samedi, 20 janvier 2007
De l’imitation
En art, le mot « imitation » a un sens spécifique. Le Petit Robert indique : « Le fait de prendre quelqu’un pour modèle (dans l’ordre intellectuel, moral). Imitation d’un maître, des ancêtres » et aussi « Action de prendre l’œuvre d’un autre pour modèle, de s’en inspirer. L’imitation des anciens ».
Léo Ferré, au-delà des influences qu’il a pu subir de par ses lectures, au-delà des auteurs dont il a pu se nourrir, a pratiqué l’imitation par deux fois au moins, celle de Villon et celle d’Apollinaire.
Son Testament phonographe qui donne son titre au recueil initialement publié chez Plasma en 1980, est évidemment imité du Lais de Villon, dans le tour (des huitains d’octosyllabes, la forme du legs répétée à l’envi) comme dans le fond (de multiples allusions autobiographiques cryptées, en réalité presque parfaitement claires pour qui connaît la vie et l’œuvre de l’auteur).
Son Bestiaire dont des extraits ont été donnés dans La Mauvaise graine, d’autres dans l’album de photographies de Marouani est, lui, imité du Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire. Dans l’écriture (chez Apollinaire, ce sont essentiellement des quatrains d’octosyllabes, quelquefois d’alexandrins, mêlés de rares quintils ou sixains ; chez Ferré, la prosodie est plus vaste : il ne s’est pas fixé de contrainte) comme dans le ton (courts tableaux allégoriques et petites fables dans lesquels la présence d’animaux est un prétexte à l’illustration de vérités éternelles ou, au contraire, de petits riens du quotidien).
Que se passe-t-il dans l’esprit d’un créateur, quelle que soit sa discipline, lorsqu’il se met à imiter un illustre prédécesseur ? Il est bien évident qu’on n’est plus ici dans le domaine des simples influences littéraires ou artistiques, moins encore du pastiche, mais dans la reproduction consciente d’une œuvre existante et célèbre. S’agit-il d’un hommage ? Certainement mais pas uniquement, je pense. Y a-t-il volonté d’identification, de descendance revendiquée et assumée ? Existe-t-il un désir de rattachement à une lignée littéraire ? Est-ce au contraire vécu comme un pur et simple exercice de style ?
Léo Ferré n’est évidemment pas seul dans ce cas. Quand Verlaine et, plus fréquemment, Théodore de Banville composent des ballades selon les règles, ils imitent les poètes médiévaux.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (13)
Commentaires
Le rapprochement de "Testament phonographe" (le texte qui porte ce titre) avec Villon que vous faites est très juste.
Je ne crois pas qu'il y ait d'ailleurs de grand art qui soit pur, inculte, "sauvage", spontané. La contestation de la littérature, au nom de la vraie vie ("Nous sommes au monde, on nous l'a assez dit. N'en déplaise à la littérature..."), n'est elle-même qu'un lieu commun littéraire (rimbaldien par ex.). Le paradoxe étant que ces littératures récusant la rhétorique (par exemple, le romantisme de Hugo, avec son bonnet rouge sur le vieux dictionnaire) sont éminemment rhétoriques. Cela s'impose, me semble-t-il, pour un texte comme "Le Chien": il n'y a rien de plus rhétorique que ce texte (d'ailleurs, Ch. Letellier, lorsqu'elle propose un extrait de Genet comme avant-texte du "Chien", est assez convaincante). De sorte que, n'isoler chez Ferré que certains passages "subversifs" (par ex. sur Saint John Perse) me paraît effectivement conforter une conception essentiellement PETIT-bourgeoise de cette oeuvre - et j'espère bien que Ferré ne soit réductible à cela. Ferré, ce n'est pas Brel et c'est un lecteur des Fleurs de Tarbes. Aussi ce travail de mise en perspective que vous faites, par exemple ici, me paraît important, pour sortir Ferré du discours consternant dans lequel on (ses fans) veut le maintenir. Il est particulièrement regrettable que ce soient les aspects justement les plus cliché de cette oeuvre qui fédèrent à peu près tout le monde.
Je vous suis peut-être un peu moins lorsque vous parlez d'"imitation" d'Apollinaire, au sujet du Bestiaire. Après tout, Apollinaire n'est pas l'inventeur de ce genre littéraire très ancien et pratiqué par d'autres. Ferré connaissait, au moins partiellement par l'intermédiaire de Ravel (textes pour la radio), le bestiaire de Jules Renard (Histoires naturelles). Sans parler de son goût pour les manuscrits du Moyen-Age. Dans la mesure où vous soulignez les différences de forme, dans l'écriture, parler d'"imitation", là où il s'agit seulement de s'inscrire dans un genre, me paraît un peu forcé. Un romancier "imite"-t-il Balzac parce qu'il écrit des romans?
Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007
Le rapprochement de "Testament phonographe" (le texte qui porte ce titre) avec Villon que vous faites est très juste.
Je ne crois pas qu'il y ait d'ailleurs de grand art qui soit pur, inculte, "sauvage", spontané. La contestation de la littérature, au nom de la vraie vie ("Nous sommes au monde, on nous l'a assez dit. N'en déplaise à la littérature..."), n'est elle-même qu'un lieu commun littéraire (rimbaldien par ex.). Le paradoxe étant que ces littératures récusant la rhétorique (par exemple, le romantisme de Hugo, avec son bonnet rouge sur le vieux dictionnaire) sont éminemment rhétoriques. Cela s'impose, me semble-t-il, pour un texte comme "Le Chien": il n'y a rien de plus rhétorique que ce texte (d'ailleurs, Ch. Letellier, lorsqu'elle propose un extrait de Genet comme avant-texte du "Chien", est assez convaincante). De sorte que, n'isoler chez Ferré que certains passages "subversifs" (par ex. sur Saint John Perse) me paraît effectivement conforter une conception essentiellement PETIT-bourgeoise de cette oeuvre - et j'espère bien que Ferré ne soit réductible à cela. Ferré, ce n'est pas Brel et c'est un lecteur des Fleurs de Tarbes. Aussi ce travail de mise en perspective que vous faites, par exemple ici, me paraît important, pour sortir Ferré du discours consternant dans lequel on (ses fans) veut le maintenir. Il est particulièrement regrettable que ce soient les aspects justement les plus cliché de cette oeuvre qui fédèrent à peu près tout le monde.
Je vous suis peut-être un peu moins lorsque vous parlez d'"imitation" d'Apollinaire, au sujet du Bestiaire. Après tout, Apollinaire n'est pas l'inventeur de ce genre littéraire très ancien et pratiqué par d'autres. Ferré connaissait, au moins partiellement par l'intermédiaire de Ravel (textes pour la radio), le bestiaire de Jules Renard (Histoires naturelles). Sans parler de son goût pour les manuscrits du Moyen-Age. Dans la mesure où vous soulignez les différences de forme, dans l'écriture, parler d'"imitation", là où il s'agit seulement de s'inscrire dans un genre, me paraît un peu forcé. Un romancier "imite"-t-il Balzac parce qu'il écrit des romans?
Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007
Désolé pour le doublon, mais poster des textes sur ce blog est parfois une affaire difficile...
Je crois que C. Letellier en fait cite "La Violence et l'ennui" et non "Le Chien", contrairement à ce que j'ai écrit par erreur. Mais je crois que les deux textes sont à rapprocher (enfin, je le fais dans ma tête).
Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007
Haut et Fort a des faiblesses techniques. C'est parfois Bas et Faible.
Pour Apollinaire, j'ai dû mal me faire comprendre. Il est bien certain que le genre du Bestiaire est ancien. Ce que je voulais dire, c'est qu'entre plusieurs références, certaines -- me semble-t-il -- doivent lui être plus familières que d'autres. Supposons un instant que des bestiaires aient été composés par Apollinaire et par Saint-John Perse (je caricature, bien sûr), il me semble que l'imitation, dans le sens le plus artistique du terme, serait bien sûr celle d'Apollinaire, tout simplement par affinités très électives.
La Violence et l'ennui et Le Chien peuvent très bien être rapprochés. Léo Ferré a dit lui-même que c'était le même texte, au départ.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 21 janvier 2007
Disons qu'"imitation" est peut-être un terme un peu exagéré dans ce cas, alors qu'il s'impose davantage dans l'exemple du "Testament", avec Villon.
Il est certain que Ferré est très redevable à G. Apollinaire (thèmes, images, style, écriture), notamment dans PVP. Je crois qu'il l'a dit lui-même, d'ailleurs.
Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007
Oui, j'y reviens dans une note à paraître dans quelques jours.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 21 janvier 2007
les critiques ont souvent cherché des "modèles à Ferré,des influences.On a,selon les époques,évoqué montéhus,Bruant,Rictus,puis baudelaire,verlaine,Rimbaud,Lautéamont,Cendrars et bien sûr apollinaire.Mais aucun artiste,poète,peintre ou musicien ne part jamais du rien.Il y a toujours des influences,des rencontres,un héritage langagier et culturel.Une intertextualité.L'important est que le creuset ait donné chez Ferré une oeuvre parfaitement personnelle et originale.
On peut évoquer d'autres"cousinages" avec Laforgue(l'inventeur du vers libre français),Corbière,voire Jarry(je le montrerai quand j'aurai plus le temps de replonger dans leur corpus....et aussi Céline...!
PS:il est difficile d'écouter"j'entends passer le temps" de Caussimon sans penser à Apollinaire,non?
Écrit par : francis delval | lundi, 22 janvier 2007
désolé pour les quelques fautes de frappe
Écrit par : francis delval | lundi, 22 janvier 2007
Attention, je ne parlais pas ici de modèles et d'influences. C'est un autre sujet. J'évoquais l'imitation que j'ai pris soin de définir au début. L'imitation comme démarche artistique.
Pour Laforgue et Corbière, voire Jarry, je suis toujours preneur, comme je vous l'avais dit, de votre étude qui promet d'être curieuse et, en tout cas, nouvelle.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 22 janvier 2007
oui,je suis en accord avec vous ,avec testament phonographe on est dans l'imitation délibérée,un exercice de style parfaitement réussi,qui évite heureusement le pastiche;c'est par association d'idées imitation/influence que j'ai mis la petite note car les histoires de la chanson et autres productions alimentaires parlent rarement de Ferré sans le rapporter à ses prédécesseurs ,ne sachant le plus souvent qu'en dire.....
Écrit par : francis delval | lundi, 22 janvier 2007
Ah, d'accord. Je comprends mieux.
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 22 janvier 2007
C'est dommage que vous parliez de l'imitation sans essayer d'en interroger le versant musical, notamment dans De sacs et de cordes, dans la Symphonie interrompue, dans certains arrangements de Defaye (dont il reste à déterminer s'ils ont été conçu sur une intention de Ferré ou pas), comme par exemple Pacific Blues, Les chercheuses de poux (allo monsieur Saint-Saëns ?), ou encore Le flamenco de Paris 69...
Par ailleurs, par rapport à ce que je développais sur le pain retrouvé, le versant "rhétorique" étant dynamique, contrairement au statisme du versant "énumératif", je suis d'accord avec Glups pour dire qu'on ne peut pas isoler certains passages "subversifs".
Tout ne fait sens que dans un discours avec un début, un milieu et une fin, un discours destiné à convaincre.
Écrit par : The Owl | jeudi, 01 février 2007
Je vous l'ai dit ailleurs je crois, je ne suis pas compétent en matière musicale. Je me garderai bien de me lancer là-dedans. Je suis preneur de notes argumentées sur le sujet, bien sûr.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 01 février 2007
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