lundi, 11 décembre 2006
Les grands spectres
La chanson Les Anarchistes figure dans un 30-cm paru en 1969, qui aurait dû être publié dès 1968 si diverses considérations juridiques ne l’avaient retardé.
Remarquablement équilibrée et composée, cette poésie, servie par la musique de Ferré et les arrangements de Jean-Michel Defaye, servie encore par la voix et le souffle de l’artiste, devint quelque chose comme un hymne, ce que Léo Ferré ne souhaitait pas car il ne désirait pas se poser en héraut de quoi que ce soit. Ses poèmes, même lorsqu’ils étaient l’expression de protestations, demeuraient toujours sa parole propre et sa « prophétie » personnelle. C’est pourquoi, un temps, il supprima Les Anarchistes de son récital. Comme il en supprima également Avec le temps. Au rebours des auteurs à l’affût de la facilité démagogique, il n’exploitait jamais un succès en-dehors de l’envie propre qu’il pouvait avoir, sur le moment, de le chanter ou non. Le texte des Anarchistes fut initialement publié dans un numéro de la revue libertaire La Rue [1] avec une variante : « Faudrait pas oublier qu’ça descend dans la rue / Les anarchistes » fut d’abord écrit « Il faut pas oublier qu’y a toujours dans la rue / Un anarchiste ».
Il n’est pas interdit de considérer Les Artistes comme un des trois volets d’une trilogie, dont les deux autres parties seraient Les Poètes et Les Musiciens. Ce triptyque deviendrait alors, sinon un portrait de l’auteur lui-même, du moins une évocation des trois grands « titres » qu’il revendique en ce qui le concerne.
Les Artistes : trois huitains d’alexandrins composent cette évocation d’artistes de toutes disciplines, puisqu’on y reconnaît chanteurs, peintres, musiciens.
La chanson joue d’une opposition entre les artistes célébrés et les autres, dénommés « vous ». On ne sait pas qui est réellement ce « vous ». Si l’on craint d’y reconnaître le public, c’est-à-dire soi-même, on n’a pas totalement tort. Mais il n’y a pas là d’élitisme. Ferré ne fait que rappeler que la condition première de l’artiste est d’être libre pour pouvoir créer, c’est-à-dire concevoir et réaliser les choses de l’esprit qui nous enchantent et nous aident à vivre. Ensuite, « Ils vous tendent leurs mains et vous donnent le bras », mais qu’on n’aille surtout pas s’aviser, tenant ces mains et ces bras, de vouloir les retenir car, en réalité, « Ils décident de tout quand tu veux les soumettre ».
Bien sûr, il y a là revendication, par Léo Ferré, de sa singularité, mais pas uniquement. On ne voit pas pourquoi quelqu’un qui a toujours respecté son public et l’a attendu durant quinze ans se mettrait tout à coup à le repousser. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que le « vous » laisse la place, à la fin de la chanson, au « tu ». Ferré, comme souvent, interpelle directement un « tu » anonyme qui est, en réalité, l’ensemble de son large public mais fait que, chaque fois, l’auditeur dans son salon, le spectateur dans la salle, le lecteur devant son livre se sentent personnellement concernés par cette mise en cause. Chacun doit bien laisser passer ces « gens d’ailleurs ».
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[1]. La Rue, n° 5, 3e trimestre 1969.
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