Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 12 novembre 2006

Cet air qu’on cherche, 1/4

Un air qui semblait toujours monter de la rue...

(CETTE CHANSON)

Les textes de Léo Ferré contiennent quelques allusions, finalement peu nombreuses, à des musiques, des airs, des chansons qu’il entendit dans son enfance, disons jusqu’à sa majorité. Il pouvait être intéressant de chercher à en savoir davantage. Sur une idée originale de Patrick Dalmasso et à partir d’une documentation musicale nombreuse réunie par ses soins, j’ai effectué cette recherche de probables influences ou, à tout le moins, d’un univers sonore familier. Qu’est-ce que Léo Ferré écoutait ou pouvait entendre, à part les musiciens « classiques » que l’on sait et dont il a souvent été traité ?

Si l’on excepte les bals populaires qu’il imagine avoir précédé sa venue au monde, sa mère enceinte dansant la polka au son du piston de M. Camaro, si l’on excepte encore le mendiant violoniste dont il rêve, jouant lors de la naissance de son oncle Stradi, que demeure-t-il ? Quelles sont les traces et qu’évoquent-elles ?

 La chanson

L’enfance, chacun sait que « C’est un pays plein de chansons » [1] et chacun conserve les siennes dans l’enclos caché de son cœur, au coin du bois de son passé. Enfances de silence ou de soleil, d’effrois ou de chansons, de petits pas ou de sept lieues, pays de fruits rouges ou d’amertume, fragiles et définitives constructions. Celle de Léo Ferré est bien sûr placée, du moins peut-on le supposer, sous le signe de « Cette chanson / Comme une sœur / Avec ses chanteurs de rue / Et ses histoires / Cette chanson / Comme une fleur / Une fleur fanée perdue / Dans la mémoire ». [2] Oui, les chanteurs de rue existaient quand le petit Ferré découvrait le monde. Ils faisaient chanter les badauds et vendaient des petits-formats. Il y avait parfois un air qui emportait tous les cœurs, bouleversait les esprits et, croyait-on, s’installait à jamais. Croyait-on… « Jamais », « toujours », ce sont des mots d’amoureux. Et pourtant, demande l’homme mûr et nostalgique, un poignard planté dans le rêve : « Où est passée cette chanson / Qui traînait dans tout’s les guitares / Avec ses rime(s) et ses raisons / Qui nous faisaient veiller si tard » ? [3] L’air néanmoins s’est incrusté dans les cerveaux et dans les êtres, il revient aimer, gueuler parfois avec la houle du passé (« Padam padam padam », criait Piaf, écorchée), il revient bien qu’il n’ait « plus que trois notes / À fredonner / Pour parler / Du passé ». [4] Dira-t-on jamais suffisamment cette étourdissante puissance des chansons qui gravent les souvenirs, déterminent la souvenance, vrillent le cœur à l’angle de deux rues, fixent à jamais la jeunesse, tandis que « Sans fair’ de bruit va grisonnant ton beau visage » ? [5] À la maison, avenue Saint-Michel à Monaco – l’enfance va toujours de pair avec la maison, elle est couleurs et senteurs, elle est à elle seule un foyer – on écoute donc cette chanson « Qui remontait du phono / À manivelle » [6] (faut-il imaginer que ce ne soit pas n’importe quel appareil, mais plutôt « Un vieux phono / D’aristo / Un phono d’avant / L’ magnéto »). [7] Qu’était-ce donc que cette chanson ? Si l’on s’en tient à ce qu’écrit Ferré, « Un air accompagnait des paroles émues », [8] cela laisse supposer une romance sentimentale. On ne sait pas de quelle chanson il s’agit, peut-être de plusieurs en fait, peut-être, uniquement, de trois ou quatre mesures retenues par le jeune garçon… Il reste que l’influence fut assez forte pour que le poète évoque ce souvenir dans son microsillon de 1967, [9] à cinquante et un ans, alors qu’il se trouve empreint de « Cette cruelle exhalaison / Qui monte des nuits de l’enfance / Quand on respire à reculons / Une goulée de souvenance ». [10] Léo Ferré découvre la vie sur les bords de la mer qui l’a vu naître. « La Méditerranée est grosse de traditions. L’esprit des collégiens suit les méandres de toutes les histoires qui courent sur ses rives, qui emplissent les manuels en vers ou en prose, raccourci des épopées appropriées à leur âge et le nom de cette mer fabuleuse s’incruste dans leur mémoire martelée par son effet sublime », [11] peut-on lire dans la publication la plus avant-gardiste de l’année de ses huit ans.

Mais encore ? Au-delà de l’accumulation de citations qui ne veulent être, ici, que des indications, que peut-on certifier ou simplement avancer ?

Il est extrêmement vraisemblable que le jeune Ferré, âgé de seize ans, fut frappé par le duo de Jean Villard et Aman Maistre, dits Gilles et Julien, à partir du mois d’avril 1932, date de leur premier spectacle. Ces duettistes maniant l’humour grinçant (Parlez pas d’amour), la poésie et la satire sociale, alternant les œuvres revendicatives (Dollar, Vingt ans) et celles plus « classiques », voire humoristiques, sans réelle discrimination, ces artistes bien accueillis par le public de leur temps, reconnus par la presse communiste et anarchiste comme par les conservateurs, se produisant dans des spectacles progressistes comme dans des casinos, en tournée comme sur les grandes scènes parisiennes, ont certainement de quoi lui plaire, en tout cas de quoi l’intéresser. On remarque, dans le texte de Dollar, une expression qui n’est pas si courante : « On met les vieux pneus en conserve / Et même afin que rien n’ se perde / On fait d’ l’alcool / Avec d’ la… ». Il s’agit bien sûr d’« Afin que rien n’ se perde » qu’on entendra chez Léo Ferré dans Les Étrangers et Un jean’s ou deux… aujourd’hui ! Il ne faut pas exagérer les possibilités d’influence, mais on ne peut pas ne pas formuler cette remarque. Gilles et Julien se produisent à Nice, au Palais de la Méditerranée, le samedi 20 avril 1935, en première partie de la chanteuse Mireille. À cette période de l’année, Ferré est à Monaco. Peut-être les a-t-il vus en scène. En tout cas, il les évoque une fois au moins dans une interview de 1966 : « Avant la guerre il y avait Trenet, Jean Nohain et Mireille, Gilles et Julien et Jean Tranchant – je ne parle pas des faiseurs de romances – c’était tout ». [12]

Dans le livret présentant l’intégralité de sa production enregistrée, [13] Christian Marcadet décrit ainsi le duo : « Gilles : sous un abord débonnaire, un tempérament intègre et résolu, poète sensible et écorché qui dissimulait mal ses émotions, esprit plus philosophe que gestionnaire. (…) Julien : (…) tempérament méridional, séducteur latin avec le sens du panache et de l’abattage, tempérament extraverti et impulsif à la limite de la provocation (…) ». Voilà deux portraits qui rappellent quelqu’un… Qui le rappellent même singulièrement, lorsqu’on poursuit la lecture de cette présentation : « Début 1934, conscients de la contradiction entre leur tenue de soirée et leur répertoire dissident, ils rejettent le frac pour le maillot noir de marins et le pantalon pattes d’éléphant ». Léo Ferré ne s’habillera pas en marin mais abandonnera un jour, lui aussi, le costume qu’il portait, par exemple, à l’Alhambra, pour un habit de velours noir auquel succèderont chemise et pantalon noirs. « Ce costume n’est nullement une provocation : il fait se fondre les artistes sur le rideau noir d’où seuls émergent les visages, les mains, le clavier », poursuit Marcadet. Comme eux encore, Ferré entretiendra toute sa vie des rapports amicaux, mais toujours indépendants, avec le Parti communiste, la Fédération anarchiste, les divers mouvements de gauche, sans nullement y adhérer.

Gilles et Julien se séparent en 1937, lorsque Ferré atteint sa majorité, alors fixée à l’âge de vingt et un ans et qu’il loge à Paris, pension de l’Abbaye, 6, rue Saint-Benoît, un petit immeuble sur cour pavée, au coin de l’impasse des Deux-Anges. Depuis deux ans, il est étudiant, inscrit à la faculté de droit et à l’école libre des sciences politiques, section administrative, 27, rue Saint-Guillaume. Il danse alors au Mikado et se rend au cinéma Gaumont-Palace, le jeudi soir. La même année, débute Trenet qu’il saluera dans La Zizique en évoquant La Mer. Trenet dont il chantera Que reste-t-il de nos amours ? dans une émission de radio, longtemps après. [14] Trenet enfin, qui lui-même citera le nom de Ferré dans Moi, j’aime le music-hall. De lui, Ferré dira : « Les "interprètes" de chansons n’ont même pas eu le temps de se rhabiller. Ils étaient tout nus sur la route, avec Trenet devant, seul, magnifique ». [15]

(À suivre)


[1]. L’Enfance.

[2]. Cette chanson.

[3]. Ibidem.

[4]. Ibidem.

[5]. Ibidem.

[6]. Ibidem.

[7]. La Zizique.

[8]. Cette chanson.

[9]. Léo Ferré, 33-tours 30-cm Barclay, 80350 S.

[10]. Les Chants de la fureur, chant I, Guesclin.

[11]. L’Esprit nouveau, numéro spécial Apollinaire, octobre 1924.

[12]. Candide du 2 au 8 mai 1966.

[13]. Intégrale Gilles et Julien, 1932-1938, double CD Frémeaux et associés, FA 5085.

[14]. Le Tribunal des flagrants délires, France-Inter, 24 décembre 1980.

[15]. Cité in Le Monde du 20 décembre 1988.

 

07:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.