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mardi, 12 décembre 2006

La langue anglaise

Ferré chanta, dans son disque de 1962, La Langue française, avec un humour corrosif, mais il ne s’agissait pas d’une croisade académique pour la belle et chère langue française. Il était bien plutôt question de dénoncer un snobisme courant, le ridicule d’une mode, l’action d’un impérialisme. Il eut, à ce sujet, l’occasion, bien des années plus tard, de parler d’« une certaine honnêteté linguistique ». [1]

Pour le reste, il ne s’est jamais interdit d’utiliser l’anglais, à sa guise. Au hasard d’une œuvre importante, on peut relever des titres, à discrétion : Thank you Satan, Love, Words… words… words…, I have a rendez-vous avec le wind, Mister the wind, Death… death… death…, Night and day, Dans les nights. C’est donc entendu, la langue française n’est pas la seule, d’autres existent. Il a chanté en italien, glissé des expressions allemandes dans ses textes et intitulé une chanson Muss es sein ? Es muss sein ! Et puis, a long time ago est une expression qui lui est chère.

L’anglais, il l’inclut dans sa langue, comme l’argot et le néologisme fréquent. Il ne s’interdit rien et La Langue française n’est pas un manifeste conservateur et xénophobe. La belle, la noble langue française ? « Enfin, Malherbe vint… Et Boileau avec lui… et tous les phalanstères de l’imbécillité ! » avait-il écrit dans un autre contexte. [2]

Si, un temps, l’expression « C’est extra » fit florès, ce fut par l’influence de son poème. Mais il moqua l’emphase, l’inflation du vocabulaire, avec un texte intitulé Le Superlatif, dont les différents refrains n’hésitèrent pas à utiliser les expressions « C’est dément, c’est super / C’est génial et c’est dingue / Et c’est vachement terrible »… Rien n’échappe à sa dent dure, même pas les modes du langage créées par lui, « c’est extra » comme le reste. Parallèlement, il a marqué certaines manières toutes faites, comme dire dans le courant d’une conversation, à propos d’un sujet quelconque, « avec le temps ».

Hormis l’usage qui en est fait dans La Langue française, l’anglais peut être ressenti chez lui comme exprimant, chaque fois, un état d’intimité ou de complicité. Ce n’est peut-être pas par hasard que les mots employés en anglais désignent la nuit (Night and day, Dans les nights) ou le vent (Mister the wind, I have a rendez-vous avec le wind). Si Night and day est repris du titre d’un air de Cole Porter dansé avant-guerre, celui de Dans les nights n’est pas innocent. Les nights ne sont pas seulement les nuits, chez Ferré. Ce n’est pas dans les nuits que l’on rencontre « la mort qui jouit sur une Kawasaki », mais dans ces nights que l’on devine copines et mystérieuses, complices et dramatiques, nights de tragédie. Quant au wind, il est d’abord du nord, nécessairement, et marin, évidemment : « Entends-le siffler mon amour c’est pour toi qu’il s’est encapé / De pied en roc d’écume en gueule de lèvre en vide » [3]. Le wind n’est pas Le Vent, qui était, lui, moins dramatique et plus câlin. C’était un vent amoureux, ce sera un wind noir.

Quant au diable, le poète ne lui dit Thank you Satan que par anti-référence à une chanson plus ancienne, qui s’intitulait Merci mon Dieu. Mais peut-être aussi par une espèce de fraternité, à la fois gouailleuse et inquiète. Il semble en effet évident qu’on ne puisse dire que thank you lorsqu’il s’agit de remercier le diable, pour tout ce qu’il offre dans le domaine de l’« anti », du non conventionnel, du contre-tabou. Encore Ferré termine-t-il sa chanson, quelquefois, par un « Merci Satan », qu’il crie debout, sans musique, après avoir interprété tout le texte au piano et utilisé l’anglais lors du refrain…

Reste enfin l’ironie qui lui fait inclure un peu d’anglais dans le poème de Verlaine : « Tout suffocant / Et blême quand / Sonne l’heure / Je me souviens… I remember… / Des jours anciens / Et je pleure », voire même prendre l’accent américain pour la strophe suivante. Chez Ferré, il y a droit de cité pour tous les mots, pour toutes les langues.  

_____________________

[1]. Chic-chaud, RFI, 11 avril 1987.

[2]. Préface de Poète… vos papiers !

[3]. I have a rendez-vous avec le wind.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (4)

Commentaires

Je me demande si tu connais la version de "La langue française" par ZAD. Je suppute que tu n'aimes guère les "reprises" de Ferré en général, mais celle-là n'est vraiment pas mal. (Dans un genre voisin, j'avais entendu *Franco la Muerte* en japonais... Curieux...)

Pour ce qui est de l'insertion de diverses langues, mais aussi de termes "à la mode", dans les textes de Ferré, c'est très frappant, au point, d'ailleurs, de déconcerter l'auditeur contemporain, je pense. C'est le cas, ce me semble, de tous les écrivains qui travaillent à partir d'un "matériau" hypercontemporain : une fois la mode (langagière ou autre) passée, seul leur texte en atteste... et peut devenir opaque.

Une autre question que je voulais soulever, dans la foulée de ton billet : en quoi le goût (ponctuel mais patent) de Ferré pour le calembour se distingue-t-il des textes de son contemporain Bobby Lapointe ? Il me semble que 1) Lapointe compose ses textes dans le seul but d'aligner un maximum de calembours 2) le calembour est souvent lié, chez Ferré, à des formes plus "dadaïstes" disons...


Ex. :

"Au pays de Descartes
Les conn'ries s' fout'nt en quatre
Ou au quai Conti
T'es barré
Pour y aller
A l'acacadémie
OK, mon p'tit."

Qu'en penses-tu ?

Écrit par : Guillaume | mardi, 12 décembre 2006

Je t’avais fait une réponse détaillée et, au moment de l’envoyer, le serveur de Haut et Fort est tombé en panne. Tout perdu. Je vais tenter de retrouver ce que je t’écrivais, sans même avoir ton commentaire sous les yeux, pour en retrouver tous les points.

Je ne connais pas cette interprétation de La Langue française, mais je connais Franco-la-Muerte en japonais. Keico Wakabayashi, j’aime bien. Je ne comprends rien, naturellement, et ne puis juger de la traduction, mais sa voix et sa manière de chanter me font un certain effet. J’aime bien Hiroko Tomobé aussi.

Lapointe a effectivement fait du calembour une caractéristique de son style.

Je n’ai pas le texte sous les yeux mais, dans Le Marché du poète que tu cites, es-tu sûr que ce ne soit pas plutôt « la caca-démie », ce qui serait plus proche de l’opinion qu’il en avait ? En tout cas, à l’oreille, on peut très bien entendre ça.

Je n’ai toujours pas le texte sous les yeux, mais es-tu sûr, également, que ce ne soit pas « Au pays de Descartes / Les conn’ries s’fout’nt en carte » ?

J’avais développé quelques idées, dans mon livre de 1987, sur l’ivresse qui s’empare parfois de Ferré auteur, lorsqu’il écrit. Il se laisse prendre dans le tourbillon des mots. Il ne s’agit pas de jeu DE mots (encore que le jeu de mots soit présent parfois), mais de jeu DES mots qui, effectivement, peuvent alors trouver un agencement surréaliste (ou dadaïste, si tu préfères). Puis il revient à l’idée initiale. Ce qu’il faut garder présent à l’esprit, je le dis souvent, pardon de me répéter, c’est que la langue de Léo Ferré est celle de tous les registres (langage châtié, populaire, familier, relâché, précieux, poétique, argotique, allusif, descriptif, métaphorique…) et que, jamais, il ne s’en est interdit un seul. Qui plus est, il les mêle souvent.

C’est vrai qu’il y a dans son œuvre beaucoup de termes ou de tournures du moment. En général, je les comprends – privilège (?) de l’âge – mais pas toujours. Mais ça ne me déplaît pas. C’est piquant pour l’esprit et ça permet de mesurer combien la langue bouge, et surtout l’argot qui, on le sait depuis Victor Hugo qui en a fait tout un livre des Misérables, est en constant mouvement.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 12 décembre 2006

Pour la citation du "Marché du poète", je cite "à l'oreille", n'ayant pas les textes à disposition (et curieusement, les paroles ne se trouvent nulle part sur le Web), mais tu dois avoir raison pour "cartes" au lieu de "quatre", ce qui d'ailleurs renforce l'aspect "jeu des mots" de l'écriture. Pour l'acaca/la caca, c'est pareil à l'oreille !

Mélange des registres : entièrement d'accord. (Et sinon, si je peux "passer commande" d'un billet consacré au Psaume 151...?)

Écrit par : Guillaume | mardi, 12 décembre 2006

Mais je n'ai rien à dire de particulier sur cette poésie... A ce jour, tout au moins. Cependant, si toi, tu veux en parler, tu seras le bienvenu. Envoie-moi dans ma messagerie un texte de la longueur que tu voudras et je le mettrai en ligne.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 12 décembre 2006

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