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jeudi, 07 février 2008

Léo Ferré et les surréalistes, encore une découverte

« Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes. Les sociétés littéraires, c’est encore la société. La pensée mise en commun est une pensée commune ». On connaît ces extraits de la préface de Poète… vos papiers ! et la façon qu’avait Léo Ferré de les donner en rafale, quand il interprétait ce texte en scène.

Or, Martine vient de me faire remarquer une chose qui m’avait toujours échappé. Peut-être ces trois aphorismes assénés avec force par leur auteur sont-ils autre chose que des formules-choc. L’un d’entre eux, au moins.

C’est dans le André Breton, quelques aspects de l’écrivain, de Julien Gracq (Corti, 1948) qu’on peut lire, p. 37 : « Plus que tout autre, le groupe surréaliste, irradié par Breton du début à la fin, encore qu’avec humilité celui-ci lui demande de s’effacer « devant les médiums qui, bien que sans doute en très petit nombre, existent » – tient à porter à son actif d’avoir « fait surgir une curieuse possibilité de la pensée, qui serait celle de sa mise en commun » ».

Gracq donne comme référence le Second manifeste du surréalisme.

Alors ? Il est de plus en plus évident que Breton, lisant le texte de Ferré, ait pu crier à la trahison. Sa mise en cause est immédiate, concrète. Qui plus est, la série d’aphorismes, prise dans sa continuité, tend à faire du surréalisme une simple « société littéraire », c’est-à-dire très exactement le contraire de ce qu’il est.

Que doit-on interpréter ? Il est peu probable, à mon avis, que Ferré ait voulu égratigner Breton, aussi directement. Même compte tenu du dépit qu’il éprouva en n’obtenant pas la préface demandée, je n’y crois guère. Léo Ferré n’a rien d’un exégète, il fonctionne au sentiment, au coup de cœur. Je ne serais pas étonné – je n’affirme rien, bien sûr – que cette « mise en commun » soit restée inscrite dans sa mémoire lors de sa lecture du Second manifeste et qu’elle soit ressortie inconsciemment au moment de l’écriture du texte polémique, comme une tournure qui l’aurait frappé.

J’avoue sans nulle honte que, jusqu’à ce jour, je n’avais nullement fait le lien entre le texte de Breton et cette « pique » particulière. Quelqu’un s’en était-il aperçu ? Si oui, si je découvrais brusquement l’eau chaude, j’en demande excuse par avance.

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (10)

Commentaires

Je n'avais pas fait ce rapprochement. Il est pourtant lumineux.
Je crois qu'à force d'échanges sur votre blog, Jacques, nous sommes parvenus au coeur de la question sur le revirement de Breton, et probablement une certaine maladresse de la part de Ferré. Maladresse qu'il n'a sans doute lui-même jamais voulu ou pu reconnaître. En somme, le mystère de cet épisode serait un peu comme la lettre volée d'Edgar Poe. Mais même si cela peut éclater comme une évidence, le fait d'avoir cherché tout autour nous a considérablement enrichis. Et merci à Martine pour sa sagacité. Comment de fil en aiguille et en passant par Gracq... Fabuleux et fascinant. Un beau cheminement, un beau chemin... de Léo Ferré.
Désolé de ne pas intervenir plus souvent. Je vous lis très régulièrement, mais suis un peu bousculé dans des directions diverses en ce moment. A bientôt.

Écrit par : Jean-Claude V | jeudi, 07 février 2008

Certes, mais Ferré parle ici des « sociétés littéraires » en général, rien ne nous oblige à penser qu’il faisait allusion aux surréalistes en particulier. Il vise peut-être simplement tous ces écrivains qui se réunissent à date fixe et se congratulent mutuellement, perdant la spontanéité de leur art dans des réunions qui tiennent surtout de la mondanité.

Maintenant, c’est vrai qu’au moment où il écrit cela (en 1956 il me semble), l’école surréaliste tient le haut du pavé. Difficile de ne pas songer à elle. Ou en tout cas, si Ferré ne la visait pas directement, il devait se douter que les affiliés de ce cercle, eux, se sentiraient visés. Or, ce qu’il énonce est assez incisif : des mots comme « pensée commune » n’ont rien de valorisant, c’est le moins que l’on puisse dire. Alors, est-ce une critique directe contre Breton ?

Quand sort la version chantée (et abrégée), Breton est mort (depuis 1966) et son influence commence à s’estomper. Mais quand Ferré écrit son texte initial, ce n’est pas le cas.

De plus, il parle aussi des « cons dits "modernes »

Et que penser de

« Cependant que Tzara enfourche le bidet
A l'auberge dada la crotte est littéraire
Le vers est libre enfin et la rime en congé
On va pouvoir poétiser le prolétaire »

Ou de « La poétique libérée c'est du bidon »

A-t-il beaucoup espéré du surréalisme (poétiser le prolétaire) avant d’être déçu par lui (car sans contrainte poétique, on n’arriverait à rien).

Ferré, on le sait, est trop individualiste pour se plier à la discipline d’un groupe :

. « On a rogné les ailes à l'albatros en lui laissant juste ce qu'il faut de moignons pour s'ébattre dans la basse-cour littéraire »

et
« Le poète n'a plus rien à dire, il s'est lui-même sabordé depuis qu'il a soumis le vers français aux diktats de l'hermétisme et de l'écriture dite "automatique". L'écriture automatique ne donne pas le talent. Le poète automatique est devenu un cruciverbiste dont le chemin de croix est un damier avec des chicanes et des clôtures »

Ces derniers mots ressemblent fort à un procès du courant surréaliste.

Écrit par : Feuilly | jeudi, 07 février 2008

Oui, il suffit de lire Ferré pour comprendre que certaines de ses assertions ne pouvaient que heurter les surréalistes.
Dire que "la pensée mise en commun est une pensée commune", c'est une façon de détourner le sens qu'ils donnaient à cette mise en commun qui à leurs yeux ne visait évidemment pas quelque chose de "commun", bien au contraire. Cette incompréhension devait être ressentie come une insulte. De même que les autres passages que cite Feuilly.
Résultat, Breton choisit un silence hautain et laisse ferrailler ses jeunes épigones fougueux d'alors (José Pierre, Jean Joubert, peut-être aussi Schuster et quelques autres). On peut regretter qu'il n'y ait pas eu d'explication et de débat critique, mais on retrouve là un climat intellectuel qui laissait une place importante à un certain terrorisme des idées, on en a déjà parlé à travers d'autres notes en 2007. Ce sont eux qui entouraient Breton au café du côté de la place Blanche ou ailleurs. Le dernier groupe surréaliste. Pour eux il ne s'agissait pas de demander des comptes à Ferré sur certains propos, mais simplement de l'abattre en le déconsidérant et en l'invectivant. D'où certaines paroles de Ferré, qui épargnait Breton, mais avait des mots très durs pour son entourage (je ne retrouve plus les termes). Ferré disait qu'il n'avait pas compris pourquoi Breton avait eu cette réaction, après la lecture de PVP, et ce qui s'en est suivi. Je ne crois pas à une mauvaise foi de sa part, mais plutôt à une sorte d'inconscience en effet. Lui se situait sur le plan du lien affectif qu'il pensait humainement indéfectible. Pourtant cette affaire (restée dans un cercle très restreint) s'explique parfaitement (sans l'excuser) du point de vue des Surréalistes et de leur tradition. Quelque part, Ferré tendait ou avait tendu les verges pour se faire battre. Déplorons simplement le manque d'explications et de débat esthétique, ou littéraire. Les conditions n'étaient pas réunies dans le contexte du moment pour une discussion apaisée. La question fut donc tranchée, dans le vif et définitivement. Toutefois, on note que des attaques dans les revues surréalistes contre Ferré continuent au moins jusqu'en 62, 6 ans après. Une vindicte tenace. S'explique-telle par le succès grandissant de Ferré? alors que le mouvement surréaliste appartient de plus en plus au passé, débordé par de nouvelles tendances comme le situationnisme par exemple? De cela, Breton semble absent. J'avance ces hypoyhèses timidement, d'autres que moi, ici, ont une connaissance du sujet bien plus sûre. D'ailleurs je ne suis pas certain que les situationnistes aient été plus bienveillants envers Ferré. Existe-t-il des allusions dans leurs écrits le concernant? Je l'ignore, mais ce serait intéressant de voir cela.

Écrit par : Jean-Claude V | jeudi, 07 février 2008

Dans PVP, et dans sa Préface, Léo Ferré se laisse aller à des bons mots, à des traits d'esprit plus ou moins élégants, voire scatologiques, aux dépens de ce qui a fait le corps même du Surréalisme. On est bien loin de "l'amour sublime". Le mouvement surréaliste, avec ceux qui l'incarnaient, le continuaient ou le prolongeaient à ce moment-là, ne pouvait pas laisser passer. Cela paraît assez évident. Breton se met aux abonnés absents pour les Ferré. Et Ferré poursuit son chemin artistique. Eut-il seulement connaissance de ce qui s'écrivit ensuite de peu amène sur lui dans Bief ou dans La Brèche, les revues surréalistes de la fin des années 50 et des premières années 60? Son emploi du temps devait par ailleurs être assez rempli pour qu'il ne s'en souciât guère. Pourtant il est manifeste, si j'ose dire, que la personne, la figure, le souvenir de Breton continua à le hanter, diverses allusions dans ses chansons ou dans divers écrits en prose jalonnent ses textes quasiment jusqu'à la fin. Il enregistre Le Testament en 69 et chante "la voix d'André Breton" (même si le poème date d'avant la rupture de 56). Sur ce point aussi, Ferré avait arrêté sa position et s'y est tenu. Ou bien il s'en est arrangé comme ça, à sa manière. Et...basta!...

Écrit par : Jean-Claude V | jeudi, 07 février 2008

Il serait intéressant, en effet, de connaître la position des situationnistes à l’égard de Ferré. D’un côté, comme membre de la société du spectacle, ils devaient le condamner, puisque pour eux le spectacle ne fait que légitimer l’ordre établi. D’un autre côté, Ferré est tellement révolutionnaire à lui tout seul, qu’il aurait dû incarner un espoir à leurs yeux.

Écrit par : Feuilly | jeudi, 07 février 2008

On en a déjà parlé. Les situationnistes ont eux aussi épinglé Léo Ferré dans Le Nouveau Planète, n° 22, 1971.

Les Cahiers LF ont consacré deux articles à la question : l'un, de Marc Chatellier (n° 1, pp. 54-66), l'autre, de Claude Frigara (n° 3, pp. 110-111).

Pour en revenir à cette trouvaille Breton-Ferré-Gracq, je vois qu'apparemment, personne n'y avait pensé non plus. Mais j'attends les réactions d'autres qui, peut-être, l'avaient fait.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 07 février 2008

Et Léo Ferré a-t-il en son temps lu le André Breton de Julien Gracq? Le saura--on jamais? En tout cas ce n'est pas impossible, et cette réminiscence de la pensée mise en commun inciterait à le croire.

Écrit par : Jean-Claude Vallejo | jeudi, 07 février 2008

1) Il est en effet probable ,outre certains vers de Ferré évoqués dans la précédente note Gracq/Breton, cette phrase ait blessé Breton,la "mise en commun" de la pensée,avec un côté quand même ésotérique,étant une des données fondamentales
du surréalisme.
Certes,cette "mise en commun" n'est pas l'apanage du surréalisme,on la retrouve dans "le grand Jeu",dans le groupe
"Acéphale", de Bataille, Leiris, Caillois, à la fin des années 30.
Dans les années 50,elle est toujours présente dans ce qu'il faut bien appeler les rescapés du surréalisme,mais aussi chez les lettristes, que Ferré a aussi brocardés,(Isou dira pis que pendre de Ferré, bien qu'ils aient publié des textes dans les mêmes revues (La rue, par exemple)) ou dans la jeune internationale situationniste.
On retrouvera cette tentative de "pensée commune" à la fin des années 60, dans les querelles entre les revues "Change" et "Tel quel",entre J.P.Faye et Sollers....
Ces groupes dépassent le cadre des cénacles littéraires du
XIXème siècle, de par leur positions parfois "terroristes", et tous ont pratiqué l'anathème et l'exclusion.Les surréalistes
ayant été les plus forts à ce jeu -là!

Léo Ferré , en donnant son manuscrit à lire à Breton, devait
quand même s'attendre à des réactions vives (à moins que la préface n'ait été ajoutée qu'après la rupture?-dans cette hypothèse, ce seraient les textes des poèmes qui auraient
agressé Breton, et la préface une riposte de Ferré,dénonçant
la côterie des "penseurs en commun"surréalistes)

2) Cette phrase de Ferré me rappelle un souvenir personnel.En 69, jeune prof de philo en lycée, j'avais donné
en fin d'année à mes terminales littéraires,parmi trois sujets au choix, une partie de le phrase de Ferré, (sans donner l'auteur..):"Toute pensée mise en commun est une pensée
commune.Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes"....Un peu comme en prépa , on donne des sujets bidons ou infaisables ,du type "A quoi pense une idée fixe en voyant passer une pensée fugitive?" (Tiens, c'est assez surréaliste....!)
Quelques élèves s'y sont risqués,et ils se sont tous référés
à Nietzsche ,(étudié en cours d'années),qui est le type même
du penseur solitaire.Il y eu de bonnes copies...

Écrit par : francis delval | jeudi, 07 février 2008

Il me semble que Ferré a toujours dit qu'il avait, en donnant à lire ses poèmes, demandé à Breton une préface. Suite au refus que l'on sait, il a donc décidé de faire la sienne, que l'on connaît. Et où il frappe fort sur le surréalisme, une riposte donc pleine de dépit, au moins autant que de talent. Ce qui a d'emblée déplu à Breton se trouve donc dans les poèmes, et l'on voit bien que compte tenu de divers aspects du livre, et de certaines allusions qu'il contient, dont certaines ont été citées dans la discussion, Breton ne pouvait apporter sa caution. Il est en effet surprenant que Ferré lui ait fait une telle demande sans en prévoir le résultat. S'il n'a rien vu venir, ou s'il y a eu comme une altération du jugement chez Ferré dans cette circonstance (ce que je crois), est-ce à mettre au compte de la relation amicale passionnelle, excessive dans ses épanchements, que'lque peu troublante, induisant une espèce d'aveuglement, et perceptible dans la correspondance de Madeleine et de Léo avec André? Je pense que la note antérieure sur ce sujet a pu nous en dire beaucoup. Car tout de même, ce petit matin de 56 chez les Ferré a eu des airs de catastrophe, au sens propre et théâtral. C'est peut-être ça qui est curieux dans l'histoire, plutôt que la décision compréhensible et somme toute légitime de Breton.

Écrit par : Jean-Claude Vallejo | jeudi, 07 février 2008

Jacques l'a , je crois, déjà dit,mais quand on regarde l'inventaire de la bibliothèque et des archives Breton sur le net,à l'entrée "Ferré", on ne trouve que 63 lettres de Madeleine,la plupart non signées.Rien de Léo.Toute la communication passait
par Madeleine, ce qui a pu ( pure hypothèse) engendrer des malentendus.Il ne possédait pas d'exemplaire de "la nuit", ni de "PVP", ni le Seghers 93..ou bien il ne les avait pas gardés.
Il semble pourtant qu'il gardait un maximum de choses, par ex tout Gracq , dont certains livres en plusieurs exemplaires, et il ne lui manquait aucun Saint-John Perse! Et d'innombrables ouvrages d'auteurs mineurs, dont l'intérêt est
purement anecdotique....

Écrit par : francis delval | jeudi, 07 février 2008

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