catherine Sauvage chante Léo Ferré, 33-tours 25-cm Philips, vol. 1, 76518 R, et vol. 2, 76521 R.
[18]. Nelly, La Chanson de Margaret, La Fille de Londres, Catari de Chiaia, Le Tapis franc, Le Pont du Nord, Les Progrès d’une garce...

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (5)

Commentaires

Bonjour!

"Le Flâneur des deux rives publie un article consacré à la mise en musique par Ferré de La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire. Ce texte n’est pas signé mais il est habituellement attribué soit à Cocteau, soit à Mac Orlan."

Pourquoi "habituellement"? Cet article a-t-il déjà fait l'objet de commentaires?
Pourriez-vous apporter d'autres précisions sur le contenu de ce texte?

Merci!

Écrit par : gluglups | mercredi, 22 novembre 2006

Lorsque j'ai eu connaissance de cet article, il y a peu, il était présenté ainsi. C'était un fac-similé, assorti de cette indication qui n'était pas affirmée mais annoncée comme très très probable. Je pense qu'on ne peut pas l'affirmer du tout. Il faudrait retrouver le numéro original complet.

Je n'imagine pas un instant Mac Orlan, à soixante-douze ans, à Monaco, dans une soirée de gala.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 22 novembre 2006

Monsieur,
Je découvre votre blog....Après avoir lu "les chemins..." Me voilà à nouveau avec de bonnes lectures en perspectives... Déjà mon p'tit dossier est ouvert et je le lirais tranquillement le soir. Sur ce blog beaucoup de précisions et de détails sur Léo Ferré. Mais j'ai un problème...Heu...En Juin , j'ai ouvert un petit blog sans prétention pour faire connaître Léo à mes amies internautes... Dans ce blog je parle de L Ferré en qualité de "FAN" (le mot à la mode) mon ressenti, mes recherches, mes démarches. Et je ne manquerai pas de citer votre blog - Mais me pardonnerez-vous si parfois je glisse un petit mot de ce que j'aurais lu chez vous (en vous citant bien sûr) Suis une retraitée de 70 ans ...alors vous savez, je risque pas d'en écrire des pages !! - Merci pour votre blog, et bravo pour cet immense travail...Mais Léo le valait bien spas? Monique

Écrit par : Monique | mercredi, 22 novembre 2006

J'en profite pour vous remercier de nous offrir ces lectures.

Écrit par : gluglups | mercredi, 22 novembre 2006

Merci de votre intérêt.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 22 novembre 2006

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