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jeudi, 16 novembre 2006

L’ogre et le chien

Qu’en est-il des relations de Ferré avec Bernard Dimey ? Il était nécessaire de dresser un état des connaissances. Hélas, le peu d’informations dont on dispose n’a permis, à ce jour, que la rédaction d’un texte comprenant encore beaucoup de questions. Il fallait les poser, pour espérer avancer. Je présente donc cette étude en l’état, en souhaitant qu’elle puisse être complétée dans l’avenir. Elle est fondée, en tout cas, sur des traces écrites, enregistrées ou iconographiques indéniables.

On pourrait appeler cela L’Ogre et le chien, un titre de fable pour une histoire vraie jamais racontée. Personne, en effet, n’a cru devoir, à ce jour, tenter de reconstituer l’amitié, même épisodique, de Bernard Dimey et Léo Ferré. On a parlé de cette amitié, ici et là, très en surface, mais on n’en a pas écrit la trop brève chronique, qu’étayent pourtant quelques documents rares. Si les deux hommes n’ont pas été extrêmement proches, ils ne se sont jamais oubliés et, par-delà les années, ont connu des retrouvailles régulières, cimentées par l’estime.

 

Rencontre et créations communes

Cette histoire commence par une lettre, lettre apportant chez Léo Ferré, qui demeure alors 28, boulevard Pershing à Paris, où le Bottin le mentionne comme « compositeur de musique », des poèmes et des peintures de Dimey. Cet envoi n’a pas été retrouvé pour le moment mais on dispose heureusement de la réponse.

Le [jeudi] 3 mai [1956], l’épouse de Ferré répond à l’envoi de Dimey. La lettre ne porte pas de date complète et l’enveloppe d’expédition manque, mais le contenu autorise à penser à 1956. Elle transmet elle-même des poésies de son mari et des coupures de presse en demandant à pouvoir ensuite les récupérer, n’en ayant pas de double. Elle invite Dimey à venir les voir à Paris. Un mot chaleureux est ajouté à la lettre par Léo Ferré : « Cher monsieur, si ces poésies devaient être "lues", j’aimerais qu’elles le soient par ma femme. Je suis très fétichiste et assez sauvage... Je sais que vous me comprendrez. À bientôt, j’espère et merci de votre rare sensibilité ». [1] On déduit donc que la lettre d’appel demandait des textes de Ferré, à lire, vraisemblablement, dans une émission radiophonique.

Dimey est né à Nogent (Haute-Marne), le jeudi 16 juillet 1931. À l’âge de vingt-cinq ans, à l’expiration de son sursis pour études, il est incorporé le mercredi 5 septembre 1956 à la caserne Mortier, à Paris, sa myopie lui ayant permis d’être exempté du départ en Algérie. Le service militaire dure alors trois ans. C’est, selon toute vraisemblance, durant ce séjour parisien forcé qu’il vient rendre visite à Léo Ferré, comme l’en priait la lettre du 3 mai. Il a raconté plus tard à sa compagne Yvette Cathiard que les chiens de Ferré n’avaient pas apprécié son uniforme. [2] Il est bien dommage, pourtant, qu’on ne dispose pas d’une relation moins anecdotique de ces instants.

Où en est Léo Ferré à cette période de son existence ? Il vit les premiers mois de son amitié avec Breton, il vient de cesser de prendre part à « l’affaire Minou Drouet ». Il a rencontré Roland Petit et Zizi Jeanmaire chez Louise de Vilmorin. Il va publier dans l’année La Nuit et Poète… vos papiers ! [3]

Cette première rencontre semble s’être fort bien passée puisqu’elle débouche immédiatement sur une confiance authentique, qui va permettre à Dimey de participer à quelques créations de Ferré.

Ainsi, le lundi 8 octobre 1956, est achevé d’imprimer La Nuit, feuilleton lyrique (La Table Ronde), dont Dimey dessine la jaquette. On connaît l’histoire de cette œuvre. [4]

En 1957, Dimey aperçoit Ferré sortant du cabaret Chez Plumeau, place du Calvaire, à Montmartre, établissement que dirige Jean Méjean, futur président-directeur-général de la Société parisienne de spectacles et responsable de la programmation du théâtre de l’ABC. Ferré est accompagné de ses saint-bernard qu’il fait monter dans une belle voiture, garée non loin de là. Un clochard avise la scène et demande à Ferré : « Il n’y a pas moyen d’être chien chez vous ? » [5] Il faut ajouter qu’à cette date, Léo Ferré n’est pas encore réellement célèbre (il ne le sera qu’en 1961) et que les automobiles du moment ne convenaient pas au transport de gros chiens. Ferré avait une voiture spécialement aménagée pour cela. La scène est effectivement très vraisemblable, cependant, elle est susceptible de comporter toute la part de jeu et de fantaisie dont était capable Dimey. De plus, elle est relatée longtemps après à quelqu’un qui la raconte à son tour, plus tard encore.

En 1961 (le disque n’est pas daté, mais la pochette l’est, heureusement, par l’imprimeur) paraît un 45-tours Philips de quatre titres, Zizi Jeanmaire chante Bernard Dimey. [6] On y trouve un texte mis en musique par Léo Ferré, Les P’tits hôtels. Ce n’est d’ailleurs pas le meilleur poème de Dimey, loin de là. Il est regrettable que la collaboration des deux hommes ne se soit pas poursuivie avec des textes d’une qualité supérieure. Cette petite histoire est très loin de ce que peut signer Dimey par ailleurs, lui dont les poèmes ont été mis en musique par de très nombreux compositeurs et chantés par tant d’interprètes prestigieux.

Lorsqu’en 1963, Ferré quitte Paris pour s’installer dans le Lot, il continue à voir certains de ses très proches mais perd un peu de vue d’autres personnes et, notamment, Dimey, qui n’est jamais venu au château de Perdrigal. Leurs rencontres ultérieures seront encore parisiennes. Des rencontres distantes dans le temps, mais constantes toutefois.

Ferré n’oublie pas ses compagnons anarchistes. Régulièrement, il regagne Paris, parfois spécialement pour eux. Le vendredi 10 novembre 1967, à la Mutualité, il chante pour le gala annuel du Monde libertaire. En première partie, Colette Chevrot, Bernard Dimey, Marie, Anne et Julien, Pierre Provence, Les Poémiens et les Garçons de la rue.

Au cours du quatrième trimestre 1968, Léo Ferré, qui cette fois a quitté le Lot, imprime lui-même un recueil de textes et d’illustrations, Mon programme, daté 1969 sur la couverture. Dans le copyright, il indique l’adresse monégasque de ses parents. On remarque que cette même couverture reprend un détail du dessin que Dimey lui avait fait en 1956 pour La Nuit. La plaquette comprend en outre un portrait de son chimpanzé Pépée par Dimey, non daté. [7] Il envoie certainement ce volume à Dimey, puisqu’une photographie de Pépée adulte faite par Hubert Grooteclaes, qui y est insérée, sert à présent de point de départ à un nouveau dessin de Dimey, toujours non daté, qu’on ne connaîtra que plus tard.

 

Au Don Camilo

À partir du vendredi 3 octobre 1969 et durant vingt jours, Dimey figure en première partie du spectacle de Léo Ferré au cabaret Don Camilo, 10, rue des Saints-Pères (Littré 65-80 ou 71-61). C’est un dîner-spectacle à formule fixe : repas, boisson, café, droit d’entrée et service compris. Au même programme, Jean Courtil, Pascale Concorde, les Frères ennemis et Toulaï. Les Frères ennemis se sont déjà produits en première partie de Léo Ferré. C’était à Bobino, à partir du mercredi 17 mars 1965, lorsque le poète avait remplacé Trenet, souffrant, au pied levé. Pour Dimey, c’est aussi la seconde fois, la première étant la soirée unique de 1967, en soutien au Monde libertaire. Il écrit à sa mère : « Je passe tous les soirs dans quatre cabarets, le Don Camilo, la boîte ultra-chic de Paris, avec Léo Ferré en vedette... Après le Don Camilo, je passe au Port du Salut, autre cabaret très coté de Saint-Germain-des-Prés, ensuite je remonte à Montmartre où je fais le Tire-Bouchon et je termine avec le Gavroche, ce qui me fait quatre cabarets par soirée... Il faut le faire ». [8]

Pour Ferré, qui, cette même année, a triomphé à Bobino du mercredi 8 janvier au lundi 3 février, c’est un retour d’un moment au cabaret mais, explique-t-il, « je ne prépare jamais un tour en conséquence. Je tente même d’être plus violent que je le suis habituellement. (...) je chante des chansons de cabaret. (...) Disons que j’ai fait un certain choix mais je n’ai pas de chansons adaptées pour tel ou tel endroit ». [9]

Des travaux viennent d’être effectués dans le cabaret, maintenant climatisé, il y a un rideau, les tables sont alignées. Dimey est en scène avec son allure imposante et des textes somptueux. Sa compagne se rappelle le moment : « Par son regard scrutateur il stoppe les gestes des clients appliqués à manger leur langouste, après son récital les assiettes pleines et froides retourneront en cuisine, intouchées ». [10]

Puis, c’est le tour de la vedette. À la fin, bien entendu : « Quand je passe au Don Camilo, dit Ferré, les gens ont fini de dîner. D’ailleurs, si je voyais un monsieur continuer à manger, je vous affirme que j’irais m’installer avec lui pour "bouffer" ». [11]

Dans sa chronique du Monde, Claude Sarraute écrit : « Surgit celui qu’on n’attendait plus (...). Et le voilà qui se dresse là-bas, en bout de table, poings fermés, col ouvert, et qui dit et qui crie des indécences gênantes et de troublantes évidences ». [12] Le scandale arrive, en effet. Quels sont ces mots dans cet établissement ? C’est que Ferré, parmi seize chansons dont Le Mal, L’Âge d’or, Monsieur Tout-Blanc, Paris, je ne t’aime plus, dit maintenant Le Chien. « Scandalisés par les "prières inversées" et les "mots sans culotte" de Léo Ferré, certains n’ont pas hésité à lever le siège, et un siège qu’on lève dans l’obscurité faussement complice de la salle et le silence franchement narquois de la scène, cela fait du bruit », poursuit la journaliste. [13] Des clients effarés, choqués, se dirigent vers l’escalier de sortie. Claude Sarraute poursuit sa relation : « Alors Popaul, le pianiste aveugle, souriant derrière ses lunettes de soleil : "Qu’est-ce qui se passe, Léo, ils se tirent ?" Et Ferré : "Oui mon gars, il y en a tout un gros tas qui descend" ». [14]

Cependant, Ferré s’offre au Don Camilo un beau succès. Souvent, Gainsbourg vient l’écouter – il habite 5 bis, rue de Verneuil, à l’angle de la rue, quelques mètres à peine. Cette année-là, Ferré l’a salué dans sa chanson Pépée. Gainsbourg a bien compris que l’allusion à son physique était tendre et non ironique. Aznavour est là, le samedi 4 octobre, et, devant les photographes, les deux hommes se croisent dans l’escalier.

 

Toujours complices

C’est presque sans aucun doute au début de l’année 1970 qu’il faut situer la seule photographie retrouvée de Dimey et Léo Ferré, hélas non datée, non signée. C’est le grand problème de ces documents inconnus que des recherches minutieuses finissent par faire apparaître au grand jour. Ils ne présentent presque jamais de références. On y voit un grand sourire amical, échangé par les deux hommes. Cette image est inédite. [15]

En octobre 1972, Dimey et sa compagne vont entendre Ferré, accompagné par Paul Castanier, à l’Olympia. Yvette Cathiard note simplement : « À côté, à l’Olympia, passe Léo Ferré, c’est une messe que nous ne voulons pas manquer. Après le spectacle, nous traînons en coulisse... ». [16] Nous n’en saurons malheureusement pas davantage.

Il faudra attendre deux années encore pour trouver enfin quelques traces de Ferré sous la plume de Dimey, traces plus conséquentes mais non publiques puisque rédigées dans des journaliers. Le dimanche 17 novembre 1974, dans son journal inédit, Dimey évoque en effet Léo Ferré par trois fois, très chaleureusement. Il écrit : « J’écoute Léo Ferré pleurer sa chanson sur Richard, Richard Marsan, vieil [mot illisible] des nuits de Montmartre et de la rive gauche réunis ». Plus loin : « Je suis à Lille depuis une semaine pour tourner la cinquième de mes émissions Pour l’amour de... Cette fois il s’agit de Pour l’amour du fric. Nous avons tourné dans le parc de M. Prouvost, l’une des plus grandes fortunes de France et c’est dans ce décor que Jacques Marchais enregistrera demain deux chansons de Léo Ferré, encore lui, La Fortune et Le Parvenu, ce qui me semble assez coquin ». Enfin, on peut lire : « Et soudain, voilà que le transistor d’à côté m’envoie Le Bateau espagnol, de Léo, toujours lui (...) et que je songe au Bateau espagnol, j’ai toujours un peu l’impression d’avoir embarqué dessus ». [17]

À une date totalement incertaine, Dimey, connaissant l’amour que Léo Ferré éprouve pour les chevaux, lui offre un collage de grand format qui comporte également un poème de deux strophes, sans titre, avec cet incipit : « Cheval de plein soleil avons-nous trop couru… ».

Dimey meurt le mercredi 1er juillet 1981, à quinze jours de son cinquantième anniversaire. Le vendredi 3, il est inhumé à Nogent, sa ville natale.

En novembre 1993, la parution de Léo Ferré, la chanson du bien-aimé de Didier Barbelivien et Dominique Lacout, permet de faire connaître le second portrait de Pépée par Dimey, signé mais, encore une fois, non daté. [18]

On observe donc, entre les deux artistes, une longue complicité qui n’aboutit toutefois à aucune collaboration de grande envergure. Et cependant, au fil du temps, ils se retrouvent pour des moments de fidélité. Je poursuivrai mes recherches, il y a forcément des choses nouvelles à découvrir, d’autres faits à établir. Ce texte vaut pour une simple étape, qu’il conviendra de franchir.

 

Remerciements : Alain Fournier, Philippe Savouret.


[1]. Lettre inédite du 3 mai [1956], fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[2]. En 2004, Yvette Cathiard l’a relaté à Alain Fournier, qui me l’a rapporté.
[3]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, Christian Pirot, 2005.
[4]. Ibidem.
[5]. Dimey a confié ce souvenir à Yvette Cathiard qui le relate dans son récit Dimey, la blessure de l’ogre, Christian Pirot, 1993 et 2003. Bertrand Dicale le cite aussi dans sa biographie Gréco, les vies d’une chanteuse, Lattès, 2001.
[6]. Zizi Jeanmaire chante Bernard Dimey, 45-tours Philips 432567 BE.
[7]. Léo Ferré, Mon programme, chez l’auteur, 1968.
[8]. Lettre citée par Philippe Savouret, Bernard Dimey, Dominique Guéniot éd., 1991.
[9]. Nous Deux, décembre 1969.
[10]. Yvette Cathiard, Dimey, la blessure de l’ogre, op. cit.
[11]. Nous Deux, article cité.
[12]. Le Monde du 21 octobre 1969.
[13]. Ibidem.
[14]. Ibidem.
[15]. Fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[16]. Yvette Cathiard, Dimey, la blessure de l’ogre, op. cit.
[17]. Journal inédit de Bernard Dimey, fonds patrimonial de la bibliothèque Bernard-Dimey de Nogent (Haute-Marne).
[18]. Didier Barbelivien et Dominique Lacout, Léo Ferré, la chanson du bien-aimé, Éditions du Rocher, 1993.

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