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mardi, 28 novembre 2006

Les Lettres non postées, un livre rêvé

Quand le chanteur le cœur usé par sa chanson

Vient demander son bien au langage commun

 (JEAN MARCENAC)

 

À partir de 1953, Léo Ferré anime, sur les ondes, hebdomadairement, une émission intitulée Musique byzantine, qui lui vaut un courrier nombreux. C’est au sujet de cette correspondance qu’il déclare à Claude Obernai « (...) avoir une émission de radio est la chose qui rend le plus rapidement misanthrope. Musique byzantine [m’]apporte tout de même une trentaine de lettres capables de [me] réconcilier avec les autres. [J’ai] été surpris de constater que, dans l’ensemble, les gens sont plus cultivés qu’on ne le croit ». [1]

« On m’écrit très peu. Presque toujours des lettres médiocres. Aucun intérêt. Les gens bien sont ceux qui ne m’écrivent pas » déclare-t-il seize ans plus tard, sans ambages, toujours en réponse à Claude Obernai, et pour la même publication. [2]

Loin de ces rapports d’amour mêlé de détestation qu’il entretient avec le courrier, lui, s’est plu à écrire de drôles de lettres dans une prose incomparable. C’est une œuvre qu’on ne connaît pas assez et qui aurait pu constituer un tout remarquable.

 

Le projet

En 1961, Ferré répond à la revue Chansons : « J’ai deux livres en préparation : Benoît Misère, qui sera un roman et Lettres à un jeune musicien qui me permettra d’exprimer ce que je pense des musiciens en général et des musiciens contemporains en particulier ». [3]

En 1962, il chante au théâtre de l’ABC, 11, boulevard Poissonnière à Paris (Central 19-43). Après son triomphe de l’année précédente à l’Alhambra et la parution d’un ouvrage de Gilbert Sigaux, [4] avant sa toute prochaine entrée chez Seghers dans une collection plus que prestigieuse, [5] ce spectacle est attendu et la presse est nombreuse. « Complet partout » prévient un panonceau, sur le trottoir.

Au cours d’une interview, Ferré annonce à Charles Dobzynski son intention de publier prochainement deux ouvrages. L’un, dont le titre, Lettres non postées, est déjà choisi, consiste en une série de « lettres écrites à des correspondants inconnus, ou même à des objets inanimés, et qui ne sont jamais parvenues à leurs destinataires ». [6] On le voit, le projet des Lettres a évolué : il ne s’agit plus uniquement de les adresser à un jeune musicien.

Il se trouve que l’éditeur René Julliard, qui avait retenu Lettres non postées et le roman Benoît Misère – c’est le second volume – sur manuscrit, est mort peu auparavant, le dimanche 1er juillet 1962. Léo Ferré l’avait connu lors de « l’affaire Minou Drouet ». [7] Et rien, finalement, ne se fera. Seul, Benoît Misère verra le jour, en 1970, chez un autre éditeur, Robert Laffont, après avoir failli être imprimé par Léo Ferré lui-même, qui le typographiait encore en janvier 1968, comme l’atteste sa chronique Je donnerais dix jours de ma vie. [8] Les Lettres non postées ne seront jamais rassemblées en volume du vivant de leur auteur. Il s’agit donc d’un livre mythique, d’un livre rêvé.

 

Quelques pièces connues

Un livre rêvé qui est cependant partiellement connu car, depuis cette annonce malheureusement sans lendemain, douze textes ont été édités, dont certains plusieurs fois, sans aucun ordre particulier.

On a pu lire en effet, dans le premier volume des « Poètes d’aujourd’hui » consacré à Léo Ferré, [9] Lettre au miroir et À la folie. Dans Il est six heures ici... et midi à New York, [10] une plaquette au format tout en hauteur, imprimée par Léo Ferré à l’enseigne de ses propres éditions, on trouve À mes lunettes, À un jeune talent, Au Tout-Paris, À un directeur de music hall, À une lettre anonyme et À %, imprésario. Dans les Poésies illustrées par Jacques Pecnard, publiées en tirage de luxe par les éditions du Grésivaudan, [11] on voit figurer Au Tout-Paris, À mes lunettes, À un jeune talent, À un directeur de music hall et À une lettre anonyme. Dans le recueil La Mauvaise graine, [12] figurent À mon habit et Lettre à la mer, ainsi qu’une nouvelle fois, À la folie. Dans l’ouvrage La musique souvent me prend... comme l’amour, [13] est encore donné À mon habit ; on y trouve également À un jeune musicien (survivance du projet initial), texte inclus dans le corps d’une émission de radio de 1980. Dans le n° 8 du bulletin d’informations Les Copains d’ la neuille, daté printemps-été 2005, a paru Lettre à l’ami d’occasion.

Il s’agit de proses qui, lyriques ou caustiques (parfois même, ce sont de franches mises en cause), rassemblent plusieurs caractéristiques de style et de pensée de Léo Ferré. Tout son art est dans ces quelques pages. La prose est de haute tenue et l’expression poétique toujours présente. Se manifeste là son sens du raccourci. Évidemment, métaphores et absence de concessions se mêlent à une extrême sensibilité comme à l’expression d’une enfance conservée.

L’auteur s’adresse ici, finalement, au monde entier. Il interpelle – quelquefois, il somme – les hommes, les choses, les éléments. Héler un personnage, lui dire « tu » ou « vous » et conduire simultanément l’action est pour le romancier, par exemple, un exercice périlleux. Dans la tradition épistolaire que Ferré renouvelle et dépoussière, tout en développant jusqu’au bout son propos, il toise ou invoque le supposé correspondant, ce qui ne semble pas être une difficulté majeure pour le musicien, qui possède évidemment la maîtrise du rythme.

Ferré n’a jamais connu de frontière entre sa vie et son œuvre ; les Lettres non postées sont, sur ce point, révélatrices. La vie et le métier d’artiste, dans ces douze textes « rescapés », sont indissociables. Au Tout-Paris, À un jeune talent, À un directeur de music hall, À %, imprésario, mettent en scène les personnages qu’on croise dans une vie professionnelle, et Léo Ferré leur dit leur fait.

Dans Au Tout-Paris, les personnes visées sont celles qui auraient « renvoyé leur carton en rayant la mention inutile : Je n’assisterai pas » – mais il se serait agi d’être présent, précisément, à des dates vraiment particulières : 1789, 1848, 1871, 1968. « Vous êtes du Tout-Paris et de toute la Viande qui sent un peu », écrit Ferré.

Le texte À un jeune talent est relativement bref et ce que recommande Ferré n’étonnera pas. Il s’agit finalement de se comporter comme lui : «  Soyez dans la marge », « Ne prenez jamais de conseil de personne » et surtout : « Soyez orgueilleux. L’orgueil, c’est la cravate des marginaux ».

À un directeur de music hall est bref et brutal. L’homme en question n’est pas nommé mais l’allusion est transparente. On relève entre bien des propos peu amènes : « Vous avez vieilli, on vieillit tous, me direz-vous, moi aussi, mais chez vous c’est indécent ».

À %, imprésario rappelle au monsieur en question qui fait quoi dans le monde du spectacle et l’invite à ne pas confondre les rôles : « Vous me faites penser à un maître d’hôtel qui oublierait chaque soir de se mettre en livrée pour servir ses clients. En augmentant le chiffre de votre %, vous finissez par ne plus savoir qui est le servi et qui est le serveur. (…) Et puis, apprenez à dire merci, comme les domestiques. C’est bien le moins que vous devez aux imprudents qui vous font vivre ».

Il y a aussi, là, l’autre côté de la célébrité, certains aléas de la notoriété qui impliquent une réponse cinglante (À une lettre anonyme). Ce texte répond à une lettre comme en reçoivent quelquefois les artistes. Léo Ferré, qui n’a jamais supporté le manque de courage, ne pouvait rester sans réagir face à un anonymographe. Il a donc rendu publique sa réponse à défaut de pouvoir l’adresser directement à son destinataire, encore qu’il eût mieux aimé, lui dit-il, «  vous dire par le fouet ce que vous me contraignez à vous faire savoir par la grâce de la typographie ». Tout, ici, est morsure et dégoût envers la petitesse et cette particulière attitude, fût-elle une maladie, qui consiste à ne pas signer ses envois. Dès le début du texte, il est question de s’abaisser (« cloportes », « plume d’égoutier »). Pour l’auteur de la lettre anonyme, ne demeure que le trait du mépris. Comme souvent chez Léo Ferré, les mots et les idées en entraînent d’autres. Ainsi, l’utilisation du terme « poulet » appliquée au courrier en question l’emporte vers des considérations qui, de « manières policières » en « flic », le fait conduire l’auteur anonyme au Quai des Orfèvres où, l’assure-t-il, « on ne vous convoquera pas. On vous recevra ». Là-dessus, Ferré revient à son propos, s’attachant à traiter la lettre, partie « où vous pensez » mais pas oubliée, comme elle le mérite (« certains graffiti qu’on peut lire dans certains lieux », « les cabinets publics », « votre obole », « votre "contenu" », « les odeurs particulières ») et cela ira, sans modération, jusqu’à la fin où, il ne faut pas s’en étonner, apparaît encore la notion d’homme debout et d’homme à terre. Dans toute l’œuvre de Léo Ferré, dans ses propos tenus lors d’entretiens, cette obsession qui est la sienne de se tenir droit et libre est présente. Une attitude pleine de cet orgueil dont il disait qu’il le tenait debout, un maintien de seigneur qu’accusent les fréquentes allusions à un secrétariat et à des employés (faites uniquement pour accentuer encore le mépris hautain de l’artiste face à l’abjection et à la couardise), dominent ce texte vengeur qui, par son sujet, par son ton, aurait pu n’être pas littéraire. Il n’en est rien. Chez Léo Ferré, c’est une constante, la qualité du style est toujours là et, même lorsqu’il s’agit de textes de circonstance, chacune de ses compositions est écrite, à proprement parler.

À l’opposé, À mes lunettes, un des textes les plus brefs, est écrit sur un ton plus intimiste. Il évoque le temps où Ferré devait en chausser constamment et, en même temps, la jeunesse, les femmes dont Ferré a toujours été persuadé qu’elles ne l’avaient pas aimé à cause des verres qu’il portait : « Les femmes n’aiment pas cette superstructure de visionnaire, elles ont l’impression d’être vues deux fois ».

À la folie, qui n’est pas une lettre écrite à la folie comme pourrait le laisser supposer le titre, est un magnifique texte d’amour. Ferré s’y présente comme un mot, le mot « croup », maladie mortelle pour les enfants, qui n’a plus cours. Il est délicat d’évoquer ce mélange de souvenirs, de métaphores, de vers et de prose dont certains passages sont à la limite de la préciosité. Le mot, d’ailleurs, est écrit : « Nous sortîmes par vos masques, lentement, avec préciosité, et tout penchait autour de nous, les arbres, les plis d’ombres, les roses pâleurs du soleil couchant ». On a peine à détacher du tout des notations remarquables : « Nous marchions ensemble, depuis la dernière glaciation » ou « Nous étions toujours l’un à l’autre, comme deux feuilles accolées d’un papier bible et pour nous séparer il fallut qu’un oiseau des îles infime, petit, petit, vint immiscer son bec entre nos songes ».

Lettre au miroir vient sublimer l’objet domestique, la chose quotidienne, pour déboucher sur de nouvelles interrogations. La présence de l’auteur dans son texte est constante, ce qui peut se comprendre puisqu’il s’adresse à un objet familier. Ce n’est donc pas qu’une figure de style : «  Quand je passe devant toi, dans le couloir, tu me renvoies l’image d’un piège : c’est toi l’oiseau et moi la glu, et je me colle à toi, bouche à bouche et la brume de nos haleines n’est qu’une gaze de nausée ». À la clausule, cette présence persiste et s’y ajoute un souci métaphysique : «  Quand je pense que tu n’as pas encore vu que je me teignais les cheveux ! Tu ne vois donc pas la Vérité ? Au fait, qui la voit ? ».

À mon habit entrecroise le métier (ici, la direction d’orchestre) et la vie (la nostalgie d’un mémorable concert et le temps qui passe). Ce texte non daté, mélancolique et lucide, fut écrit quelque temps après la soirée donnée à l’Opéra de Monte-Carlo, le jeudi 29 avril 1954, au cours de laquelle Léo Ferré dirigea La Chanson du mal-aimé, oratorio lyrique qu’il composa sur le poème d’Apollinaire, ainsi que sa Symphonie interrompue, écrite en complément de programme à la demande du prince Rainier. S’adressant à l’habit de gala spécialement acquis pour ce moment qu’il n’oublia jamais, Léo Ferré donne un texte typique de sa manière. Aux éléments autobiographiques s’ajoute une dimension quasi métaphysique, désabusée en tout cas, qui se fait jour dans la phrase ultime. De plus, Ferré prête ici une vie aux objets et leur donne donc de l’amour, cet amour caractéristique de sa vie et de son œuvre, éprouvé pour les gens, les animaux, les choses, et qui fut toujours son seul et unique « programme ». Les métaphores se succèdent, le frac devient « un smoking à l’échelle 20 » ou « l’empereur des habits de soirée », cette seconde image permettant à l’auteur d’enchaîner sur un coup de griffe bien personnel aux autres empereurs, les vrais. Apparition inattendue d’une certaine Denise (Ferré introduit souvent des personnes réelles dans ses textes) qui est vraisemblablement chargée du ménage, mais ne croit pas devoir « réprimander » la poussière, cette poussière qui, chez Ferré, est anarchiste (n’est-il est pas naturel, alors, qu’elle n’en fasse « qu’à sa laine, qu’à ses catons, qu’à ses mèches » ?). On observe là non seulement la vie encore une fois prêtée aux choses, mais aussi la langue de Léo Ferré, réinventée, celle de tous les registres. « Ne vous faites pas de trame », dit-il à l’habit, comme il eût dit : « Ne vous faites pas de souci ». Semblable à la promiscuité de l’artiste dans la foule, voici, avec beaucoup d’humour et de tendresse, celle du frac dans la penderie où se trouvent déjà « des tissus compromis et fatigués ». Puis viennent la hantise de ne jamais plus avoir l’occasion de diriger un orchestre (on sait que Ferré en conduira de nombreux, plus tard, et cette fois sans frac) et l’ironie attristée de la phrase, dite au fripier par l’habit. Habit qui finira, lui aussi, dans l’usure, le temps qui passe et la mort, rejoignant par là la condition de l’homme, omniprésente chez Léo Ferré, achevant ainsi logiquement le fait de s’être vu prêter une vie.

Lettre à la mer, texte daté « En Bretagne, le 20 août 1957 », [14] évoque la fascination d’un méditerranéen devant l’autre mer, celle qui a « fait la croche à Debussy ». On sait qu’un peu plus tard, Ferré achètera une maison fortifiée sur l’îlot Du Guesclin, commune de Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine), entre Cancale et Saint-Malo. De cette déclaration d’amour mêlée d’ironie et mouillée de mal de vivre, on retient toutefois une volonté d’œuvrer au recueil et au-delà : « (…) parce qu’il faut que je t’écrive une lettre qui composera mon livre qui n’est pas encore composé, parce qu’il ne faut pas que je meure avant d’avoir fini ce que j’entreprends aujourd’hui avec toi et avant même d’avoir écrit beaucoup d’autres choses ». Cette belle ingénuité dans l’aveu est remarquable.

À un jeune musicien prend pour cible « l’artillerie dodécacophonique » et l’abstraction dans l’œuvre contemporaine qui «  doit être concise, hautaine, à tirage de luxe, voire hors commerce ». Les préoccupations artistiques de Léo Ferré dans le domaine musical sont là, telles qu’il les exprimera ailleurs en de nombreuses occasions.

Lettre à l’ami d’occasion est une adresse à André Breton qui n’est jamais nommé dans le texte, après leur brouille des débuts de l’année 1957, consécutive à la parution du recueil Poète... vos papiers ! Mais, comme les autres, cette lettre ne fut jamais postée et Ferré, sa vie durant, garda de Breton un souvenir ému, impressionné, et ne manqua jamais de le rappeler. [15] On peut, avec la distance, raisonnablement considérer cette lettre comme un exercice de style, le résultat d’une tristesse, d’une amertume. En aucun cas comme un soufflet : on ne range pas les gifles dans un dossier.

 

L’état du texte

Il existe beaucoup d’autres lettres inédites : Lettre à l’Angleterre, long texte dans lequel l’auteur évoque son séjour de 1950 durant lequel il tourna dans le film de Basil Dearden, Cage of gold ; [16] Lettre à une tombe dont des extraits sont incorporés, parfois retouchés, à un chapitre de Benoît Misère ; Lettre à un critique.

On trouve des titres auxquels sont liées quelques notes destinées à des textes plus avancés dans leur écriture : À l’Angleterre ; À une tombe ; À un imprésario ; À un jeune talent ; Au Tout-Paris ; À un porte-manteau ; À un miroir ; À un directeur de music hall ; À une lettre anonyme.

Il existe également des titres auxquels sont associées des idées notées sous la forme de quelques mots seulement : Lettre à un porte-manteau ; Lettre à un chiffon ; Lettre à un ouvrier ; Au communiste ; À l’île Saint-Louis ; Au téléphone ; À l’hôtel de passe ; À un vers libre ; À un vitrail ; À un carnet de chèques ; À la lune ; À une dame du monde ; À l’arriviste ; À ma maison. L’exemple de Lettre à un chiffon est frappant : c’est une longue liste de mots, dont certains disposés en deux colonnes, que l’auteur, d’évidence, aurait aimé employer lors de la rédaction de son texte. S’agissait-il pour lui de goûter pleinement ces termes qu’il devait trouver plaisants, sensuels, curieux, ou bien une idée précise leur était-elle attachée ? On l’ignorera sans doute toujours. Lettre à un porte-manteau est aussi remarquable, puisque Ferré y voit une potence et imagine, dans les vêtements suspendus, des condamnés au gibet. D’où toutes les réminiscences de Villon possibles. Ce texte est révélateur du type de regard que pouvait porter l’auteur sur tout ce qui l’entourait. Vision de poète, évidemment.

Il est encore des textes inachevés : Lettre à mon costume de scène ; Lettre à un jeune soldat du contingent (en vers) ; Lettre à un portefaix.

On trouve enfin de nombreux projets dont Léo Ferré n’a noté que les titres, sans avoir eu le loisir ou l’occasion d’en concrétiser l’idée initiale : La putain ; La pucelle ; Annie ; À Pépée ; Sosthène ; À Canaille (école d’Alfort) ; À Denise.

L’établissement du texte se heurte à une difficulté supplémentaire : certaines lettres présentent des variantes entre le manuscrit original et un premier dactylogramme, lui-même raturé quelquefois. Seule certitude, les feuillets portent, inscrite à la main ou à la machine selon le cas, la mention L/n/P qui identifie sans doute possible leur destination.

On voit combien le dossier de ce livre est divers et inachevé. On reste rêveur : qu’aurait pu dire Ferré à un vers libre, en dehors des quatre phrases consignées ? À un vitrail (trois courtes phrases seulement) ? À un carnet de chèques (quatre phrases) ? On ne peut le savoir mais l’examen des lettres et des notes ne laisse pas de doute. On aurait pu lire des textes emplis d’un humour triste, parfois caustiques et toujours ouverts sur l’espérance, malgré tout.

On observe aussi une chose. Cet ouvrage laissé en chemin met à mal la légende d’un Ferré pratiquant une écriture rapide, de premier jet. Pour ces textes en prose en tout cas, et au moins au cours d’une période donnée, il compose lentement son œuvre, bâtit l’ensemble sur la durée, prend des notes, consigne des idées, des séries de mots, des bribes de phrases, des citations. Les manuscrits sont travaillés, les dactylogrammes sont raturés. Ferré créateur prend son temps.

 Le ton des Lettres non postées, la forme générale de leur écriture, leur unité qui persiste malgré l’inachèvement, les situent sans doute possible dans les années 50 (certainement dans la seconde moitié) et les toutes premières années 60 (selon toute vraisemblance, avant le départ de l’auteur pour le Lot, en 1963). La Lettre à la mer donne la date précise du 20 août 1957 et le projet, non réalisé, d’une lettre À Pépée fournit le repère de 1961, date à laquelle Ferré adopta son petit chimpanzé. Le livre était donc encore sur le métier à cette date. Une exception cependant, Au Tout-Paris, où la date de 1968 est inscrite. Mais, si l’on met en regard les notes correspondantes, on s’aperçoit qu’elle a été ajoutée a posteriori.

Il faut avoir présent à l’esprit ce que représentait le courrier à l’époque du projet, dans une société extrêmement codifiée et rigide. La lettre est à peu près le seul moyen de communication, le téléphone, rare et onéreux, étant relativement peu utilisé. Il arrive encore, au milieu des années 60, qu’on écrive pour dire : « Je vous téléphonerai demain vers dix heures ». Il arrive qu’on aille téléphoner chez son voisin, qui fait payer la communication en disposant une boîte près du combiné. Le télégramme, qui coûte cher, est réservé aux grandes occasions (naissances, mariages, décès) ou, dans la vie professionnelle, aux ordres urgents. Léo Ferré, lui, l’utilisait aussi pour signifier des choses définitives, des fins de non-recevoir. C’est dire que la lettre, toujours manuscrite (la dactylographie est réputée extrêmement incorrecte) possède une valeur très grande. On achète son papier à lettres chez le papetier, on le fait parfois imprimer ou graver à son chiffre. Recevoir une lettre a une importance et induit un comportement : répondre sur tel ou tel ton ou ne pas répondre, par exemple, a un sens réel et fortement ressenti. L’absence de réponse est une grossièreté, parfois une offense volontaire. Dans cette optique, les Lettres non postées ont une résonance différente de celle qu’elles pourraient avoir aujourd’hui, surtout lorsqu’elles sont adressées à des types sociaux, à plus forte raison à des personnes réelles. Si ce recueil avait paru dans les premières années 60, il aurait presque été considéré comme un brûlot. C’est en cela que Ferré, s’inscrivant dans un genre littéraire existant, le secoue et le marque. Le courrier électronique a rendu plus banales les relations contemporaines.

 

L’édition posthume

Après avoir lu douze lettres lentement égrenées au fil du temps et patienté durant quarante-cinq ans, voici qu’enfin, en 2006, on peut trouver une édition de ce recueil voulu par Ferré, puisqu’annoncé dès 1961 et plus précisément depuis 1962. L’édition posthume a un double aspect. Un disque dans lequel Michel Bouquet dit un choix de ces lettres est publié, [17] tandis que, parallèlement, le texte est enfin édité avec, en couverture, un graphisme de Charles Szymkowkicz, [18] qui dessine aussi la pochette du disque.

Huit textes ont été retenus, qui sont dits par le comédien : Lettre à l’Angleterre, Lettre à la mer, Lettre au miroir, À mon habit, Lettre à un critique, À un jeune musicien, Lettre à l’ami d’occasion, À une lettre anonyme. Ce sont évidemment quelques unes des pièces des plus achevées. La voix de Bouquet et les petits rires ironiques mêlés à sa diction auxquels il a accoutumé son public, donnent à ces pages de Ferré un ton évidemment autre que celui que leur auteur leur eût conféré s’il les avait, par exemple, mises en musique. Lors de la sortie du disque, Bouquet déclare dans une émission de radio : « Lorsque je les ai lues, j’ai encore compris, mieux, à quel point l’homme était un écrivain, l’homme était un poète, l’homme était véritablement quelqu’un d’important pour la littérature de tous les temps ». [19] Il dit encore : « Je les ai enregistrées avec énormément de bonheur profond. J’espère que je ne les ai pas trop mal faites, parce que j’ai peur de ça. Quand on touche à ce qui est authentique chez un poète, il faut faire très attention ». [20] Enfin, il ajoute : « Je les ai bien préparées pour essayer de rendre le secret qui accompagne cette écriture, c’est-à-dire cette chose qui est presque en marge de la vie ». [21] Huit morceaux de piano intitulés Intermezzo 1 à 8, très courts, s’intercalent entre les textes. Ce sont des enregistrements faits par Ferré lui-même, des bandes de travail qui trouvent ici leur place, à la fois inachevées et attachantes, comme les écrits qu’elles relient.

L’ouvrage, lui, présente l’ensemble de l’œuvre tel qu’il a été décrit plus haut, textes achevés et sujets non aboutis, à l’exception de la lettre en vers (Lettre  à un jeune soldat du contingent) et augmenté d’une missive écrite sur une feuille de papier hygiénique adressée à un journaliste non nommé. Mathieu Ferré a jugé que ce texte pouvait parfaitement être inclus dans le recueil. C’est un livre au format 13 x 17, qui compte quatre-vingt seize pages s’ouvrant sur une note de l’éditeur.

De la lecture, en continu, de ces lettres, se dégage une grande mélancolie. Sous les fortes injonctions, les savoureuses prises à parti, demeure un mal de vivre avoué ici et là. Même la Lettre à la mer, pleine d’exaltation, dit au détour d’un paragraphe ce spleen constitutif de l’auteur. Peut-être la prose laisse-t-elle mieux passer le courant amer ? En tout cas, il est difficile de ne pas sentir la tristesse dont est empreint ce recueil d’imaginaires correspondances.

 

 

Ce beau livre baroque, dont la diversité des « correspondants » augmente vivement l’intérêt, n’aura évidemment jamais la forme définitive que lui aurait donnée son auteur. On ne ressentira pas l’étonnante impression d’ensemble qu’eût conférée au lecteur la réunion de personnes réelles, de types sociaux, d’objets, d’éléments, d’abstractions même, tous destinataires des missives. Vraisemblablement, cette œuvre eût été une des plus attachantes créations de Ferré dans le domaine du livre. Cependant, un artiste, c’est aussi une série de projets non aboutis par manque de temps ou d’opportunités. La recherche ne peut se passer d’étudier, dans les limites même de leur inachèvement, ces cris restés dans la gorge du temps.


[1]. Femmes d’aujourd’hui du 18 au 24 juillet 1954.

[2]. Femmes d’aujourd’hui du 18 novembre 1970.

[3]. Chansons, octobre 1961.

[4]. Gilbert Sigaux, Léo Ferré, op. cit.

[5]. Charles Estienne, Léo Ferré, collection « Poètes d’aujourd’hui », n° 93, Seghers, 1962.

[6]. Les Lettres françaises du 7 au 13 décembre 1962. 

[7]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, op. cit.

[8]. Léo Ferré, « Je donnerais dix jours de ma vie », in La Rue, n° 1, mai 1968.

[9]. Charles Estienne, Léo Ferré, op. cit.

[10]. Léo Ferré, Il est six heures ici... et midi à New York, Gufo del Tramonto, 1974.

[11]. Léo Ferré, Poésies, éditions du Grésivaudan, 1987 (édition en trois volumes) et 1988 (édition en cinq volumes), illustrations de Jacques Pecnard, préface de Françoise Travelet.

[12]. Léo Ferré, La Mauvaise graine, textes, poèmes et chansons 1946-1993, Édition n° 1, 1993 (préface de Robert Horville) (rééd. Le Livre de poche, n° 9626, version abrégée, sous deux couvertures).

[13]. Léo Ferré, La musique souvent me prend... comme l’amour, La Mémoire et la mer, 1999.

[14]. C’est le seul texte daté, parmi les douze connus.

[15]. Voir Jacques Layani, Les Chemins de Léo Ferré, op. cit.

[16]. Ibidem.

[17]. Léo Ferré, Lettres non postées lues par Michel Bouquet, CD La Mémoire et la mer 10093.

[18]. Léo Ferré, Lettres non postées, collection « Les Étoiles », La Mémoire et la mer, 2006.

[19]. Pollen, France-Inter, 12 mai 2006.

[20]. Ibidem.

[21]. Ibidem.

00:00 Publié dans Études | Lien permanent | Commentaires (4)

Commentaires

La "lettre à l'Angleterre" m'a toujours semblé la plus achevée,
la plus "ferréenne"....malgré ce qui peut être un contresens:
" cette vieille putain d'Emily"..il s'agit d'Emily Brontë, ni putain , ni vieille...Là, j'ai séché en lisant le texte.....

Écrit par : Francis Delval | mardi, 02 décembre 2008

Oh, A mon habit est très représentatif de l'auteur, aussi.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 02 décembre 2008

Eh bien! Moi qui croyais que le livre « Lettres non postées » ne reprenait que les textes dits sur l’album, j’apprends quelque chose. J’ai maintenant bien envie de me procurer le livre et n’y manquerais pas bientôt.

J'ignore si cela a été dit mais on trouve aussi une lettre adressée à un marchand de chaussure dans « Je parle pour dans dix siècle » et j’ai bien l’impression que Ferré ait écrit un texte sur « Pasdeloup » à en juger les archives de l’INA (L’homme en question).

Écrit par : Seiya | jeudi, 04 décembre 2008

Le livre -- ou plutôt, le désir de faire un livre -- est premier. Il n'a pu être réalisé que de façon posthume mais le disque, lui, reste un extrait du livre seulement.

La lettre adressée au marchand de chaussures toulousain, déjà publiée par Lacout dans ses livres qui ont précédé celui que vous citez, est une lettre authentique. Ce n'est pas le même esprit. Encore que, chez Léo Ferré, une lettre, fût-elle réelle, ressemble toujours à un texte.

La lettre aux musiciens de Pasdeloup a été publiée (je ne sais plus où, je ne suis pas chez moi pour vérifier). C'est un texte d'amitié mais, là non plus, ce n'est pas l'esprit des Lettres non postées. Encore que, chez Léo Ferré... (voir plus haut).

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 04 décembre 2008

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