lundi, 27 novembre 2006
Les dernières années
Un doux hiver voit naître 1990. Ferré est à l’affiche à Toulouse. Passage des Panoramas, à Paris, Éric Zimmermann, restaurateur et chanteur, donne des dîners-spectacles au « Croque-notes ». Dans la vitrine de l’établissement, figure un message d’amitié manuscrit, signé Ferré, encadré. Zimmermann chante, entre autres, Félix Leclerc et Léo Ferré, dans cette atmosphère hors du temps que créent les passages couverts parisiens. L’excellent Michel Ragon publie un roman, grande fresque de l’histoire des anarchistes depuis le début du siècle. [1] Barbara est annoncée au théâtre Mogador. À Marseille, le théâtre Axel-Toursky est en totale réfection ; il sera rasé et remplacé par un nouveau bâtiment, vingt ans après le début de son aventure. Mais la continuité est assurée, et Richard Martin a déjà un programme complet pour la réouverture. Pour la soirée d’inauguration, ce n’est pas une surprise, est prévu Léo Ferré, fidélité oblige envers cette salle où il revient sans cesse, depuis 1971. Il écrira à ce sujet : « Ce théâtre Toursky, c’est ma raison d’être marseillais depuis vingt ans. Richard, Michel, Tania… sont toujours à mon rendez-vous de cette belle de mai qui n’en finit pas d’être belle ! Ô Marseille, ô Marseille, je te dirai un jour ce que tu as semé en moi : l’ardeur, le courage et l’accent de la Méditerranée, cette mer monstrueuse d’affection et de tendresse ». [2]
Un peu plus tard, Christian Mesnil et Philippe Worms lui consacreront une émission de télévision, dans le cadre d’une série rétrospective. [3] Quelques jours plus tôt, Ferré aura fait un séjour de très courte durée à Paris pour un concert privé, destiné à RTL. Très peu auparavant, Philippe Soupault est mort. En avril, disparaît Greta Garbo, mystérieuse, silencieuse (« C’est revoir Garbo / Dans la rein’ Christine » avait chanté Ferré, dans La Mélancolie). Anne Philipe rejoint son Gérard, dans le petit cimetière de Ramatuelle. Thierry Maricourt consacre une étude à la littérature libertaire ; il y fait une place à Léo Ferré. [4]
Le 14 mai, le poète donne un concert au profit du Collectif contre l’armée à l’école, qui demande « l’abrogation des protocoles d’accord Défense-Éducation nationale » (le dernier de ces accords a été signé en 1989). Il renoue par là avec la tradition des galas de soutien qu’il effectue depuis toujours pour la Fédération anarchiste, Radio-Libertaire, Le Monde libertaire, l’Action laïque, le journal Politique-Hebdo en 1971, le CNIPHM (handicapés-moteurs), contre la peine de mort et pour tant d’autres causes… Ce spectacle exceptionnel a lieu au TLP-Déjazet. Une salle pleine à craquer, une ovation, et l’artiste donnant le meilleur de lui-même. De plus en plus, à présent, l’histoire de Ferré va se conjuguant avec celle du TLP-Déjazet. Cette salle lui va bien. D’ailleurs, ce soir-là, il dit en scène : « Ici, c’est un peu ma maison ». Cinq jours après, il chante à Bagneux, sous l’égide de Mélodies 90 avec, dans l’intervalle, des soirées à Tourcoing et dans le sud-ouest. Le 29 de ce même mois, son fils Mathieu a vingt ans. Nous, nous écoutons toujours la voix de son père, cette voix « tantôt fragile, tantôt puissante et pour jamais inoubliable ». [5] Cette voix, et c’est heureux, ne se taira jamais. Tant pis pour ceux qui ne peuvent rédiger un article sans faire allusion à l’âge de Léo Ferré, ce qui est devenu une habitude, depuis quelque temps. D’ailleurs, il nous rappelle, au détour d’un propos, qu’il a le bonheur d’avoir un travail qui n’a pas d’âge, tant et si bien que, dit-il, « si je m’arrêtais, je serais navrant ». [6]
Au mois d’août, à Gourdon, a lieu au restaurant « Le Croque-notes » (aucun rapport avec son homonyme parisien, cité plus haut), un dîner-spectacle au cours duquel le chanteur Fred Modolo est accompagné à l’accordéon par le vieil ami de Ferré, Jean Cardon. Cardon mourra peu après, et ce sera un compagnon de plus, qui disparaîtra.
Vient l’automne. Après un spectacle en Espagne en septembre, un voyage au Canada, vingt-quatre heures à Paris pour un bref passage à la télévision, un spectacle dans le Jura et l’inauguration à Marseille, en octobre, du nouveau théâtre Toursky, c’est, à Paris, en novembre et décembre, un double événement. Un récital de plusieurs semaines au TLP-Déjazet (une des soirées sera donnée au profit d’Amnesty International) suivi de la création, par le Zygom Théâtre, de L’Opéra du pauvre, qui sera présenté – après les représentations de Castres, longtemps auparavant – durant près de quinze jours.
La presse annonce ces deux spectacles à grand renfort d’articles sans imagination et, donc, sans justification, comme si l’originalité s’était à jamais enfuie des journaux ; désormais, tous les titres sont interchangeables, toutes les interviews se ressemblent, toutes les présentations sont identiques, accumulations de clichés et de banalités mille fois rabâchées. Quelques heureuses photographies viennent parfois éclairer l’ensemble.
Le programme propose un texte de Paul Bellenger. Le récital sera un beau moment. Il commence par Vison l’éditeur précédé d’un amusant prologue, et s’achève avec Les Anarchistes puis, quelques jours plus tard, par l’éternel Avec le temps. Ferré a choisi un programme cohérent et les enchaînements de titres sont parfaitement justifiés. Quelques reprises d’anciennes chansons sont à saluer, comme La Marseillaise, La Mélancolie, Les Chéris, Les Romantiques… Ou bien Richard, La Grève, Mon piano et La Mort. [7] Le 11 novembre, il touche son public par une belle interprétation de Ni Dieu ni maître. L’ovation qui salue ce texte se prolonge et l’artiste, ému, s’écrie : « Ça fait plaisir de ne pas écrire de conneries et d’être applaudi comme ça. Merci ! », des larmes étouffées dans la voix, larmes qui embrumeront le début de la chanson suivante, L’Espoir. Bel instant d’émotion. La salle ne suffit plus, le public est installé sur la scène. Tout est loué d’avance pour plusieurs semaines.
Dès le lendemain, sa voiture le ramène chez lui… en attendant d’autres départs. Il sera bientôt en chemin pour Avignon où il chantera chez son ami Gelas. Cependant, il vient encore à Saint-Ouen, en coup de vent, et participe à la fête donnée pour le 27e congrès du PCF. [8]
Discrètement, 1991 ouvre les portes de la dernière décennie du XXe siècle. Janvier voit Juliette Gréco à l’affiche de l’Olympia. À la Vidéothèque de Paris, on présente une série intitulée Paris qui chante, où Léo Ferré est présent à travers quelques documents.
Ferré vit sa vie et sa musique sur la route. Il roule, roule, roule. On le signale à Bobigny, on l’aperçoit à Argenteuil, on l’entend à Choisy-le-Roi, on le guette en Belgique, il est à Conflans-Sainte-Honorine. Ivresse des déplacements dans l’espace… Le temps coule. C’est alors, et surtout, la ridicule, absurde, inepte guerre du Golfe. La presse rapportera, au style indirect, l’opinion, parmi celles d’autres personnalités, de Léo Ferré. [9]
Sous les neiges de février, de belles affiches multiplient ses yeux sur les murs de Paris. On annonce déjà, pour juin prochain, un gala spécial donné par l’artiste pour les dix ans de Radio-Libertaire. Au mois de mars, Serge Gainsbourg meurt à Paris. « C’est une des personnes les plus intelligentes du métier. Gainsbourg, c’est l’homme qui vous donne le droit de tout faire, de tout dire… », déclare Ferré. [10]
Les tournées se poursuivent. Aix-en-Provence. Un joueur d’orgue de Barbarie, à Cahors, chante Jolie môme et Le Piano du pauvre… Des chanteurs de rue, hommes et femmes, interprètent en groupe L’Âge d’or sous les arcades de la place des Vosges.
Le gala exceptionnel donné pour Radio-Libertaire et son dixième printemps rassemblera cinq mille personnes au Palais des Sports de la porte de Versailles. Ce sera un grand succès, avec, au moins, trois ovations debout. En coulisses, l’ami Grooteclaes œuvre en photographe et en poète.
Une Citroën particulière prendra peu après la route de Bretagne. C’est aussi en Bretagne que les éditions du Petit-Véhicule publient une revue, qui vient d’ailleurs de consacrer un dossier conjoint à Rimbaud et à Léo Ferré. Ferré, qui note : « Rimbaud, c’est le sourire du large, la passion des mots au fond de ta gorge. Crie, crie, crie... et tu lui ressembleras ». [11]
Maurice Fanon est parti nouer son écharpe aux nuages d’outre-vie. Des spectacles de Léo Ferré sont donnés, partout. Maurice Laisant est mort, lui aussi ; un disque où Consuelo Ibanez chantait ses textes, avait autrefois été préfacé par Ferré. [12] Qui vient par ailleurs de rencontrer le jeune cinéaste Leos Carax, lors du tournage du film Les Amants du Pont-Neuf.
Et, bien sûr, le centenaire de la mort de Rimbaud, à Marseille, a lieu en novembre. Léo Ferré va publier sa mise en musique d’Une saison en enfer qu’il dit et interprète, s’accompagnant lui-même au piano. Cet enregistrement sera une étape supplémentaire sur la route commune à Ferré et aux poètes. Une date encore, un jalon de plus. Sa façon, également, de marquer, de sa pierre et de sa voix, ce centenaire. Après quoi, il participera, à la Villette, à un spectacle collectif, avec un programme spécial, Léo Ferré chante Rimbaud. Il y interprètera, entre autres, le Sonnet du trou du cul (Verlaine et Rimbaud), texte qu’il n’aura pas le temps d’enregistrer.
Il y a maintenant quarante-cinq ans exactement, qu’il chante. Quarante-cinq années qu’il débutait au cabaret, en novembre 1946.
En décembre, il donnera, à Marseille, un récital particulier, Léo Ferré chante Aragon, pour l’anniversaire de la mort du poète, et parmi d’autres évocations, à l’initiative de l’association pour la fondation Louis Aragon-Elsa Triolet. Puis, pour deux soirées, il conduira les quatre vingt musiciens de la Philarmonie de Lorraine. Tout cela, naturellement, sur la scène du théâtre Toursky. On annonce même, mais cela n’aura pas lieu, une lecture par Ferré lui-même de quelques uns de ses textes, au « Refuge », un centre de poésie marseillais. Auparavant, une tournée l’aura conduit au Luxembourg, à Charleville, à Bastia… Et, juste après, au théâtre du Chêne-Noir d’Avignon, pour, de nouveau, le spectacle consacré à Rimbaud.
Et puis, avec l’année qui chute, tombent encore les vieux amis. C’est au tour de Maurice Joyeux d’être emporté, en décembre. Anarchiste de toujours, militant du mouvement ouvrier, pacifiste, ancien responsable du Monde libertaire, animateur du groupe libertaire Louise-Michel, de la revue La Rue, écrivain, ancien libraire (« Le Château des brouillards », à Montmartre), Joyeux s’en va rejoindre sa compagne Suzy Chevet, qui organisait autrefois les galas anarchistes.
Un mois plus tôt, son ancien pianiste, compagnon de nombreuses années (il l’avait rencontré en 1957, au cabaret Chez Plumeau, sur la Butte), est mort. Une soirée spéciale sera donnée, en février 1992, à l’Olympia. Présentée par José Artur, elle célèbrera Paul Castanier. Y participeront des grands noms, mais aussi des amis de Popaul et de sa compagne : Alain Meilland, Jacques Serizier, Wasaburo Fukuda, Patrick Siniavine et Svetlana. Le public, qui avait raillé avec Font et Val, frondé avec Rufus, fraternisé avec Moustaki, changera du tout au tout avec Léo Ferré. De plus en plus, on lui fait des ovations debout, dès son entrée en scène. Ce sera une soirée simple et très prenante. Paul Castanier y revivra au travers d’interviews filmées, de projections et d’enregistrements musicaux.
Quelques jours plus tard, la ville de Berre (Bouches-du-Rhône) connaîtra une série de manifestations. Ce sera La Semaine à Léo avec un programme à plusieurs facettes ; une exposition de pochettes de disques, livres, manuscrits, photographies d’André Villers ; la projection de trois bandes vidéographiques (le Discorama de Denise Glaser, l’émission À bout portant de R. Scandria et le spectacle du théâtre des Champs-Élysées, filmé par Guy Job) une conférence ; l’émission Pollen de Jean-Louis Foulquier, en direct, à France-Inter ; la reprise de L’Opéra du pauvre par le Zygom-Théâtre. L’organisation est assurée par le Forum des jeunes et de la culture et la médiathèque municipale de Berre, avec l’assistance de deux hommes de théâtre de la région, qui sont tous deux des amis de Léo Ferré, Richard Martin et Gérard Gelas, les deux fidèles. Cette initiative se veut « hommage et reconnaissance à un artiste qui marque notre siècle et restera dans l’Histoire ». [13]
Pendant ce temps, à Paris, Pierre Lafont présente, au théâtre Mouffetard, un spectacle de poésie dont toute la seconde partie est consacrée à Léo Ferré qui se trouve ici dit, chanté sans accompagnement musical et mis en scène par un artiste d’une incontestable sincérité.
Dans les premiers jours de mai, nouvelle manifestation, Montauban fête Léo Ferré, dans le cadre de Alors... chante ! 92. Un spectacle du poète et, en clôture de festival, un « final, avec Léo Ferré et les invités ». Et des tournées, des tournées… En juin, c’est, à Presles, la fête de Lutte Ouvrière et, durant l’été, le quatrième festival de la chanson française de Sauve (Gard), ainsi que le festival en Othe et en Armance (Yonne), où il chantera Vous savez qui je suis, maintenant ?, texte qu’il n’enregistrera jamais.
Juillet, Arletty est partie, s’est enfuie en douce. Léo Ferré, depuis le printemps, est annoncé au TLP-Déjazet pour le mois de novembre. Ce nouveau rendez-vous avec cette salle n’aura pas lieu, car son propriétaire entend ne pas renouveler le bail. L’équipe du TLP s’en va après six ans d’un travail remarquable, après avoir fait vivre cette salle qui, dans l’imaginaire du public comme dans l’histoire des lieux de spectacle, a presque remplacé Bobino. Exit le TLP. On avance, pour remplacer les vingt spectacles prévus, l’idée de deux soirées au Zénith, puis celle d’une série de concerts au Grand Rex. En attendant, Ferré est, en septembre, l’invité surprise de Lavilliers qui donne un tour de chant à la Fête de l’Humanité. Venu tout exprès d’Italie et repartant dès le lendemain, il chantera un poème d’Aragon et Les Anarchistes, sur la grande scène. Les premiers jours d’octobre, il doit effectuer une tournée en Belgique. Parallèlement, Hubert Grooteclaes présente, à Louvain, une exposition de photographies célébrant trente ans d’amitié (un peu plus, en fait, puisqu’ils se connurent en 1959) avec Léo Ferré. [14] Au même moment, Richard Marsan, autre fidèle, passe « derrière la glace du comptoir ». [15] En décembre, au théâtre de Nesle, Alain Aurenche se produit en récital. Ferré écrit : « Aurenche est au fond de moi comme une lumière de la nuit (...). Aurenche est un orage de sympathie qui vous arrache ce qui vous reste de sensible (... ). Aurenche a une voix qui me fait du bien. Prenez-la, et vous verrez comment ! » [16]
Le dernier spectacle de 1992 n’aura pas lieu. La suite appartient à la vie privée.
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