mardi, 13 février 2007
La musique, la tomate et le hibou
J’ai regardé l’autre soir une émission de 1972, qui fut tournée par la télévision belge. Entre autres choses, Léo Ferré évoquait longuement son enfance et les pâtes faites à la maison par sa grand-tante. Il racontait comment son grand-oncle se levait tôt et mettait en route une sauce tomate qui allait cuire durant de nombreuses heures. Cette histoire est connue, encore qu’on salive chaque fois tant il la raconte avec une grande sensualité. Ce qui m’a frappé dans cet entretien, c’est que, pour signifier combien la sauce cuite sur le charbon de bois durant un temps infini et jalousement surveillée par l’officiant était savoureuse, Ferré a cherché un mot avant de déclarer : « C’était de la Musique » – et l’on devine qu’ayant prononcé ce terme magique, il avait vraiment tout dit.
Là encore, rien de neuf : nul n’ignore son amour pour la musique. Ce qui était amusant, c’était le définitif qu’il mettait dans ce mot : rien de mieux, rien de plus haut. Dans sa voix, on devinait le M majuscule, on entendait cette capitale. Cette passion devenait un critère absolu, un mode qualificatif applicable même à la sauce, à quoi que ce soit de sublime. Il n’était pas de terme plus adéquat pour dire le paradis gustatif. On imagine sans peine qu’il eût pu, dans le cadre d’un autre propos, parler de musique à propos de l’amour, par exemple.
Cette émission fournit par ailleurs une information importante, toujours dans le domaine de la musique. Léo Ferré joue quelques mesures de piano, qu’il présente comme un concerto intitulé Le Chant du hibou. Ce qui signifie que cette œuvre, enregistrée en 1983 par la grâce d’une face libre dans le quadruple disque de L’Opéra du pauvre (RCA), était écrite (mais était-elle déjà orchestrée ?) depuis 1972.
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Commentaires
Le thème de la musique est souvent présent dans les chansons de Ferré et il est positif :
Reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors
Pour le retour des camarades
(La mémoire et la mer)
Au contraire, l’absence de musique semble toujours connotée négativement :
A mon enterrement je ne veux que des morts
Des rossignols sans voix des chagrins littéraires
(A mon enterrement)
Les masques sont silencieux
Et la musique est Si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
(Marie)
La Musique... La Musique...
Où est-elle aujourd'hui?
La Musique se meurt Madame!
(Muss es sein)
L’attente d’un monde meilleur passe obligatoirement par le retour de la musique :
Nous c'est dans la rue qu'on la veut la Musique!
Et elle y viendra!
Et nous l'aurons la Musique!
(Muss es sein)
Il ne s’agirait plus alors d’une musique de salon ou d’une musique bourgeoise et codifiée, mais d’une musique que l’on vivrait au quotidien.
D’une manière générale, la musique offre donc une alternative au monde décevant dans lequel nous sommes plongés. Elle est vue comme un univers « décalé », celui des artistes
Du silence où l'on m'a laissé
Musiquant des feuilles d'automne
(La marge)
Les portes du destin s'entrouvrant par hasard
Par une clef de sol devenue pathétique
(Les musiciens)
Écrit par : Feuilly | mardi, 13 février 2007
Bien sûr, Feuilly. Ici, c'est surtout l'indication de date quant au Chant du hibou qui est précieuse.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 13 février 2007
Oui, oui, bien sur. Mais une idée en entraînant une autre...
"Demain je lui dirai des hiboux qui s'envolent
J'en connais dans ma nuit qui n'ont pas de fourrure
Qui crèvent doucement de froid dans l'antarctique"
(Les amants tristes)
Écrit par : Feuilly | mardi, 13 février 2007
Encore faudrait-il savoir de quelle musique on parle.
En faisant de la musique un refuge contre l'époque, c'est-à-dire en se refusant à inscrire la musique dans un contexte politico-historique précis (contrairement à la musique contemporaine savante, qui assume son époque chaotique), ne peut-on pas dire de Ferré qu'il est ce qu'il y a de pire ?...
... un nostalgique attardé.
Écrit par : The Owl | mardi, 13 février 2007
Je suppose qu'il s'agit d'une provocation ? Ou bien de votre habitude de foncer dans le tas, ce qui fait perdre de vue l'intérêt indéniable de vos propos... :-))
La collaboration avec Zoo, ce n'est pas un contexte politico-historique précis ? Qu'est-ce qu'il vous faut ? C'est tout l'esprit post soixante-huitard, et la parole du moment. Cela lui a valu la perte d'une partie de son public antérieur, qui ne voulait pas de la pop. Et si rien n'a pu se faire avec les Moody Blues, les Pink Floyd ou Jimi Hendrix, ce n'est pas faute qu'il l'ait voulu. Ce furent uniquement des questions d'emplois du temps.
Pour le reste, il est bien certain -- et cela fut dit cent fois, je pense -- que la musique, pour Ferré, c'est naturellement celle qu'il découvrit et qui le marqua, durant son enfance, à Monaco d'abord puis à Bordighera. Cette musique-là, symphonique, et en tenant compte de toutes les influences qu'on connaît (mais qui n'ont jamais été expliquées, commentées en détail dans un livre que j'appelle depuis vingt ans), il n'a la possibilité de la faire qu'à partir d'une époque où il est libre de toute entrave discographique, de tout contrat contraignant, et uniquement lorsqu'il peut s'offrir un orchestre, c'est-à-dire quand même pas tous les jours. Là, il réalise ce que nous savons tous être chez lui un rêve d'enfant -- et c'est cette musique-là qu'il écrit par conséquent. Parce qu'il faut une vie pour parvenir (pas toujours) à réaliser ses projets de môme. Et que, quand on y parvient même partiellement, on n'a pas envie de faire autre chose, et ça, précisément, même si les années ont coulé. C'est comme ça.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 13 février 2007
... et plus encore un utopiste.
Or on sait que l'utopie, en ce qu'elle prétend changer l’homme du tout au tout, contient en germe le totalitarisme.
Au lieu d'avoir une vision pragmatique qui partirait de ce qu’est l’homme, Ferré dénie à l’encroûté la possibilité d’être heureux dans son encroûtement ; il faut à tout prix tendre vers le métamec !
Se désencroûter cela veut dire : "rejoignez mon utopie personnelle, faite de pure consonnance, ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Et gare aux dégénérés qui sont contre moi, car je les pilonnerai sur place."
"Des armes et des mots c'est pareil", n'est-ce pas ?
Ferré indispose certainement bon nombre d'auditeurs aujourd'hui parce que malgré tout, il prèche.
"La morale c’est toujours la morale des autres", mais "La Musique c'est la musique telle que je la conçois, pas celle des autres".
Ferré rejette l’aspect normatif de la société, mais il s'avère lui-même hyper-normatif dans la façon qu’il a de secouer l’auditeur en le renvoyant à sa propre complaisance, à son encroûtement, et en ayant la prétention implicite de désigner ce qu'est la Musique.
Peut-être est-ce précisément cet idéalisme qui rend Ferré vieillot et inécoutable aux yeux de nos contemporains et explique en partie, plus que la complexité des textes, les malentendus "politiques", l'agressivité formelle, l'inculture, etc., son actuelle éclipse.
Il y a là un paradoxe fondamental, qui pose question...
(on s'écarte grave du sujet de départ, mais bon... d'où l'intérêt d'un forum Jacques, bref ! Si vous voulez, on peut effacer ce message et carrément en faire une note polémique ?)
Écrit par : The Owl | mardi, 13 février 2007
Ah, nos messages se sont croisés.
Bien vu pour les Zoo, mais je songeais au Ferré "réalisé", au Ferré symphonique.
A travers la musique, Ferré est-il nostalgique de son enfance ?
Je remarquais l'autre jour que quand même, durant les années 60, il y a pas mal de regards en arrière...
En tous cas, il ne cherche pas à dire le monde qui l'environne par le truchement de la musique.
Sinon, ouais j'aime bien secouer le cocotier... ;-)
Écrit par : The Owl | mardi, 13 février 2007
"A travers la musique, Ferré est-il nostalgique de son enfance ?" : oui, certainement. A mon avis, il n'y a pas de doute.
"Je remarquais l'autre jour que quand même, durant les années 60, il y a pas mal de regards en arrière..." : à quel niveau ? Les orchestrations ? Elles ne sont pas de lui. Les javas, valses et autres tangos ? C'est au-delà des modes. Les choix artistiques ? Il n'était pas entièrement libre de ses choix (l'époque, les contraintes discographiques, les influences...)
Je ne veux certes pas dire qu'il n'était en rien responsable des musiques qu'il signait,ce serait absurde, totalement. J'apporte simplement au propos les nuances que vous refusez, volontairement je pense, d'apporter. Secouez tous les cocotiers que vous voudrez, je crois qu'au contraire cette véhémence diminue paradoxalement la force de ce que vous dites, qui demeure toujours intelligent et intéressant. Laissez tomber cette maladresse quasi volontaire, si m'en croyez.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 13 février 2007
"A travers la musique, Ferré est-il nostalgique de son enfance ?" : oui, certainement. A mon avis, il n'y a pas de doute."
Paradoxe d'un homme qui n'a pas de mots assez durs pour le sentimentalisme et le ressassement du passé, et dont tout l'univers musical est polarisé par la nostalgie...
"Je remarquais l'autre jour que quand même, durant les années 60, il y a pas mal de regards en arrière..." : à quel niveau ? Les orchestrations ? Elles ne sont pas de lui. Les javas, valses et autres tangos ? C'est au-delà des modes. Les choix artistiques ? Il n'était pas entièrement libre de ses choix (l'époque, les contraintes discographiques, les influences...)"
Bon, je n'ai pas été clair, je pensais ici à l'inspiration textuelle (genre Ma vieille pélerine, Les chéris, Paris Spleen, Quartier Latin...).
La nostalgie est à double niveau : constante musicalement (cf. De sacs et de cordes, déjà !), variable textuellement (60's, fin 80's).
La question est : pourquoi cette discrète nostalgie dans les années 60 ?
Parce que Ferré se sent en exil de lui-même, du fait de sa relation de couple sclérosante ?
Parce que l'expression naturelle (ie. musicale) de sa nostalgie est bridée par le fait qu'il n'arrange pas lui-même ?
Cela déborde donc sur l'inspiration textuelle ?
Vous me trouvez véhément Jacques ? Quand même, je n'agresse personne.
La controverse, c'est forcément un peu viril quoi !
C'est dans la controverse que peut jaillir une vérité, vous ne croyez pas ?
Que pensez-vous de ce que je dis sur la dimension normative de Ferré, comme cause inconsciente du rejet dont il est l'objet ?
Écrit par : The Owl | mardi, 13 février 2007
Non, vous n'agressez pas. Tant mieux. Je voulais seulement dire qu'en ce qui me concerne, si vous voulez discuter avec moi -- et je le fais avec plaisir -- ce sera sans volonté polémique. Je fais moi-même, ici, un effort constant pour dire mon admiration envers Léo Ferré sans tomber dans l'excès ou l'exagération dont je puis être coutumier par ailleurs. C'est déjà une auto-critique. Aussi, je comprends que vous preniez garde à n'être pas idolâtre, mais ne tombez pas dans l'autre excès. Bon, cela dit, je n'ai pas à vous dicter votre conduite, évidemment.
"Paradoxe d'un homme qui n'a pas de mots assez durs pour le sentimentalisme et le ressassement du passé, et dont tout l'univers musical est polarisé par la nostalgie" : c'est un point de vue intéressant... sauf qu'à mon sens, il n'y a pas de nostalgie au sens stérile du terme, simplement une enfance conservée jusqu'au bout. Si Ferré n'était pas resté enfant toute sa vie, il n'aurait pas fait tout ce qu'il a fait. Et cette façon de pleurer pour trois fois rien, ce n'est pas l'enfance conservée ? Cette façon de taper du pied sur la scène ? Je tiens qu'il est resté toute sa vie un petit garçon. Donc, pas de nostalgie, mais un état constant.
Donc, Ma vieille pèlerine et Les Chéris, par exemple, c'est toujours l'enfance, les images vues par le petit garçon. Ce n'est pas la nostalgie d'un temps passé (qui pourrait être sa jeunesse, par exemple), mais l'état permanent d'enfance.
Pour les autres points, je vais y revenir. J'envoie déjà ce commentaire-ci.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 13 février 2007
« Or on sait que l’utopie, en ce qu’elle prétend changer l’homme du tout au tout, contient en germe le totalitarisme » : ouh là là ! Vous niez tout le mouvement anarchiste, essentiellement utopiste, en une phrase à l’emporte-pièce. De plus, l’utopie change, en premier lieu, l’individu. La société qui sortirait d’une somme d’individus changés ne peut être totalitaire, puisque chacun de ses éléments serait changé.
« Au lieu d’avoir une vision pragmatique qui partirait de ce qu’est l’homme, Ferré dénie à l’encroûté la possibilité d’être heureux dans son encroûtement ; il faut à tout prix tendre vers le métamec ! » : heureusement ! Heureux dans son encroûtement ? Encore une provoc ? Blague à part, il ne fait là que continuer la leçon de la poésie symboliste post-rimbaldienne et, derrière elle, du surréalisme.
« Malgré tout, il prêche » : mais tous les poètes prêchent, voyons. Tous les artistes prêchent. C’est leur fonction. Et ils gueulent « dans le désert », évidemment.
« Ferré rejette l’aspect normatif de la société, mais il s’avère lui-même hyper-normatif dans la façon qu’il a de secouer l’auditeur en le renvoyant à sa propre complaisance, à son encroûtement, et en ayant la prétention implicite de désigner ce qu’est la Musique » : pas faux, pas mal vu. Mais ce qu’il désigne, il le donne. C’est-à-dire qu’il ne dit pas aux gens d’aller le chercher Dieu sait où, il l’apporte et là, pour le coup, c’est sa pratique : musique, mots, parole. On ne peut pas, en l’espèce, lui reprocher de n’être pas en accord avec ses idées, puisque c’est là sa vie même.
« Peut-être est-ce précisément cet idéalisme qui rend Ferré vieillot et inécoutable aux yeux de nos contemporains et explique en partie, plus que la complexité des textes, les malentendus "politiques", l’agressivité formelle, l’inculture, etc., son actuelle éclipse » : je ne sais pas, enfin, pas bien. Moi, je suis très idéaliste aussi, alors je n’ai pas la distance pour répondre à cela. Je ne dis pas que vous n’avez pas raison.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 13 février 2007
Je ne cherche pas à créer artificiellement une polémique avec vous Jacques. Seulement, j’aimerais que les intervenants soient moins neutres. Il n’y a que moi ici qui me risque à des interprétations. Je me sens un peu seul. Ce n'est pas encourageant.
"c'est un point de vue intéressant... sauf qu'à mon sens, il n'y a pas de nostalgie au sens stérile du terme, simplement une enfance conservée jusqu'au bout. Si Ferré n'était pas resté enfant toute sa vie, il n'aurait pas fait tout ce qu'il a fait."
C'est-à-dire ? Diriger des orchestres ou dire les choses telles qu’il les a dites ? Réaliser un rêve d’enfant et rester un enfant dans son rapport aux autres sont deux choses différentes il me semble.
"Donc, Ma vieille pèlerine et Les Chéris, par exemple, c'est toujours l'enfance, les images vues par le petit garçon. Ce n'est pas la nostalgie d'un temps passé (qui pourrait être sa jeunesse, par exemple), mais l'état permanent d'enfance."
Je ne suis pas d’accord. Il y a toujours une inscription du locuteur dans le temps présent, dans le temps de l’âge adulte, et donc une signification précise au fait de choisir de se tourner vers le passé. Pour moi, c’est comme si Ferré ressentait de manière diffuse la nécessité de faire le point. Ferré ne se tourne pas vers son propre passé biographique dans les années 50, et il ne le fera pas par la suite, si ce n’est dans la purge Et basta !, qui est précisément une métastase de son impasse personnelle des 60’s (contrecoup de la séparation avec Madeleine). Quant au retour sur sa propre création à la fin des années 80, il n’a pas la même signification, il s’agit plus d’un essoufflement créatif à mon sens, et de la prescience d’un homme qui arrive au soir de sa vie (Les vieux copains). On peut donc se demander si ces chansons disséminées des années 60 ne sont pas le signe d’un Ferré arrivé à une fin de cycle (Belleret parle d’affres de la cinquantaine, cf. ce qu’il dit de "1916-19…"). Ce serait là le signe d’un flottement avant-coureur avant l’apparition d’une nouvelle manière (après 68 donc)…
Dans ces chansons, les images du passé sont toujours présentées en miroir du présent, exemplairement dans Quand j’étais môme où Ferré égalise sa propre jeunesse avec celle des baby boomers, par l’utilisation d’un même imparfait. Il y a continuité (comme dans L’enfance). Quelques exemples de marqueurs temporels au présent :
« A l’âge où l’on met des blousons / Moi j’endossais ma vieill’ pèlerine / […] A l’âge où l’on roule en scooter / Moi j’enfourchais ma vieill’ bécane » (La vieille pèlerine)
« Je r’trouv’ plus rien / Tell’ment c’est loin / L’Quartier Latin » (Quartier Latin, qui renvoie à l’adolescence et non à l’enfance)
« On n’en voit presque plus / Qui tirent la charrue / Ils sont rar’s à paris / Les chéris ! » (Les chéris ; ça ne peut pas être les images vues par le petit garçon, parce que ça se passe à Paris. Par ailleurs, quand Ferré était enfant, il y avait encore des chevaux dans la ville)
Quant à Paris Spleen, cela fait référence à la vie adulte de Ferré. C’est un pur souvenir mais ancré dans le présent immédiat avec l’allusion à Gagarine. Or, dans ce présent immédiat de Ferré, l’amour part en sucette.
Bref, la mise en regard du présent avec le passé est souvent vécue comme une déperdition (Quartier Lointain, Les chéris, Les romantiques, Paris Spleen). C’est donc de la nostalgie stricto sensu.
Mais quel est le sens de ces retours sur soi ? Est-ce pour fuir un présent où Ferré se sent mal (Ferré est prisonnier de son couple désaccordé, de son utopie animalière, de son propre personnage qui le tient éloigné du monde – son premier exil est différent du second en ce qu’il ne serait pas volontaire, d’où cet intérêt très marqué de sa décennie sixties pour l’actualité, comme pour compenser…) ? Est-ce pour faire un bilan ? Est-ce conscient ?
Quoi qu’il en soit, on peut avancer que la veine "nostalgique" (qui aboutit à de très belles chansons, là n’est pas la question) est activée chez Ferré par son manque d’épanouissement dans le présent. Quand Ferré s’épanouit dans l’amour (années 50, années post-73), nulle trace de nostalgie (exemplairement, sa réponse à La nostalgie c’est La violence et l’ennui).
"ouh là là ! Vous niez tout le mouvement anarchiste, essentiellement utopiste, en une phrase à l’emporte-pièce. De plus, l’utopie change, en premier lieu, l’individu."
Qu’est-ce que ça veut dire ? On ne change pas l’homme en lui imposant un système.
"Blague à part, il ne fait là que continuer la leçon de la poésie symboliste post-rimbaldienne et, derrière elle, du surréalisme."
C’est-à-dire ?
"Malgré tout, il prêche" : mais tous les poètes prêchent, voyons. Tous les artistes prêchent. C’est leur fonction. Et ils gueulent "dans le désert", évidemment."
Non. Vous mettez commodément dans le même sac des choses qui ne doivent pas l’être. Evidemment, tous les artistes ont quelque chose à dire, leur subjectivité à affirmer, mais tous ne cherchent pas à emporter un auditoire, à "éveiller les consciences". Le statut de Ferré, en ce qu’il est un poète qui s’exprime oralement sur une scène, débouche après 68 sur une dimension rhétorique consciente d’elle-même (la fameuse spectacularisation). C’est très différent de lire un texte, ou de regarder un tableau. Dois-je rappeler que l’ouïe est un processus continu, contrairement à la vision (quand on ferme les yeux on ne voit plus, quand on se bouche les oreilles, on entend encore) et que Ferré a dit à plusieurs reprises "violer" la tête des gens ?
La sensation de prêche peut être très violemment perçue, ici plus qu’ailleurs.
"Mais ce qu’il désigne, il le donne. C’est-à-dire qu’il ne dit pas aux gens d’aller le chercher Dieu sait où, il l’apporte et là, pour le coup, c’est sa pratique : musique, mots, parole."
Est-ce que vous pouvez être plus explicite ? Je ne suis pas sûr de comprendre
"Peut-être est-ce précisément cet idéalisme qui rend Ferré vieillot et inécoutable aux yeux de nos contemporains et explique en partie, plus que la complexité des textes, les malentendus "politiques", l’agressivité formelle, l’inculture, etc., son actuelle éclipse" : je ne sais pas, enfin, pas bien. Moi, je suis très idéaliste aussi, alors je n’ai pas la distance pour répondre à cela. Je ne dis pas que vous n’avez pas raison."
Vous esquivez. Il faut bien pourtant essayer de résoudre cette question de la réception actuelle de Ferré. Résoudre cette question, c’est aussi comprendre la nature profonde du pacte d’écoute proposé par l’œuvre, et inversement.
Écrit par : The Owl | jeudi, 15 février 2007
Je ne connais pas Léo Ferré autant que Jacques, mais "quand on ferme les yeux on ne voit plus, quand on se bouche les oreilles, on entend encore) : ça c'est faux, je le vis tous les jours.
Moi, ce que je ne suis pas sûre de comprendre, c'est pourquoi vous aimez cet artiste.
Écrit par : Martine Layani | jeudi, 15 février 2007
The Owl : je ne suis pas responsable de la neutralité des intervenants. J'aimerais d'ailleurs que tout le monde échange avec tout le monde, plutôt que de s'adresser directement à moi qui n'ai pas forcément plus à dire sur un sujet, à un moment donné, que ce que j'avance dans la note initiale.
Cela dit, voyons.
Cette question de l’enfance : il y a les deux choses. Il réalise un rêve d’enfant en dirigeant des orchestres ET il reste un enfant dans son rapport aux autres.
Je m’explique :
S’il n’était pas resté enfant, il n’aurait jamais fait tout ce qu’il a fait, jamais remis en cause un succès acquis (le public gagné aux cabarets et ensuite a été aussi bousculé par l’entrée chez Barclay et des choses comme Quand c’est fini ça recommence, que le public gagné chez Barclay premières années a été bousculé par les Zoo, que le public gagné par la pop a été bousculé par l’écriture symphonique, que le public gagné par l’écriture symphonique a été bousculé par le retour aux œuvres du temps d’Odéon… Etc.)
S’il n’était pas resté enfant, il aurait abandonné ou au moins arrêté un long moment dans les années où il se fait cracher dessus au propre et au figuré, voire taper dessus dans la rue (c’est arrivé).
S’il n’était pas resté enfant, il n’aurait pas tapé du pied sur la scène ni été capable de pleurer pour un oui ou pour un non, vraiment comme un gamin.
S’il n’était pas resté enfant, il n’aurait pas été capable de colères terribles (pour une fois, je parlerai de moi, qu’on veuille m’en excuser : j’en ai essuyé deux, une au téléphone, une en direct et en public) qui cessaient dans les deux minutes suivantes pour laisser place à un merveilleux sourire et à un calme olympien ; la colère était oubliée… par lui, pas par les autres.
« Ferré ne se tourne pas vers son propre passé biographique dans les années 50 » : ah bon ! Monsieur mon passé, La Vie d’artiste, La Chanson triste, Comme dans la haute, Notre-Dame-de-la-Mouise, A Saint-Germain-des-Prés et surtout, mais vous ne parlez que des disques, l'ensemble des Lettres non postées…
« et il ne le fera pas par la suite » : ah bon ! Les Souvenirs, Les Étrangers, La Lettre, Lorsque tu me liras…
« Quant au retour sur sa propre création à la fin des années 80, il n’a pas la même signification, il s’agit plus d’un essoufflement créatif à mon sens » : non ; je vous l’ai dit cent fois, il s’agit d’un manque de temps (300 spectacles annuels et les kilomètres qui vont avec) plus que d’autre chose. Sans quoi, il n’y aurait pas d’inédits inachevés. Ça fait des années que je répète, mais vous ne voulez pas l'entendre, qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions.
« Belleret parle d’affres de la cinquantaine » : certes, pourquoi Léo Ferré aurait-il échappé au sort commun ? Moi, je suis en plein dedans. C’est horrible à vivre.
« l’apparition d’une nouvelle manière (après 68 donc)… » : il y en a marre de ce lieu commun. L’essentiel des textes dits « après 68 » étaient écrits avant, voire longtemps auparavant.
« Quand j’étais môme où Ferré égalise sa propre jeunesse avec celle des baby boomers, par l’utilisation d’un même imparfait. Il y a continuité » : bah, ça ne prouve pas grand-chose. Quand j’étais môme, c’est une structure ternaire de l’écriture, c’est-à-dire ultra classique.
« son premier exil est différent du second en ce qu’il ne serait pas volontaire, d’où cet intérêt très marqué de sa décennie sixties pour l’actualité, comme pour compenser… » : c’est une interprétation. On peut dire aussi que les années 60 sont plus intéressantes politiquement et socialement – d’ailleurs, elles exploseront en 1968 – et on peut penser également que ces années correspondent à sa pleine maturité, donc à une curiosité qui, effectivement, ira s’atténuant plus tard : mais ça, c’est encore le lot commun.
Il y en a assez aussi de cette histoire d’« exil » : qu’est-ce que ça veut dire ? Quitter Paris, c’est s’exiler ? On s’en fout, de Paris, il y a des hommes et des femmes partout ailleurs. En outre, cet exil supposé à Perdrigal dure cinq ans seulement (1963-1968). Et après ? Cinq années durant lesquelles il continue à enregistrer des disques, à faire des tournées, à imprimer, à écrire et à composer. Où est l’exil ?
« On ne change pas l’homme en lui imposant un système », bien sûr que non. L’anarchie ne serait possible que si l’homme changeait du tout au tout et faisait le ménage en lui d’abord. C’est utopique, eh bien ? Ça ne me gêne pas que ce soit utopique.
« Blague à part, il ne fait là que continuer la leçon de la poésie symboliste post-rimbaldienne et, derrière elle, du surréalisme. C’est-à-dire ? » : je ne faisais que répondre à votre phrase : « il faut à tout prix tendre vers le métamec ! ». Eh bien oui, depuis Rimbaud, les poètes nous le disent. Je ne vois pas comment vous le dire autrement.
« Evidemment, tous les artistes ont quelque chose à dire, leur subjectivité à affirmer, mais tous ne cherchent pas à emporter un auditoire, à "éveiller les consciences" » : vous plaisantez, non ? Un artiste cherche à emporter un auditoire et à éveiller les consciences, bien sûr que si. Sinon, il n’est pas un artiste. Il est un fabricant de choses destinées aux loisirs, ce mot que je déteste et que la société contemporaine emploie abondamment, histoire de tout confondre : la culture qui est ferment de révolte, outil de compréhension, et les loisirs.
« Ferré a dit à plusieurs reprises "violer" la tête des gens » : eh bien oui, et alors ? Heureusement ! C’est le travail de l’artiste, sa mission, pour employer un terme un peu connoté métaphysiquement.
« La sensation de prêche peut être très violemment perçue, ici plus qu’ailleurs » : mais moi, ça ne me dérange pas qu’on prêche, si on le fait aussi bien que lui. J’aimerais bien qu’un nouveau ou une nouvelle vienne prêcher aujourd’hui.
« "Mais ce qu’il désigne, il le donne. C’est-à-dire qu’il ne dit pas aux gens d’aller le chercher Dieu sait où, il l’apporte et là, pour le coup, c’est sa pratique : musique, mots, parole." Est-ce que vous pouvez être plus explicite ? Je ne suis pas sûr de comprendre » : ma foi, je ne vois pas comment vous le dire autrement. Ça me paraît simple et clair. J’y reviendrai si je peux.
« Vous esquivez » : je n’esquive rien du tout, jamais. Je vous dis que je n’ai pas la distance pour répondre parce que je suis idéaliste moi-même, c’est tout.
« Il faut bien pourtant essayer de résoudre cette question de la réception actuelle de Ferré. Résoudre cette question, c’est aussi comprendre la nature profonde du pacte d’écoute proposé par l’œuvre, et inversement » : nous sommes parfaitement d’accord. Mais je ne peux pas tout résoudre moi-même, n’étant pas le Messie. Alors, c’est un peu le tour des autres, maintenant.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 15 février 2007
"Je ne connais pas Léo Ferré autant que Jacques, mais "quand on ferme les yeux on ne voit plus, quand on se bouche les oreilles, on entend encore) : ça c'est faux, je le vis tous les jours.
Moi, ce que je ne suis pas sûre de comprendre, c'est pourquoi vous aimez cet artiste."
Parce qu’il m’émeut, tout simplement.
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, mais oui, l’ouïe est un processus physiquement continu. On ne peut pas débrancher son oreille. Quand on dort, on ne voit pas, mais on entend toujours.
L’agressivité vocale de Ferré (qui pose problème à beaucoup, il faut en avoir conscience) s’enracine dans cette réalité physiologique.
"je ne suis pas responsable de la neutralité des intervenants. J'aimerais d'ailleurs que tout le monde échange avec tout le monde, plutôt que de s'adresser directement à moi qui n'ai pas forcément plus à dire sur un sujet, à un moment donné, que ce que j'avance dans la note initiale."
Moi je m’adresse aux gens qui me répondent.
Le problème Jacques c’est qu’invariablement, vous vous sentez obligé de prendre la défense de Ferré, alors que nous sommes ici pour évaluer des hypothèses, fussent-elles iconoclastes.
(évaluer des hypothèses, ça veut dire sortir de la neutralité pour pousser un raisonnement jusqu'au bout, ou en éprouver la validité par des contradictions irrévocables)
Sur la question de l’enfance, la volonté et le désir d’aller de l’avant, de ne jamais s’encroûter, ne me paraissent pas être particulièrement des vertus de l’enfance. Pareil pour le fait d'être soupe-au-lait. Pour moi cet argument n'en est pas un.
Pour la scène, voulez-vous dire que Ferré, par sa naïveté enfantine ne se méfiait pas, il se faisait piéger comme la blanche colombe par la violence des autres ? Qu’il croyait que tout irait mieux demain ?
Qu'il n'avait pas conscience de ce qui l'attendait ?
"Ferré ne se tourne pas vers son propre passé biographique dans les années 50" : ah bon ! Monsieur mon passé, La Vie d’artiste, La Chanson triste, Comme dans la haute, Notre-Dame-de-la-Mouise, A Saint-Germain-des-Prés et surtout, mais vous ne parlez que des disques, l'ensemble des Lettres non postées…"
Je ne les ai pas sous les yeux présentement, mais ce sont des chansons mélancoliques ou des évocations stylisées, rien à voir avec la "veine nostalgique", qui se fonde, je l'ai expliqué dans mon précédent message, sur un rapport entre le présent de la locution et un passé biographique précis à des fins implicites de comparaison au détriment du présent.
La vie d'artiste première manière raconte une histoire, comme Monsieur William ou L'inconnue de Londres, elle n'est pas encore biographique (tout du moins pas interprétée comme telle).
A Saint-Germain-des-Près est une évocation au présent.
La chanson triste est une sorte d'exercice de style poétique.
Etc. etc. etc.
"et il ne le fera pas par la suite" : ah bon ! Les Souvenirs, Les Étrangers, La Lettre, Lorsque tu me liras…"
Par rapport à ce que je viens d'expliquer, aucune de ces chansons n'appartient à la "veine nostalgique".
Les étrangers brassent des souvenirs biographiques heureux mais dans un contexte malheureux. Le présent n'est pas négativisé.
Les souvenirs est un constat au présent. ferré ne plonge pas dans son propre passé.
La lettre se termine par « A ce jour, à cette heure, à toujours, Mon Amour ». On ne peut pas faire plus présent non ?
Nul souvenir, nulle nostalgie là dedans.
Enfin, Lorsque tu me liras est-il un texte écris dans les années 80 ? J’en doute. Vraisemblablement c’est une lettre écrite vers cette même période que La lettre, où Ferré et Marie vivaient cachés du fait des arguties juridiques avec Madeleine. C’est comme pour les poèmes de Poètes vos papiers : réactivation, pain retrouvé etc. On n’est pas sérieux... est l’album des forces centripètes triomphantes.
Toujours est-il qu'il n’y a pas d’inscription dans le temps présent de la locution, la chanson fonctionne dans un no man’s land temporel.
Rien à voir donc avec les 60’s.
"Quant au retour sur sa propre création à la fin des années 80, il n’a pas la même signification, il s’agit plus d’un essoufflement créatif à mon sens" : non ; je vous l’ai dit cent fois, il s’agit d’un manque de temps (300 spectacles annuels et les kilomètres qui vont avec) plus que d’autre chose. Sans quoi, il n’y aurait pas d’inédits inachevés. Ça fait des années que je répète, mais vous ne voulez pas l'entendre, qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions."
D’un manque de temps ? Franchement, si Ferré voulait avoir le temps, il aménageait son emplois du temps, refusait des dates, et se consacrait à l’achèvement de ce qui traînait. Ce n’est pas un argument.
Sinon, trop tôt pour tirer des conclusions ?
Vous n’êtes certes pas responsable de la neutralité des autres, mais là, vous voilà pris en flagrante neutralité !
Moi je vous répète, et vous ne voulez pas l’entendre, qu’il n’est jamais trop tard pour tirer des conclusions PROVISOIRES, que c’est la nature même de la recherche que de se bâtir sur des vérités temporaires et successives.
L’interprétation conduit à la controverse, la controverse à la vérité.
La neutralité conduit à l’involution de la pensée.
"l’apparition d’une nouvelle manière (après 68 donc)…" : il y en a marre de ce lieu commun. L’essentiel des textes dits « après 68 » étaient écrits avant, voire longtemps auparavant."
Oui, mais il faut aussi comprendre une bonne fois pour toutes que ce qui importe c’est le choix de rendre publiques à un instant T certaines chansons plutôt que d’autres. Ici se niche l’interaction de l’artiste avec le contexte public.
Autrement dit, ce qui importe c’est comment les forces centrifuges agissent.
"Quand j’étais môme où Ferré égalise sa propre jeunesse avec celle des baby boomers, par l’utilisation d’un même imparfait. Il y a continuité" : bah, ça ne prouve pas grand-chose. Quand j’étais môme, c’est une structure ternaire de l’écriture, c’est-à-dire ultra classique."
Oui, celle-là n’est peut-être pas un bon exemple. Mais cela n’invalide pas le reste.
Ne vous braquez pas sur les détails.
"Il y en a assez aussi de cette histoire d’« exil » : qu’est-ce que ça veut dire ? Quitter Paris, c’est s’exiler ? On s’en fout, de Paris, il y a des hommes et des femmes partout ailleurs. En outre, cet exil supposé à Perdrigal dure cinq ans seulement (1963-1968). Et après ? Cinq années durant lesquelles il continue à enregistrer des disques, à faire des tournées, à imprimer, à écrire et à composer. Où est l’exil ?"
Rien à voir avec Paris stricto sensu, ni avec la productivité en terme d’albums ou de concerts. L’exil c’est relâcher les liens sociaux avec les autres, c’est se fermer à l’opportunité des rencontres multiples et stimulantes, qui peuvent enrichir et élargir la vision.
Vous dites que la curiosité s’émousse avec l’âge, moi je crois qu’elle s’émousse dans la solitude, en l’occurrence dans l’exil, car l’œuvre a besoin de se confronter à l’autre pour se nourrir et ne pas s’étioler (Ferré n’avouait-il pas son ignorance de la musique contemporaine dans les 70’s ? Pendant Musique Byzantine, il était pourtant à la pointe).
C’est vous-même qui dites que les années 50 sont pour Ferré les plus riches en rencontres diverses, qui aboutissent à des relations de travail qui orientent en partie l’œuvre.
"vous plaisantez, non ? Un artiste cherche à emporter un auditoire et à éveiller les consciences, bien sûr que si. Sinon, il n’est pas un artiste. Il est un fabricant de choses destinées aux loisirs, ce mot que je déteste et que la société contemporaine emploie abondamment, histoire de tout confondre : la culture qui est ferment de révolte, outil de compréhension, et les loisirs."
Il n’y a pas de fumée sans feu : si on a dit de Ferré qu’il faisait des messages, c’est bien parce qu’il y a quelque chose de particulier dans sa manière d’emporter un auditoire et d’éveiller les consciences, non ?
"mais moi, ça ne me dérange pas qu’on prêche, si on le fait aussi bien que lui. J’aimerais bien qu’un nouveau ou une nouvelle vienne prêcher aujourd’hui."
Oui, mais je ne parle pas de vous enfin Jacques ! Arrêtez d’invalider tout ce que je dis en me disant que non, vous ça va.
Détachez-vous un peu de votre propre rapport à Ferré, j’essaye de comprendre pourquoi Ferré est l’objet de certaines critiques, parce que celles-ci reflètent d’une façon ou d’une autre une vérité sur l’œuvre.
"Il faut bien pourtant essayer de résoudre cette question de la réception actuelle de Ferré. Résoudre cette question, c’est aussi comprendre la nature profonde du pacte d’écoute proposé par l’œuvre, et inversement" : nous sommes parfaitement d’accord. Mais je ne peux pas tout résoudre moi-même, n’étant pas le Messie. Alors, c’est un peu le tour des autres, maintenant."
Et bien j’essaye, mais je suis seul.
Écrit par : The Owl | jeudi, 15 février 2007
« J’essaye de comprendre pourquoi Ferré est l’objet de certaines critiques, parce que celles-ci reflètent d’une façon ou d’une autre une vérité sur l’œuvre. »
Donc si Ferré est moins écouté aujourd’hui, il faudrait y voir un vice caché dans son oeuvre, œuvre qui ne résisterait pas au temps.
Question délicate. Mais avant d’aller plus loin, on pourrait se demander si ce n’est pas le public qui a changé et peut-être pas en bien. Ce n’est pas parce que les jeunes des lycées lisent peu de poésie aujourd’hui qu’il faut en déduire que celle-ci n’avait pas d’intérêt. Et s’ils préfèrent regarder une série B américaine à la télévision plutôt que de se plonger dans Apollinaire ou Laforgue, il ne faut pas en déduire que ces poètes étaient faibles et qu’ils n’avaient en fait rien à dire. Or c’est un peu ce que vous suggérez avec Ferré. Et si les intervenants ici ont tendance à aimer Ferré (et Jacques plus particulièrement), ce qui fausse peut-être un peu le jugement critique, j’en conviens, il me semble au contraire discerner dans vos propos la tendance inverse. Vous voulez rechercher le défaut de la cuirasse et trouver dans une soi-disant indifférence actuelle la confirmation de votre jugement.
Une œuvre est toujours écrite dans un contexte socioculturel précis. Une oeuvre remporte du succès si elle « tombe » au bon moment, si les contemporains sont capables de l’assimiler. Si vous écrivez des textes d’arrière-garde, ce sera perçu comme désuet, mais si vous êtes trop en avance, de par votre génie qui vous rend plus intuitif, cela ne marche pas non plus. Combien d’artistes n’ont pas été reconnus sur leurs vieux jours ou même après leur mort ? Et combien ont su écrire une oeuvre qui résiste à leur disparition ? Ceux qui ont su se dégager des contingences de l’instant pour approfondir des thèmes universels. Or, comme on l’a dit, le succès immédiat est souvent fondé sur un discours en phase avec la vie des gens. Il est donc normal, une fois l’artiste ou l’écrivain décédé et une fois le contexte historique modifié, que son œuvre tombe dans une sorte de purgatoire. Parce que son message immédiat parle moins aux survivants, qui vivent d’autres choses. Ce n’est qu’après (20 ans, 50 ans, jamais ?) qu’on revient à l’œuvre un peu oubliée et qu’on y retrouve un message universel, sensiblement différent des éléments qui en avaient fait son succès.
Pour Ferré, la plupart des intervenants ici semblent dire que c’est un poète au sens propre et que son message nous parlera toujours. Vous, vous semblez chercher les raisons de son succès immédiat (qui a tout de même mis du temps à venir) pour dire que le message qui a été véhiculé est dépassé, ce qui prouverait qu’il était inintéressant.
Ceci dit, puisque vous aimez la polémique, je lance trois pistes dé réflexion :
1) N’est-ce pas le succès qui fausse le regard du public sur l’artiste (ou du lecteur sur l’auteur) ? La note suivante de Jacques reprend les articles de presse consacrés à Ferré au début de sa carrière or ceux-ci se montrent assez critiques. Certes Ferré n’avait pas encore atteint à une parfaite maîtrise de la scène, mais eût-il commis les mêmes erreurs vingt ans plus tard que personne n’aurait songé à les lui reprocher. A ses débuts, on aime ses textes, mais on lui fait grief de les interpréter lui-même. S’il n’avait pas persévéré, on aurait finit par lui reprocher de faire lui-même l’accompagnement. Il n’aurait donc écrit que les textes. A ce moment, on lui aurait fait remarquer qu’il n’était tout de même pas Rimbaud et il aurait cessé définitivement d’écrire. Inversement, une fois qu’il connaît le succès, il peut se permettre des hésitations ou des revirements. Certains diront bien qu’ils préfèrent le Ferré des années 50 ou des années 60, mais bon, c’est Ferré, il a tous les droits.
2) Personnellement, je me suis toujours demandé si sa tendance « pop » était une évolution normale (vivre avec son temps, dépoussiérer la musique, la rendre populaire) ou si au contraire il n’y avait pas là une volonté de caresser le public dans le sens du poil. En d’autres termes, n’y avait-il pas un certain opportunisme de sa part à vouloir proposer des chansons dans l’air du temps ?
3) Enfin, je me suis souvent rendu compte que chacun aime Ferré pour des raisons différentes. Et le même vocable d’anarchie, par exemple, reflète souvent chez les individus des réalités bien diverses ( aspect politique, liberté des mœurs, liberté individuelle, fuite dans la poésie). On pourrait se demander si son discours « en marge » n’est pas à l’origine de son succès, plus peut-être que sa poésie au sens strict. Avant 68 on sentait chez lui une révolte contenue qui devait plaire. Après 68 on voyait en lui la réalisation et l’incarnation de cet état d’esprit « révolutionnaire». Après… Et bien après, les années quatre-vingt-dix m’ont toujours paru beaucoup plus ternes. « Cocoon », comme disent certains. Chacun se replie sur soi, courbe le dos devant le chômage qui monte. On est déjà bien content si on trouve un travail. Tant pis pour les autres. L’époque n’est plus aux grandes utopies ni à la solidarité. Rien d’étonnant dès lors à ce que le Ferré anarchiste parle moins à ce nouveau public, sauf peut-être par sa poésie.
Écrit par : Feuilly | vendredi, 16 février 2007
Merci Feuilly pour cette réponse, mais vous vous trompez complètement en ce qui concerne ma démarche.
Alors, puisqu’il y a incompréhension visiblement, et afin que les choses soient claires une bonne fois pour toutes :
1/ je ne recherche pas la polémique, mais la controverse. Rien à voir.
2/ je ne pense pas l’œuvre de Ferré en terme de bien et de mal. Pour moi, il n’est pas question de "vice caché" ou de "défaut dans la cuirasse", mais de dégager ce qui fait modernité chez lui. Par extension c’est aussi déterminer ce qui ne fait PAS modernité.
Ce ne sont pas le dédain et la surestimation qui feront sortir Ferré de son purgatoire, mais une évaluation juste de sa valeur dans l’histoire des formes du deuxième vingtième siècle, fut-ce au prix de la minimisation de son importance.
C’est cela aborder Ferré de façon dépassionnée, accepter qu’il ne soit peut-être pas un génie à l’aune de la place qu’il occupe dans notre vie affective.
Moi j’aime Ferré, il me touche, y a pas de problème ! Une certaine discographie commentée est là pour le prouver, pour ceux qui ne feraient pas encore le lien.
On peut aimer passionnément Ferré, désirer ardemment qu’il soit reconnu à sa juste mesure, et pour cela l’aborder de façon non partisane.
Le proverbe le dit bien : on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.
3/ Quand je parle de réception du public, je ne m’intéresse pas aux gens qui sont dans l’ignorance (je vous renvoie à ce que je dis dans les commentaires de la notule Du contresens et des interprètes), mais à ceux qui sont dans le refus réfléchi.
Penser ces réticences, c’est dévoiler des aspects de l’œuvre qu’on ne voit pas forcément nous-mêmes.
Chercher à comprendre l’autre, ce n’est pas chercher à détruire Ferré, c’est revenir à lui le regard enrichi, c’est s’extirper des raisonnements en circuit fermé, basés sur de grandes certitudes jamais remises en cause (Ferré est le plus grand, point barre !).
"Après… Et bien après, les années quatre-vingt-dix m’ont toujours paru beaucoup plus ternes. « Cocoon », comme disent certains. Chacun se replie sur soi, courbe le dos devant le chômage qui monte. On est déjà bien content si on trouve un travail. Tant pis pour les autres.
L’époque n’est plus aux grandes utopies ni à la solidarité. Rien d’étonnant dès lors à ce que le Ferré anarchiste parle moins à ce nouveau public, sauf peut-être par sa poésie."
Ces raisonnements sociologisants généralistes n’ont pas grand sens à mon avis (sauf peut-être pour la mécanique médiatique, qui est un aspect intéressant).
Comme vous le dites vous-même, Ferré a connu ce que peu d’artistes connaissent, c’est-à-dire une convergence entre son œuvre et un temps historique donné. Il y a certainement eu un effet de mode Ferré dans les années 70 (je tiens cela de plusieurs personnes qui ont assisté à ses concerts d’alors avec un certain recul), cela ne pouvait évidemment durer, et le reflux actuel me paraît normal.
Or, il suffit de regarder autour de soi. Ferré ne sera jamais Johnny Halyday, mais le public continue de se renouveler.
C'est-à-dire que des jeunes qui n’ont jamais vu Ferré ni sur scène ni dans les médias, tombent amoureux de son œuvre sur disque. Et il y en a qui entrent d’ailleurs plus facilement dans Ferré par le côté révolté.
La pratique de Ferré n’est plus collective, mais individuelle désormais (pour la simple raison que Ferré étant mort, ce n’est plus de l’art vivant, sur une scène et tout).
Le public étant atomisé, c’est donc du côté des réticences individuelles qu’on doit chercher.
Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi certains n’aiment PAS Ferré. C’est là que gît la clé d’une vérité de l’œuvre, dans l’effet de rejet produit structurellement, par delà son appropriation sociologique par une époque (les 70’s), cette appropriation créant bien sûr une confusion (Ferré réduit à une période refoulée par notre époque contemporaine).
"Personnellement, je me suis toujours demandé si sa tendance « pop » était une évolution normale (vivre avec son temps, dépoussiérer la musique, la rendre populaire) ou si au contraire il n’y avait pas là une volonté de caresser le public dans le sens du poil. En d’autres termes, n’y avait-il pas un certain opportunisme de sa part à vouloir proposer des chansons dans l’air du temps ?"
De la part de Barclay-Marsan, c’est clairement opportuniste. De la part de Ferré cela semble un peu plus ambigu. Toujours est-il que ses chansons sur La solitude caressent joliment le public jeune dans le sens du poil.
Hormis La solitude et à la rigueur Mon enterrement, on a l’impression que Ferré adapte son inspiration à la musique rock. D'où le côté débraillé de l'album. C’est symptomatique que Ton style ou Tu ne dis jamais rien ne soient pas pop.
Ferré ne mélange pas les torchons et les serviettes !
Écrit par : The Owl | vendredi, 16 février 2007
Jacques Layani: "La musique, c'est bien plus bath, avec du concentré de tomates"? Ou: "La musique souvent me prend comme le ketchup"? Est-ce de là que vient l'expression "le poète spaghetti"? Rien de plus pénible pour moi que les longs développements consacrés à la préparation de la daube provençale dans Benoît Misère.
"On salive chaque fois tant il la raconte avec une grande sensualité...Il n’était pas de terme plus adéquat pour dire le paradis gustatif...On imagine sans peine qu’il eût pu, dans le cadre d’un autre propos, parler de musique à propos de l’amour, par exemple....": au fond, la clef n'est-elle pas chez Dario Moreno: "Musique, je t'aime, musique je t'adore, comme la salsa de pomodore"?
Je n'ai rien contre la sauce tomate, mais pour moi, un chanteur, ça ne mange pas. Barbara se nourrissait de Zan (le réglisse). Elle est morte d'ailleurs d'avoir voulu manger.
Sinon, pour le reste de la discussion j'ai du mal à vous suivre, tant cela part dans tous les sens. J'avoue ne pas suivre The Owl quand il déclare par exemple: "on sait que l'utopie, en ce qu'elle prétend changer l’homme du tout au tout, contient en germe le totalitarisme."
Je lui recommande la lecture de Paul Ricoeur, "L'Idéologie et l'Utopie", ou bien celle d'un résumé ici:
http://66.102.9.104/search?q=cache:O1MlJOosiGgJ:www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/ricoeur.html+paul+ricoeur+utopie&hl=fr&ct=clnk&cd=1&gl=fr
De même, je reprocherais à Jacques une assertion comme: "Tous les artistes prêchent. C’est leur fonction. Et ils gueulent « dans le désert », évidemment.", qui ferait tache (de sauce tomate?) dans une dissertation de lycéen.
Je comprends bien que l'objet de la note soit de rendre compte d'une émission peu connue et surtout d'apporter l'information suivante: "Ce qui signifie que cette œuvre, enregistrée en 1983 par la grâce d’une face libre dans le quadruple disque de L’Opéra du pauvre (RCA), était écrite (mais était-elle déjà orchestrée ?) depuis 1972".
S'agissait-il d'ailleurs de la même musique? Et peut-on encore parler d'"orchestration", dans la mesure où cela consiste en une transposition simple des accords aux cordes et de la main droite au violon?
Écrit par : gluglups | dimanche, 18 février 2007
Bon,ferré est comme tout le monde:il a la "nostalgie"-la maladie du nid comme dit Jankélévitch- de certains épisodes de son enfance,il en rejette d'autres,nous connaissons tous cela.Ce genre de débat tourne toujours en rond puisque tout le monde a raison,puisque chacun parle d'une chose différente!
Ce n'est jamais facile de bien parler d'un auteur pour qui on a de l'empathie ou de l'admiration:je comprends très bien Sartre qui a choisi de faire un gros travail sur Flaubert parce qu'il lui était assez indifférent et pas gêné par les atomes crochus
je m'étais bien promis de ne jamais écrire sur ferré parce qu'il m'était trop proche,jusqu'à il y a peu;mais je me suis abstenu pendant 3mois de l'écouter pour ne pas être perturbé par les affects
cela dit,chacun sa méthode
Écrit par : francis delval | dimanche, 18 février 2007
Sur la manière dont Sartre voyait Flaubert, il n'est pas si sûr que le mot "indifférence" convienne. De par sa formation, Sartre restait un classique (pureté du langage, etc.) et Flaubert, précisément, représentait pour lui l’idéal qu’il aurait voulu atteindre. D’où une relation amour-haine qui l’amène à discréditer le grand écrivain, à révéler ses faiblesses (les « fautes » de français de Flaubert) pour se rassurer lui-même sur son propre style.
Sur ce sujet, voir Gilles Philippe, « Sujet, verbe, complément », Gallimard, 2002.
http://www.univ-rouen.fr/flaubert/12debats/crendus.htm#philippe2
Écrit par : Feuilly | lundi, 19 février 2007
"Ce qui signifie que [Le chant du hibou], enregistrée en 1983 par la grâce d’une face libre dans le quadruple disque de L’Opéra du pauvre (RCA), était écrite (mais était-elle déjà orchestrée ?) depuis 1972."
Soit dit en passant, il me semble qu'un des mouvements du Chant du hibou préexiste à son enregistrement en 83, avec la musique de La voyeuse visiteuse.
Cette même musique conclut le brouillon de La méthode, sur l'album Métamec.
Alors pain perdu or not pain perdu ?
Écrit par : The Owl | mardi, 20 février 2007
Et j'oubliais bien sûr la musique de Lorsque tu me liras !
Au total, quatre contextualisations différentes, ou l'art comme imposture (remember le projet initial de L'imaginaire)...
Écrit par : The Owl | mardi, 20 février 2007
réponse à Feuilly: indifférence,dans la précipitation du blog,est effectivement mal choisi;mais comme vous savez sûrement, Sartre n'utilise Flaubert que pour analyser,par une analyse progressive- régressive la société du Second Empire,l"l'idiot de la famille" délaisse souvent Flaubert pour consacrer des dizaines de pages,par ex à Lecomte de Lisle...Nous voilà loin de Ferré,mais la vertu de ce blog est son ouverture
Écrit par : francis delval | mardi, 20 février 2007
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