mardi, 11 novembre 2008
À propos d’une émission de 1950
Sur le site de France-Culture, une émission, Jeux d’archives, nous permet d’entendre Raphaël Caussimon présentant deux réalisations qu’il vient d’effectuer au sujet de son père et de Catherine Sauvage.
Dans le corps de l’émission est donnée une interview de Léo Ferré, diffusée initialement dans Messages de France, en 1950. La date exacte n’est pas donnée par le journaliste ; il s’agit du mardi 25 juillet 1950.
Ce qui est plaisant dans cet entretien, un des plus anciens connus – peut-être le plus ancien, si l’on ne tient pas compte de ceux parus dans la presse écrite – c’est de constater, une fois encore, une fois de plus, combien Léo Ferré est lui-même depuis toujours. Je ne parle pas ici de fidélité aux mêmes idées, aux mêmes amis, aux mêmes poètes. Tout cela est connu. J’entends évoquer sa permanence. En juillet 1950, il a trente-quatre ans, chante dans les cabarets depuis bientôt quatre années, a rencontré celle qui deviendra sa seconde épouse six mois plus tôt.
Au journaliste qui le présente – avec ironie peut-être, mais ce n’est pas certain – comme un « célèbre compositeur », Léo Ferré réplique calmement mais avec un mélange d’humilité et d’autodérision, certes teinté d’un peu d’amertume, des choses comme « Je le mérite », « J’ai beaucoup d’argent », « Je suis venu avec une Delahaye Grand-Sport », « Je pars demain en Afghanistan, non pas en Delahaye mais en avion », « Je suis un homme très heureux », « Je suis arrivé ». On sait qu’alors, il n’est pas connu du tout, sinon des habitués des cabarets, ceux qui savent Monsieur Tout-Blanc, Le Flamenco de Paris ou Mon Général, mais aussi La Chambre, La Vie d’artiste. On est là avant le premier succès populaire, celui de Paris-Canaille. Il n’a pas d’argent et, si je ne me trompe, pas de voiture. Dans son « Je suis arrivé », il y a déjà l’idée du Parvenu, en quelque sorte. On se demande, à l’entendre – son ton est caustique mais calme – s’il est vraiment triste et aimerait bien être un « célèbre compositeur », ou s’il regrette durement que cela ne soit pas le cas. Peut-être se demande-t-il s’il y parviendra quelque jour (on sait qu’en janvier 1950, au moment où il rencontre Madeleine, il est sur le point de renoncer).
Mais il est lui-même : fier, ironique, orgueilleux mais pas grisé par sa personne ; décidé, d’évidence, à ne faire aucun compromis. Il avoue, moitié modeste, moitié provocateur : « J’ai mis cinq ans pour faire deux années de droit ». Puis il revient, au détour d’une réponse, sur sa déclaration du début, des fois qu’on la prenne pour argent comptant : « Je dois dire d’ailleurs, entre parenthèses, que je n’ai pas encore de Delahaye Grand-Sport, soyez tranquille ». Il revendique : « Je ne suis pas chansonnier. Je fais des chansons ».
Ainsi va cette interview qui nous permet d’entendre, chantés par lui, deux vers des Amants de Paris. Elle livre, déjà éclos, les traits de caractère d’un homme jeune, qui seront les mêmes jusqu’au bout et dont on devine qu’ils étaient déjà les mêmes depuis son enfance monégasque.
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samedi, 18 octobre 2008
Un documentaire de Sandrine Dumarais
Je connais Sandrine Dumarais depuis quelques années. C’est une documentariste dont j’ai vu un film consacré à Mitterrand et à la Nièvre ; un autre, à Trintignant disant Apollinaire ; un, sur un village d’enfants ; un, enfin, dévolu à Albertine Sarrazin, auquel elle a cru bon de donner à ma misérable personne le rôle d’un fil conducteur.
Je viens de découvrir, encore inédit, Brel, Brassens, Ferré, trois hommes sur la photo, son plus récent film : cinquante-deux minutes. Je me demandais ce qu’elle allait pouvoir tirer de cet entretien ultra-connu, paru dans Rock et Folk, republié dans Chorus, édité en album chez Fayard, diffusé à Europe 1, bref, battu et rebattu. J’ai été très heureusement surpris. Fidèle à sa manière d’écrire, elle met tout sur la table dès le début puis, d’un doigt délicat et sans en avoir l’air, trie et ordonne. Dira-t-on jamais suffisamment l’importance du montage ? Ici, il fait vivre effectivement la rencontre devenue légendaire, la situe dans son contexte de 1969 et fait très bien comprendre en quoi elle peut encore faire rêver en 2008. Ne serait-ce qu’en cela, le documentaire de Sandrine Dumarais, discret, respectueux, est intéressant. Mais le morceau de bravoure est constitué par les réactions de Juliette Gréco à l’enregistrement des voix des trois hommes. J’avais suggéré à la réalisatrice de la rencontrer. Elle a tiré de l’interview que la chanteuse lui a accordée le meilleur, le plus fin. Avec des remarques que seule la Gréco peut faire au sujet des trois chanteurs : « Ils auraient voulu baisser leur culotte qu’ils n’auraient pas fait autrement ».
Je ne sais pas quand ce film sera diffusé par FR 3. Il faudra patienter : il vaut d’être vu.
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mardi, 24 juin 2008
Le samouraï
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samedi, 17 mai 2008
Gala pour Popaul
Dans mon journal de l’année 1992, je retrouve ces quelques passages concernant l’hommage qui fut rendu à Paul Castanier à l’Olympia, le dimanche 9 février. C’est la dernière fois que j’ai vu Léo Ferré en scène.
« J’ai réservé une place par téléphone à l’Olympia, pour la soirée Paul Castanier. Pauvre Popaul, incinéré. Passe le temps. (…)
Dimanche, je vais aller à l’Olympia pour ce concert en hommage à Popaul, il y aura Léo évidemment, et Rufus et Font et Val, mais aussi Higelin et Moustaki, le tout présenté par José Artur. Un soir unique, boulevard des Capucines, au profit de la compagne de Popaul, Kasuko Castanier. (…)
Le spectacle pour Popaul était très bien, avec beaucoup d’émotion et de présence. En plus des grands noms, il y avait des inconnus, amis de Popaul, c’était très touchant, tout cela – et puis des photos de lui projetées, et des extraits d’une interview de lui et d’un spectacle de Léo avec lui… Ses morceaux au piano, enregistrés dans un disque, étaient diffusés – et puis des moments touchants, quand Moustaki parlait avec José Artur. Très bien, tout cela, à part Higelin que, vraiment, je ne peux pas supporter, c’est plus fort que moi. Il y avait Léo, naturellement immense, dont la seule apparition grandit encore l’émotion, méduse la salle. De plus en plus, on lui fait des ovations debout, dès son entrée en scène. Je n’ai pas connu personnellement Popaul, mais j’ai toujours eu l’impression que oui, justement. Et je ne peux pas accepter sa mort. Qu’est-ce que ça veut dire, “je ne peux pas accepter ?” Rien, n’est-ce pas ? »
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mercredi, 16 mai 2007
Comment la presse reçut le spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo
Après la rencontre avec le Prince Rainier, souvent racontée, et la préparation du spectacle du 29 avril 1954 qu’on a détaillée précédemment, voici une tentative de synthèse de la réception qui fut celle de ce concert unique.
La presse locale est enthousiaste. Résumons. Il s’agit de l’enfant du pays à qui le souverain a fait confiance. Il s’agit d’une soirée hors-programme. Il s’agit d’œuvres inédites, dont l’une est fondée sur un long poème a priori difficile. Il s’agit d’un auteur de chansons (le grand succès de Paris-Canaille est récent) qui vient diriger un orchestre symphonique exécutant des œuvres de sa composition. Il s’agit d’un chef d’orchestre que les musiciens ont connu enfant ou jeune homme, dont les amis de lycée et les parents se trouvent dans le public, le père, Joseph Ferré, étant honorablement connu à Monaco. Ce n’est pas une soirée musicale comme les autres.
Nice-Matin du 2 mai 1954 publie un long article de Suzanne Malard, dont le titre est déjà un programme : « Avant de devenir un succès mondial, La Chanson du mal-aimé de Léo Ferré, d’après Guillaume Apollinaire, connaît un triomphe monégasque ».
Quelques extraits de ce texte détaillé : « Salle Garnier, ou au cabaret, Léo Ferré reste Léo Ferré. Sans pseudonyme. Parce que les chansons – dont certaines sont très réalistes – qui l’ont fait connaître au monde entier, sont, chacune dans sa concision elliptique, à la fois attendrie et féroce – une œuvre, parfois un chef-d’œuvre. Le genre ne fait rien à la chose. Ni la durée ».
Et encore cette interprétation sensible : « La Symphonie interrompue nous a paru être à son auteur ce que la Pathétique est à Tchaïkovski. Une autobiographie. Une autobiographie qui, chez Léo Ferré, est non point passionnelle mais professionnelle : la symphonie à la recherche d’un thème perdu, c’est notre histoire à tous. Celle de la chanson que nous avons à dire, parce qu’elle est notre trésor unique, inaliénable et intransmissible par d’autres que par nous, et qu’il nous est si difficile d’achever a cause de tâches provisoires, urgentes, inéluctables, en raison, surtout, de la proximité dangereuse, envahissante et terrible des thèmes des autres... Et, pourtant, il faut l’extraire de nous pendant qu’il en est temps encore, cette idée qui n’a de sens que vêtue de mots ou de notes à nous ».
Un jugement esthétique : « Sa symphonie est très bien faite. Elle fut très bien conduite. Surtout, ô prodige, ses beautés n’échappèrent à personne ».
Suzanne Malard poursuit : « La projection, à la fois irréelle et tangible de la femme, du mal-aimé, de l’ange, du double, habillés par ce maître qu’est Pierre Balmain, éclairés par des jeux de lumière qui les rendaient hallucinants, n’est pas près de s’effacer de nos mémoires. La femme trop inconsciente, le mal-aimé trop conscient, l’ange trop timide, le double infernal, trop insistant, nous étaient tellement présents tous les quatre qu’on en oublierait de louer le talent vocal et dramatique de Nadine Sautereau, de Bernard Demigny, de Jacques Douai et d’Henri-B. Etcheverry, ainsi que le concours apprécié des chœurs habilement exercés par Albert Locatelli. On ne sait plus où finit la création lyrique de Guillaume Apollinaire, où commence celle de Léo Ferré… »
Elle se projette ensuite dans l’avenir : « La date du 29 avril est une grande date. Pour la mémoire d’Apollinaire. Pour l’avenir de Léo Ferré. Pour le prestige de Monaco. Pour l’honneur d’un genre qui, à plus d’un titre, est une formule « à valoir » : l’oratorio scénique ».
Elle décrit enfin « une salle où les autorités et les mélomanes de la Principauté prenaient conscience qu’un jeune homme qu’ils avaient vu partir bravement mais quasiment sans bagage vers Paris, Paris tout à la fois extinctrice d’illusions et allumeuse de gloires, était, non seulement un nom inscrit en capitales sur les affiches et des étiquettes de disques, mais quelqu’un ».
Un article, à peine moins long, est publié dans Le Patriote du 3 mai 1954, sous la signature de Jean Colin. Celui-ci relève « l’accueil triomphal fait par le public de l’Opéra de Monte-Carlo à la musique de Léo Ferré, enfant du pays, que tous les mélomanes voulaient voir à la direction de l’orchestre national de Monte-Carlo en train de diriger des œuvres de sa composition ».
S’agissant de la symphonie, il se demande : « N’est-ce pas toute l’âme du musicien qui cherche et recherche un thème, un mouvement venu comme un trait de lumière et disparu aussitôt ? Pourtant, cet air est pour beaucoup le chant qui doit retracer toutes les joies de la vie. Il est simple, naïf peut-être, mais il est ce que l’on ressent, ce que l’on aime… Et pour bien marquer la lutte, c’est un appel militaire qui s’obstine à détruire ce qui est « le fait » normal. Mais les quelques notes de joie, de poésie, s’élèveront bien claires et bien nettes, reprises par tout l’orchestre tandis que le thème s’éloigne à nouveau… Que de richesses dans ces expressions musicales où se révèle tout le coloris de l’inspiration, sans altération aucune ».
Jean Colin, un peu plus loin, trouve qu’« à certains moments l’expression est fascinante. À d’autres, c’est de la musique pure. II y a également des « échappées » qui semblent s’envoler plus haut que nous-mêmes. Mais le tout se reprend, s’enchaîne, « colle » à la scène où se chante et se mime le poème ».
En fin d’article, le journaliste, évoquant le compositeur, note : « Qu’il sache que sa musique, satirique ou sentimentale, ou bien dramatique, ne reste pas en chemin entre l’orchestre et le public. Il est des résonnances qui ne plaisent pas à tout le monde, qui ne correspondent pas au « canon » que suivent certains, mais auxquelles on ne peut nier la force de la vérité ».
La presse nationale n’est pas en reste, puisque France-Soir du 3 mai 1954 titre : « Léo Ferré, le compositeur tourmenté des « boîtes d’avant-garde » a dirigé en habit à Monaco un oratorio scénique de sa composition ».
L’article n’est pas signé, il provient vraisemblablement d’un envoyé spécial ou d’un correspondant local et a été dicté par téléphone à la rédaction parisienne. On lit : « Le hasard veut que ce soit parmi les siens que ce compositeur de chansons populaires ait créé hier soir son premier ouvrage lyrique ».
L’auteur indique : « La musique de Léo Ferré rappelle par son étrangeté et sa puissance celle de ses chansons. L’orchestration est la preuve d’une sûre technique. Cela n’est pas pour étonner, ses maîtres s’appelaient Raynaldo Hahn et Marc-César Scotto ».
Une indication de projet non réalisé est donnée : « La Chanson du mal-aimé sera probablement représentée l’hiver prochain à Paris. Des pourparlers sont en cours avec le théâtre des Champs-Élysées ». Il n’en sera rien, on le sait.
La presse régionale du Nord raconte à son tour cette soirée. « Léo Ferré a été prophète en son pays », titre Nord-France, dans sa livraison du 14 au 20 mai 1954. L’article est sous-titré : « Les musiciens de Monte-Carlo ont tourné une page de Léo Ferré ». Ce sont trois grands feuillets, très illustrés, signés Roger Coulbois, avec cette mention : « Rewriting de François Brigneau ». Est-ce un homonyme ou s’agit-il bien de Brigneau qui officiera plus tard dans le journal d’extrême-droite Minute ? Le ton un peu ironique, quelques allusions, permettent de le penser.
Ce texte ne rend pas compte, à proprement parler, de la soirée monégasque, il retrace plutôt la vie de Ferré et la genèse de la mise en musique du Mal-aimé. Il apporte toutefois une précision. Revenant sur la question des professeurs de musique qu’aurait eu Ferré, Coulbois écrit : « Il n’en eut jamais, bien que certains journaux en aient fait l’élève de Reynaldo Hahn et de Marc-César Scotto ». C’était donc bien une invention journalistique.
Il y eut certainement d’autres articles, mais mes archives s’arrêtent à ces quatre-là en ce qui concerne la réception de cette soirée monégasque. On observe que le thème de la Symphonie interrompue, qui est justement un « thème perdu », a intéressé et touché les chroniqueurs d’une façon plutôt directe, personnelle. On remarque également que les difficultés du poème d’Apollinaire ne paraissent pas les avoir rebutés.
Henri-B. Etcheverry (le double), Bernard Demigny (le mal-aimé), Jacques Douai (l’ange) dans La Chanson du mal-aimé, le 29 avril 1954 (photo : Jacques Blot et Jean-Paul Chevalier)
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samedi, 12 mai 2007
La préparation du spectacle de 1954 à l’Opéra de Monte-Carlo
On a beaucoup raconté la création de La Chanson du mal-aimé, oratorio lyrique que Ferré composa, de 1952 à 1953, sur le poème d’Apollinaire. Pour mémoire, on sait que le jeudi 17 décembre 1953, le guitariste Barthélémy Rosso (à la fin des années 40, il avait un quartet de jazz, à Monaco, dont le batteur était le Prince Rainier) entraîne Rainier au cabaret l’Arlequin pour lui faire écouter Ferré. Celui-ci, après son tour de chant, encouragé par sa femme, vient le saluer et lui parle de La Chanson du mal-aimé qu’il vient d’achever. Le Prince demande à Ferré de venir le voir à son hôtel le lendemain. Le vendredi 18, chez lui, il désire écouter l’œuvre, mais il faut un piano. Le Prince se déplace lui-même, l’après-midi, boulevard Pershing, où Léo Ferré a demandé à Jacques Douai de venir chanter la partie de l’ange. Rainier met à sa disposition, pour un soir, l’opéra de Monte-Carlo et l’orchestre. Il lui demande d’écrire une œuvre en complément de programme. Ce sera la Symphonie interrompue. Ferré dirigera lui-même. On ne reviendra pas ici sur tout cela ; on explorera plutôt de quelle manière le spectacle fut organisé, ce qui n’a jamais été dit. Comme on l’imagine, une telle soirée de musique ne s’improvise pas.
Le lundi 1er février, Ferré écrit à M. Zwerner à Monte-Carlo et lui envoie la réduction pour piano et les parties des choristes de La Chanson du mal-aimé, demandant que soit tiré le matériel nécessaire aux chœurs et insistant sur la nécessité de disposer de l’effectif complet. Il écrit aussi à Albert Locatelli, chef des chœurs. Il écrit enfin à M. Pez, directeur général. Le mercredi 21 avril, il écrit à Monte-Carlo à un destinataire non identifié au sujet des répétitions du proche spectacle et détaille la nomenclature des instruments nécessaires pour la Symphonie interrompue, qui exige davantage d’exécutants que La Chanson du mal-aimé : trois grandes flûtes (et piccolo) ; trois hautbois (et cor anglais) ; une petite clarinette mi bémol ; deux clarinettes si bémol ; une clarinette basse ; trois bassons (et contre-basson) ; quatre cors ; trois trompettes ; trois trombones ; un tuba ; une harpe ; percussions ; piano ; cordes. Il arrive à Monaco le vendredi 23 au matin. Le samedi 24 à 9 h, a lieu un service de répétition de la Symphonie interrompue. Lundi 26 au matin, Madeleine a rendez-vous avec les électriciens (on ne disait pas encore « éclairagistes »). Le jeudi 29 à 9 h, nouvelle répétition de la Symphonie interrompue.
À l’Opéra de Monte-Carlo, salle Garnier, le jeudi 29 avril à 21 h, pour le second anniversaire de son mariage avec Madeleine, sous le haut-patronage de Son Altesse Sérénissime le prince Rainier III, a lieu le concert où ses propres œuvres sont jouées par l’orchestre national et les chœurs de l’Opéra et dirigées par lui. Quatre-vingts exécutants, qui l’ont connu enfant ou jeune homme. Prix des places : cinq cents francs anciens (soit, en monnaie constante bien sûr, cinq francs, soit moins d’un euro). En première partie, la Symphonie interrompue (sous-titrée À la recherche d’un thème perdu), le cor anglais étant Jean Abrial. À l’entracte, le compositeur est reçu dans la loge princière. Rainier lui remet une plaquette en vermeil et un prix. Seconde partie : La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire (oratorio scénique pour soli, chœurs et orchestre), réalisation dramatique de Madeleine, maquette d’Hervé Morvan, avec : Nadine Sautereau, la femme, Bernard Demigny, le mal-aimé, Jacques Douai, l’ange, Henri Etcheverry, le double. Les costumes sont de Pierre Balmain, le chef des chœurs est, on l’a dit, Albert Locatelli. Le programme distribué dans la salle comprend deux textes non signés : l’argument de la symphonie et celui de l’oratorio scénique. Il y a dix rappels. Ferré porte un smoking à qui il écrira un peu plus tard une Lettre non postée, intitulée À mon habit. Il dédicace le programme à ses parents : « Pour mon Papa et ma Maman. Trop heureux de leur avoir fait une grande joie. Léotin Ier ». Cette soirée est enregistrée par Radio Monte-Carlo. Elle ne paraîtra au disque qu’en 2006 chez La Mémoire et la mer (longtemps, on a cru que la bande avait été détruite).
Le lundi 3 mai, le spectacle enregistré est donné à Radio-Monte-Carlo. Le jeudi 6, la direction artistique de l’Opéra adresse à Ferré, à Paris, les matériels d’orchestre et des chœurs de ses deux œuvres. L’envoi est effectué avec une valeur déclarée d’un million d’anciens francs. Le mercredi 19, la direction artistique de l’Opéra de Monte-Carlo lui écrit au sujet du paiement du copiste Regeard et du cachet supplémentaire accordé à Nadine Sautereau pour sa participation à la Symphonie interrompue. Le mardi 7 juin, il répond à ces demandes et remercie pour le don qui lui a été fait du matériel d’orchestre. Il dit avoir demandé au copiste d’envoyer sa facture qu’il annonce comme étant de vingt-cinq mille cinq cents anciens francs. Il rappelle l’accord selon lequel le cachet supplémentaire de Nadine Sautereau serait de dix mille francs anciens. Le mardi 13 juillet, M. Pez lui écrit de Monte-Carlo pour lui préciser que le matériel d’orchestre et des chœurs lui est laissé en propriété et qu’il pourra l’utiliser à sa convenance, mais non le céder à un éditeur. Il est stipulé que, si les deux morceaux devaient être rejoués à Monte-Carlo, le même matériel serait mis à disposition des organisateurs sans contrepartie.
Une autre note examinera la réception qui fut celle, dans la presse, de ces deux pièces de musique.
Remerciements : Catherine Aygalinc.
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jeudi, 05 avril 2007
Ce qu’on disait du récital donné à Bobino en 1967
On avait pris l’habitude, depuis l’installation de Léo Ferré en Italie, de parler d’« exil », de « retraite toscane », de « refuge toscan ». On montrait « le patriarche » sur ses terres, avec sa famille. Cependant, on disait la même chose, entre 1963 et 1968, de son installation dans le Lot : « l’ermite de Saint-Clair », « le sage de Gourdon », on évoquait « son repaire quercynois »… tant il est vrai – apparemment du moins – que, Villon le disait déjà, « Il n’est bon bec que de Paris ».
On s’intéressera ici à la réception qui fut celle du récital présenté à Bobino en 1967. Cette année, nul ne le savait encore bien sûr, devait être la dernière avant que Léo Ferré, justement, ne change de vie et que la société ne se transforme, quelques semaines plus tard. Les articles parus dans la presse à ce moment-là ont rétrospectivement valeur documentaire.
Où en est Ferré en 1967 ? Il enregistre un disque de treize chansons et intente un procès à Barclay qui n’en édite que douze. Il publie deux 30-cm entièrement consacrés à Baudelaire. Il achève le livre de souvenirs de son épouse, Les Mémoires d’un magnétophone, qu’il a imprimé lui-même. Il élève dans son domaine du Lot un très grand nombre d’animaux dont cinq chimpanzés parmi lesquels sa préférée, Pépée. Il s’est éloigné de Paris mais effectue de régulières tournées. Marie est déjà dans sa vie.
Il chante à Bobino au cours des mois de septembre et d’octobre, à 21 h sauf le mardi et les samedis et dimanches, à 15 h. Le programme vendu dans la salle comprend un extrait du livre de Charles Estienne. Il est accompagné au piano par Paul Castanier et, pour quelques chansons, par des bandes enregistrées.
Dans France-Soir du 22 septembre, Jacqueline Cartier écrit : « Il jette avec une jaillissante invention poétique des perles aux pourceaux que nous sommes. Des perles qu’il mêle à la boue qu’il remue. On prend le tout en pleine face. Sur une divine musique, moitié Mozart moitié java ».
Ce n’est pas l’opinion de Claude Sarraute dont l’affection et l’estime qu’elle voue habituellement à l’artiste sont pourtant connues : « On est tout surpris de découvrir sous la plume de ce merveilleux compositeur de grands arpèges nobles, des crescendos pathétiques et des effets d’orchestration d’un mauvais goût flagrant. Loin de faire ressortir ses textes, ils les recouvrent sous un flot limoneux, d’où émergent tout à coup, trop brèves pour être saisies et notées, une pensée taillée en diamant ou une image jaillie de l’étincelle de deux mots entrechoqués », déclare-t-elle dans Le Monde du 23. On suppose qu’elle pense aux orchestrations enregistrées de Defaye, qui ne méritent pas tant de sévérité, et qu’elle les attribue à Ferré lui-même.
« Le public aime ce poète grinçant qui n’a peur de rien, qui donne des coups de poing au nom de la liberté et de la vie. Avec un cœur gros comme ça », estime Paris-Match du 30.
À l’opposé de Claude Sarraute, Suzy Chevet, dans Le Monde libertaire daté septembre-octobre, trouve que ses « nouvelles chansons, tendres, incisives, fustigeantes », il les « a enveloppées dans une gaze d’harmonie somptueuse et délicate ». Elle ajoute, à la fin d’un long article : « Une fois de plus, seul devant la maffia, Léo Ferré a gagné la partie… On peut gager que la queue s’allongera rue de la Gaîté pour voir et entendre le grand poète anarchiste ».
Jean Warren juge, dans L’Écho de la mode du 8 au 14 octobre, qu’« il y a de la poésie dans le langage populaire, ses expressions et même ses injures. Il y a trop de système dans celle de Ferré, trop de métier dans les effets, trop de démagogie dans les clins d’œil. C’est de la propagande électorale. (…) Il m’a semblé que ces vingt chansons nouvelles (sur vingt-six) avaient quelque chose de cérébral qui leur ôtait de la chaleur et le contraste entre celles-ci et les autres, les anciennes, était violent comme un chaud et froid. (…) Je sais, Ferré, ce n’est pas que la bluette. Il a choisi la difficulté, il préfère la bagarre, il impose son style. Mais il n’a pas convaincu son public ».
Vingt-six chansons dont vingt nouvelles ? D’autres sources affirment : trente chansons dont vingt-six nouvelles (L’Aurore du 20 septembre). Le programme, dont on parlera plus loin, ne fournit aucune liste, aucun répertoire. L’enregistrement du spectacle, fait pour la radio, qui circule depuis quarante ans de cassette en cassette et de CD en CD, regoupe uniquement seize chansons dont dix nouvelles, mais il ne s’agit que d’extraits.
Lucien Nicolas pense, dans Diapason de novembre, que Ferré est un « jongleur de comparaisons efficaces (issues d’une technique personnelle qui va parfois jusqu’au procédé), maître dans l’art d’assembler nouvellement les mots pour expliquer mieux des façons nouvelles de voir et de penser, grand sabreur de personnages illustres, pointu comme un porc-épic et meurtri pourtant comme un oiseau ». Il ajoute que Léo Ferré « joue souvent de hardiesses faciles. Le vinaigre s’est imposé. Il reste tout de même un personnage habile et chaleureux qu’on peut encore écouter avec attention, plaisir et profit ».
Dans Le Cri du monde de novembre, Bernard Langlois remarque « un vieux bonhomme à la voix hésitante, aux gestes ridicules, aux effets trop appuyés ». Il estime qu’« il n’y a pas de désespoir, chez Ferré. Seulement une hargne systématique et soigneusement entretenue, une révolte en conserve, un anarchisme qui fait le trottoir ». Il frappe : « Si c’est ça Ferré, merde à Ferré ! » Et puis, il revient sur ses pas : « Le meilleur côtoie le pire. D’un tas de fumier sort, çà et là, une fleur merveilleuse de délicatesse et de beauté. (…) Allons, M. Ferré, (…) vous valez mieux que ce triste cinéma de Bobino 1967. Vous valez mieux que cette querelle stupide et publicitaire avec M. Stark. Vous valez mieux que ces dernières chansons-recettes, truffées de gros mots et d’effets faciles. Laissez donc les beatniks sur les bords de Seine. N’épousez pas leurs révoltes : à vingt ans, elles leur vont bien. Vous en avez tantôt soixante. Ce serait tellement dommage que vous deveniez le Maurice Chevalier de la chanson anarchiste ! »
Tantôt soixante ? Langlois a le raccourci excessif : en 1967, Ferré a cinquante et un ans. Quant aux jeunes, l’année suivante les verra l’ovationner.
Dans mes dossiers, l’année 1967 est riche : on y trouve des articles concernant Bobino ; d’autres, le disque de l’année ; d’autres encore, le livre Les Mémoires d’un magnétophone ; d’autres enfin, l’affaire À une chanteuse morte. Quelquefois, ces sujets se recoupent sous la même plume. On trouve également le compte rendu du spectacle de la Mutualité pour Le Monde libertaire ; celui d’un récital donné à Toulouse… Il est difficile d’effectuer un tri entre ces sources pour faire ressortir un propos précis, une problématique exacte.
Voyons à présent ce qui se passe dans la salle le soir de la première. Il se trouve que j’ai pu acheter, il y a quelques années, chez un marchand de disques parisien, le programme d’un critique qui avait pris à l’intérieur des notes pour son article. Je ne sais pas de qui il s’agit. Il écrit au stylo à plume et, dans ces mots tracés à chaud et dont l’encre bleue a un peu pâli, je déchiffre : « Salle comble. Un public assez mélangé ne comprenant pas comme dans les précédentes manifestations de Léo Ferré un maximum de jeunes gens venant des banlieues rouges des environs de Paris. Un promenoir retrouvant ses fastes passés ». Qui assiste à cette soirée ? Le même témoin relève les noms de « Sophie Desmarets, Marcel Achard sans Juliette, Renée Passeur, Mme S. accompagnée de René Floriot, Jean-René (sic) Caussimon, Alain Delon, Louis Aragon, Louise de Vilmorin, Barclay, Guy Bedos, Jean Tissier, Pierre Cardin, Régine » et d’autres noms illisibles. Le journaliste consigne encore quelques réactions qui suivent À une chanteuse morte. Marcel Achard : « Trop violent ». Guy Bedos : « Emmerdant ». Jean-Claude Brialy : « J’ai aimé cette chanson ». L’échotier note, parlant de Léo Ferré : « Toujours le même costume noir. La Maffia (modifiée pour Coquatrix). Aragon : Je chante pour (sic). Troisième (ou cinquième, le chiffre est difficilement lisible) chanson excellente ». Il reste que je ne connais pas l’article né de ces observations intéressantes qui, pour le moment, restent donc anonymes.
Il faut à présent revenir sur le billet de Claude Sarraute, précédemment cité. Il présente une idée que j’ai lue ailleurs aussi, apparemment fréquente à ce moment-là. Léo Ferré vivant à la campagne, dans le Lot, aurait perdu de sa virulence. La journaliste écrit : « Le rat des villes est devenu rat des champs. Il ne trébuche plus « À coups d’roulis à coups d’rouquin » sur le pavé de Paris, « Regards perdus dans le ruisseau / Où va la rue comme un bateau ». Les « copains d’la nuit » se sont dispersés, et Léo Ferré, cette « graine d’anar », est allé s’enfouir loin du tohu-bohu des vitrines, des encombrements de voitures et du « néant sous le néon » dans un château en ruine. Ce qu’il nous offre aujourd’hui, c’est l’ample méditation d’un sage solitaire, c’est le chant contemplatif d’un berger qui se tient compagnie à lui-même. Ses vieilles rancœurs, ses belles fureurs contre l’injustice, contre la guerre, contre « la politique-chiotte et les parlotes » le secouent encore, par moments, l’arrachant à sa contemplation. Et l’opposition demeure, dans sa vision du monde, entre ce qui est illusoire et ce qui tient le coup, entre une vie de mensonge et une vie de vérité, recherchée de façon toujours très surréaliste, dans l’amour d’abord, dans la poésie ensuite. Les épaules carrées, le regard assuré, les cheveux en auréole, le Zarathoustra du Lot a trouvé dans le lyrisme, dans l’abandon lucide aux forces telluriques, une nouvelle source d’inspiration, plus ample peut-être, mais moins aiguë, moins explosive surtout ».
On avait également remarqué, l’année précédente, à propos du 30-cm Barclay intitulé 1916-19…, une grandissante acrimonie : « N’êtes-vous pas un peu pessimiste ? La Poésie, Le Palladium, On s’aimera, C’est la vie, etc. Tout cela n’est-il pas amer et destructif ? Quoi de positif dans vos chansons de maintenant ? Quoi pour exalter l’amour, la charité, la beauté ? Où sont Vingt ans, Nous deux, Les Poètes ? Amusez-vous sur la télé ou Gagarine, bien sûr, mais n’oubliez pas la grâce aimantée des fortes amours », conseillait à Ferré Lucien Nicolas, dans Diapason de mai 1966.
Il ne faut pas récrire l’histoire ni, surtout, interpréter rétrospectivement. Il est en effet si facile, a posteriori, de dire que la presse avait remarqué un certain malaise chez Ferré, à travers ses chansons du moment – lorsqu’on sait qu’en mars 1968, quelques mois à peine après, tout changera. Cependant, on avait effectivement noté quelques inclinaisons nouvelles au cours de ces deux années où l’existence de Ferré prenait des proportions difficiles qui aboutiraient, en 1968, à ce qu'il nomma « sa révolution personnelle ». Même en faisant la part de l’habituelle nostalgie (c’était mieux avant, où sont les chansons de naguère ?), on remarque que les auteurs d’articles ont eu la puce à l’oreille. Cela étant, dans les années à venir, il diront encore que c’était mieux avant... en pensant à Bobino 1967. On le dira encore plus tard en inventant de toutes pièces une « période Barclay » qui n’existe pas puisqu’elle est elle-même constituée de plusieurs aspects de l’œuvre. On le dira jusqu’au bout alors que la « période toscane » comprendra à plusieurs reprises des éléments de la « période Odéon ». Cette fausse question des « périodes » supposées de Léo Ferré fera ultérieurement l’objet d’un développement détaillé.
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jeudi, 15 février 2007
Le récital de 1955 à l’Olympia
Dans Marie-Claire, l’écrivain Christine de Rivoyre dont le nom est peu souvent associé à celui de Ferré, présente le prochain spectacle de l’artiste. Elle vient le rencontrer à son domicile, boulevard Pershing, où elle se voit offrir l’étonnant spectacle de Canaille, épouse d’Arkel, allaitant ses huit petits saint-bernard (elle les a mis au monde, raconte Ferré, sur son propre lit). Elle y apprend qu’à la suite du succès du Piano du pauvre, la vente des disques de Léo Ferré est devenue douze fois plus importante qu’auparavant. Il prépare ce récital depuis trois mois. Pour Christine de Rivoyre, il chante au piano L’Âme du rouquin et Monsieur mon passé [1].
Le récital donné à l’Olympia en 1955 est la première grande scène parisienne de Léo Ferré. L’année précédente, il a figuré au programme de cette salle en « américaine » du spectacle de Joséphine Baker. À présent, il est en vedette boulevard des Capucines, du jeudi 10 au mardi 29 mars. Le programme vendu dans la salle comprend un texte de Jean Gabin, comme un écho de leur aventure commune dans De sacs et de cordes, quelques années auparavant. Gabin écrit : « J’aime la chanson, donc j’aime Ferré. Et ce que j’aime dans Ferré, c’est le côté « goualante » ni trop, ni trop peu ; de quoi remplir la tête d’un honnête homme sans le faire déborder pour autant... Ça ne rime pas toujours avec amour, ni amour avec toujours, mais c’est comme ça, c’est la vie, la vraie, et si chacun a son boulot, c’est un sacré boulot et un sacré talent de dire tant de choses en chantant. Et en plus ça se retient. C’est costaud comme un tigre et fragile comme un rossignol. Son piano à lui, il n’est pas pauvre ! et je me demande ce qu’il va encore en sortir ». Dans le même programme, figure un texte de Mac Orlan repris d’une pochette de disque de Catherine Sauvage, ainsi qu’il en a été question dans une étude précédente : « Léo Ferré est un poète pour qui la chanson est une forme d’expression puissante et efficace : c’est un poète de l’authenticité, un poète précis de la vérité ; et ses personnages nous apportent vraiment une présence humaine : celle de L’Homme ou celle des Amoureux du Havre, qui ne sont pas, grâce à cette précision, de simples lieux communs sentimentaux. Elle conduit à la mélancolie qui est la grande force des chansons quand elles sont de la « classe » littéraire de celles de Léo Ferré ». Le programme, enfin, présente Ferré comme « la nouvelle grande vedette de la chanson française » et propose un portrait.
Se succèdent sur la scène le jongleur Lord X ; la chanteuse Annick Charlier ; les acrobates les Cottas ; le groupe d’Amérique latine les 6 Guaranis ; l’imitateur Claude Véga ; le comique musical Hal Monty ; la chanteuse Odette Laure ; les ballets espagnols de Pacita Tomas ; Léo Ferré. Le spectacle est présenté par Yvonne Solal et l’orchestre est dirigé par Gaston Lapeyronnie. Ferré chante en veston croisé, chemise et pochette rouges et pantalon noir. Ses chiens sont couchés sous le piano. L’orchestre est toujours traditionnellement installé dans la fosse, mais il fait monter sur scène Jean Cardon, lors du Piano du pauvre. Un observateur professionnel suit le spectacle et note sur sa fiche : « Olympia, débute très bien, puis à la sixième chanson Merci mon Dieu ressemble trop à La Prière de Brassens – inexpérience des rideaux alors que le reste de la mise en scène est excellent » [2].
Odéon produit un enregistrement public en 30-cm, Récital Léo Ferré enregistré au cours du spectacle de l’Olympia, qui comprend un extrait du spectacle : La Vie, Monsieur mon passé, Graine d’ananar, Le Piano du pauvre, Vise la réclame, L’Homme, Merci mon Dieu, Mon p’tit voyou, Monsieur William, L’Âme du rouquin, Paris-Canaille, La Rue. C’est le premier 30-cm de Léo Ferré. Cet enregistrement ne sera réédité qu’en 1994, dans une collection de huit CD éditée par Sony et intitulée Les Années Odéon.
Comment ce tour de chant est-il perçu ? Dans Le Monde, un article signé C. de R. (est-ce encore Christine de Rivoyre ? Ce n’est pas certain) relate : « Je le revois le soir de la première, arrivant sur scène à l’heure où l’on éteint les chandelles, étranglé de trac et d’impatience devant un public qui pensait déjà au départ, au souper et au métro. Je revois surtout avec peine la dernière chanson si belle, La Vie, qu’il interpréta devant une marée de dos mouvants » [3].
On remarque au passage que La Vie, dernier titre, se retrouve en première position dans le disque. Il y a deux conceptions de l’enregistrement public : le spectacle intégral en une ou plusieurs captations, ou bien le montage de textes dans un ordre qui paraît être le meilleur au responsable artistique du moment. On ne portera ici aucun jugement, dans la mesure où le disque ne restitue pas l’intégralité du tour de chant et où, par conséquent, l’esprit d’origine n’est de toute façon pas respecté. La « mise en ordre » artistique est un procédé qui peut se justifier aussi. Elle est l’équivalent de la construction d’un livre, singulièrement de celle d’un recueil de poèmes ou de nouvelles.
C. de R. poursuit : « En dépit du succès qu’il obtint l’an dernier sur cette même scène de l’Olympia, Léo Ferré n’est pas encore adapté à cet immense cadre. Ses chansons portaient mieux, c’est incontestable, dans les brumes des caves d’où émergeaient son piano et sa longue figure inquiétante, trouée de lunettes à monture de fer – il ressemble à Schubert. Au music hall, Ferré, impressionné par l’exemple de Piaf, a voulu faire « théâtre ». Et il a compliqué de façon superflue son Piano du pauvre, par exemple, qui s’en passerait si facilement. Il a enrobé de gesticulations pas toujours très adroites L’Âme du rouquin et Vise la réclame. Ni le ravissant Monsieur mon passé, ni ce très joli chant d’amour intitulé Mon p’tit voyou, n’ont encore leur style. Quant à Merci mon Dieu, je crois qu’il vaudrait mieux le supprimer. Encore une petite erreur psychologique » [4].
Le reste de l’article est consacré aux artistes de la première partie et, en particulier, à Odette Laure. Ces remarques sur le métier de Léo Ferré, sa tenue en scène encore mal maîtrisée, continueront jusqu’en 1961. Il est difficile d’estimer aujourd’hui si elles étaient dues à une maladresse réelle ou à l’impression durable qu’il avait faite aux journalistes, au temps des cabarets. Il y a sans doute un peu des deux : Ferré avait bien sûr encore à apprendre et les critiques encore à oublier.
Un autre journaliste signant, lui, J.-G. M., écrit dans Radio-Cinéma-Télévision le compte rendu suivant : « Pourquoi les auteurs de bonnes chansons tiennent-ils toujours à les interpréter eux-mêmes quand ils peuvent les confier à des Piaf, Montand ou Sauvage ? Léo Ferré tombe dans le panneau à l’Olympia : veston croisé, lunettes de fer, front haut, l’air triste et intelligent d’un professeur de mathématiques spéciales avec un flamboyant et inutile rappel de l’anarchisme du monsieur : un col de chemise rouge et une pochette de même couleur qui jouent les pavillons » [5].
L’époque compte un grand nombre d’interprètes fort talentueux et le débat esquissé ici est alors classique : les auteurs, parfois, devraient s’abstenir de chanter eux-mêmes. Ferré essuiera plusieurs fois cette critique. On la lui fait depuis ses débuts. Dans l’esprit du moment, elle est parfaitement compréhensible.
J.-G. M. écrit encore : « Elles possèdent tellement de qualités, les chansons de Léo Ferré, que l’interprète fait un temps illusion : d’autant plus qu’il débute par « J’ai dans la tête un vieux banjo de 1925 », excellente nouveauté dont le parfum poétique séduit immédiatement. Mais vite on remarque, en retrouvant les vieux succès Le Piano du pauvre, Paris-Canaille et les autres que la présentation de Ferré accentue désagréablement le côté morbide de ses chansons et surtout qu’il les prive du rythme et de l’entrain qu’elles réclament. Il se donne pourtant beaucoup de mal et la mise en scène de Monsieur William appelle justement les applaudissements. Mais sa puissance et sa conviction ne suffisent pas ; même des découvertes théâtrales – l’apparition de l’accordéoniste aux dernières mesures du Piano – ne sauraient remplacer la gouaille souriante d’une Patachou, par exemple » [6].
Il faut redire qu’alors, le music hall, c’est un chanteur devant un rideau opaque et l’orchestre derrière, ou bien l’orchestre dans la fosse qui porte justement ce nom. En faisant monter Jean Cardon sur la scène, Ferré innove et cela est remarqué : « découverte théâtrale », « apparition », le choix des termes montre l’inhabituel. Et pourtant, l’auteur de l’article reste fidèle à quelque chose de plus classique : Patachou, qui n’a jamais dérangé personne. Par ailleurs, on a là une confirmation : la première chanson n’est pas La Vie mais Monsieur mon passé.
L’article continue : « Et puis le parolier se laisse un peu aller, sa verve le grise et il accumule tellement d’images au vitriol et de variations argotiques que l’on sent pointer le procédé : Vise la réclame ou L’Âme du rouquin, c’est toujours la poésie du faubourg, des affiches et de l’ivrogne, quelle affreuse monotonie ! Quel nouveau Trenet viendra chanter la joie de vivre ? » [7].
Ces dernières considérations constituent un exemple de l’attitude de la critique en général, à ce moment-là. L’artiste de music hall, c’est la joie de vivre, le rythme et l’entrain. Il est difficile de présenter autre chose. L’Âme du rouquin, pour le chroniqueur, c’est la poésie de l’ivrogne : le clin d’œil à Baudelaire passe inaperçu. Léo Ferré chante alors depuis neuf ans, il lui faudra encore attendre jusqu’en 1961 pour qu’on accepte son univers.
Enfin, cette dernière notation : « Quant à Merci mon Dieu, espérons que Ferré saura l’enlever de son répertoire. Ne singe pas qui veut l’émouvante Prière de Francis Jammes… » [8].
C’est la même opinion que celle de C. de R. : il faut supprimer la chanson, et que celle de l’observateur professionnel : cela rappelle La Prière. Brassens vient en effet de mettre en musique la Ballade pour prier Notre-Dame de Jammes, sous le titre La Prière. Il a pour cela utilisé la musique qu’il avait composée pour Aragon (Il n’y a pas d’amour heureux) et coupé de très nombreuses strophes dans le poème. Est-ce le recul dont on dispose maintenant ? – la comparaison ne me paraît pas si justifiée que cela. On n’est pas étonné que cette chanson puisse choquer le public de 1955 : il faut n’avoir pas connu les années 50 pour ne pas le comprendre. Plus surprenant est le fait que, plusieurs années auparavant, Monsieur Tout-Blanc avait été bien mieux reçu par la critique. On peut se demander si ce n’était pas l’effet de la valse qui apparaît au refrain, cette petite valse très réussie qui rend la chanson plus « efficace » encore. Tout compositeur de chansons sait qu’une valse « marche » pratiquement toujours. Merci mon Dieu n’est pas dansant. Ceci explique peut-être cela.
Là encore, le reste de l’article est consacré aux artistes de la première partie. Léo Ferré se brouillera ensuite avec Coquatrix et ne reviendra plus à l’Olympia avant leur réconciliation de 1972. Il s’y produira encore en 1984 et un soir unique en 1992, pour une soirée de soutien à Mme Castanier. On ne sait pas très bien dans quelles circonstances Ferré s’est fâché avec Bruno Coquatrix. Ce n’est pas après ce spectacle puisqu’en 1958, il est sur la scène de Bobino dont Coquatrix, à cette période, est également le responsable (le contrat correspondant a été proposé sur E-bay il y a quelques années et n’a pas trouvé acquéreur : il était bien signé Bruno Coquatrix). Ce serait donc juste après et, dans la foulée, il écrira La Mafia.
Ce qui est important ici, ce n’est pas tellement la reconstitution de ce spectacle, c’est bien sûr la manière dont il a été reçu. Les articles cités proviennent d’un grand quotidien, Le Monde, et d’un des rares journaux de programmes du moment, Radio-Cinéma-Télévision, qui se trouve être l’ancêtre de Télérama. Ce sont deux publications importantes. Ces réactions nuancées (il y en eut certainement d’autres) font qu’on considère habituellement que cet Olympia n’a pas été un total succès. Conséquence : Ferré devra attendre jusqu’en 1958 pour se produire de nouveau dans une grande salle parisienne (Bobino, donc) et 1961 pour connaître la grande année de son triomphe (le Vieux-Colombier et, deux fois, l'Alhambra).
En attendant, dans la salle de 1955, on trouve Hervé Morvan et son assistant Léo Kouper. Et aussi Maurice Frot, qui voit Ferré pour la première fois. Ils se rencontreront l’année suivante. Dans sa loge, Guy Béart débutant vient lui parler. Un soir, Jean-Claude Tertrais vient trouver Léo Ferré pour lui faire savoir qu’André Breton – dont la fille, Aube, lui a parlé de l’artiste – désire le rencontrer. Mais ceci est une autre histoire.
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[1]. Lire Marie-Claire, mars 1955.
[2]. Cette fiche a été reproduite par Eddy Marouani dans Pêcheur d’étoiles, profession : impresario, paru chez Laffont en 1989.
[3]. Le Monde du 18 mars 1955.
[4]. Ibidem.
[5]. Radio-Cinéma-Télévision du 27 mars 1955.
[6]. Ibidem.
[7]. Ibidem.
[8]. Ibidem.
(Photos : Harcourt, Pierre Fournier)
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mardi, 13 février 2007
La musique, la tomate et le hibou
J’ai regardé l’autre soir une émission de 1972, qui fut tournée par la télévision belge. Entre autres choses, Léo Ferré évoquait longuement son enfance et les pâtes faites à la maison par sa grand-tante. Il racontait comment son grand-oncle se levait tôt et mettait en route une sauce tomate qui allait cuire durant de nombreuses heures. Cette histoire est connue, encore qu’on salive chaque fois tant il la raconte avec une grande sensualité. Ce qui m’a frappé dans cet entretien, c’est que, pour signifier combien la sauce cuite sur le charbon de bois durant un temps infini et jalousement surveillée par l’officiant était savoureuse, Ferré a cherché un mot avant de déclarer : « C’était de la Musique » – et l’on devine qu’ayant prononcé ce terme magique, il avait vraiment tout dit.
Là encore, rien de neuf : nul n’ignore son amour pour la musique. Ce qui était amusant, c’était le définitif qu’il mettait dans ce mot : rien de mieux, rien de plus haut. Dans sa voix, on devinait le M majuscule, on entendait cette capitale. Cette passion devenait un critère absolu, un mode qualificatif applicable même à la sauce, à quoi que ce soit de sublime. Il n’était pas de terme plus adéquat pour dire le paradis gustatif. On imagine sans peine qu’il eût pu, dans le cadre d’un autre propos, parler de musique à propos de l’amour, par exemple.
Cette émission fournit par ailleurs une information importante, toujours dans le domaine de la musique. Léo Ferré joue quelques mesures de piano, qu’il présente comme un concerto intitulé Le Chant du hibou. Ce qui signifie que cette œuvre, enregistrée en 1983 par la grâce d’une face libre dans le quadruple disque de L’Opéra du pauvre (RCA), était écrite (mais était-elle déjà orchestrée ?) depuis 1972.
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samedi, 25 novembre 2006
L’Opéra des rats, un spectacle du Toursky
« Je devins un opéra fabuleux » avait noté Rimbaud. Le mot « opéra » éveille souvent chez les poètes comme une magie. Chez Ferré, on le trouve trois fois, placé en titre : L’Opéra du ciel, L’Opéra des rats, L’Opéra du pauvre.
L’Opéra des rats est une pièce de théâtre que Ferré écrivit sur une idée de Richard Martin, créée à Marseille, au théâtre Axel-Toursky, en 1983, fort peu commentée par la presse nationale, pour ne pas dire pas du tout [1], reprise en 1996 durant deux mois, dans une mise en scène nouvelle, signée bien sûr par Richard Martin, jouée dans un décor nouveau dû à Michel Lagrange, avec l’idée d’associer une vingtaine de jeunes des quartiers environnants à cette re-création. Ils participeront au montage du décor, et joueront des rôles dans la pièce, après avoir suivi des cours avec des professionnels du spectacle. Des costumes de Guylaine Péricat, des lumières de Richard Psourtseff habillent, en scène, une quarantaine de personnes. Comment citer tous les noms ? Avec beaucoup d’injustice, on ne parlera donc ici que de Tania Sourseva, remarquable dans un rôle, jubilatoire, de mamma italienne, de l’émouvante Antonella Amirante en femme enceinte, de Wladislaw Znorko en travesti tragique, désespéré… La musique est de Phil Spectrum. Le groupe marseillais Leda Atomica interprète en direct la partition, avec un grand nombre d’instruments de musique, clavier, violon, percussions, accordéon et, là, il serait vraiment inacceptable de taire le nom de Marie-Ange Jannucillo, chanteuse à la voix indicible. Si la voix peut avoir une couleur, la sienne est noire, mieux, elle est le noir en soi. Sublime.
De quoi s’agit-il ? Une communauté d’origines multiples, Italiens, Africains, Slaves, Nord-Africains, vit au pied d’un viaduc, dans une décharge qu’une espèce de gigantesque, effrayante pelle mécanique arrivée du ciel vient remplir régulièrement des déchets de ceux qui vivent au-dessus, tranquillement. Un jour, d’ailleurs, l’horrible engin n’apportera plus rien, puisque, chaque fois, il en déverse un peu moins encore. Là, un jeune garçon italien rêve et réinvente la destinée des habitants de la décharge, jusqu’au tableau final, indescriptible, où une carcasse de vieille voiture, une DS, est transformée en navire (quelle puissance de décor et de mise en scène), devenant arche de la misère peut-être vaincue. Tel est, trop rapidement évoqué ici, le sujet de l’œuvre.
Le texte ? On ne s’en étonnera pas, c’est du Ferré pur. C’est-à-dire que ce ne sont pas des dialogues à proprement parler, encore moins des réparties ou des tirades, mais une série de textes de Léo Ferré : des poèmes et des proses poétiques. Avec, si l’on y prête attention, des extraits du Chien, de La Solitude en italien, de Tu ne dis jamais rien en italien, et même la traduction française du poème de Cecco Angiolieri… À cela s’ajoutent une chanson où il est question de mer partie chercher fortune (il s’agit de la chanson Le Vieux marin, qui sera publiée en 2000 dans le disque Métamec), donnée par la voix enregistrée de Léo Ferré lui-même et, lors de la scène ultime, un autre texte, authentique et très fort, dit en voix « off » par Martin (Je t’aime toi qui pars…) Au moment du salut, le saxophoniste joue L’Âge d’or, naturellement.
Les personnages, en dépit des apparences, ne sont pas des archétypes, plutôt des images, des rêves de Ferré, de ceux qui vivent naturellement dans son imaginaire, du vieux marin au cordonnier, en passant par l’aveugle, le fakir manqué, le travesti, le poète toscan, le garçon, la mamma, la femme enceinte… On aurait pu en croiser certains dans L’Opéra du pauvre, d’autres dans La Vie d’artiste, De sacs et de cordes ou Benoît Misère. Pour ceux qui connaissent les mises en scène de Richard Martin, assurons que celle-ci, comme toujours, lui ressemble, témoin de l’outrance et de la générosité, de la démesure et du rêve qui l’animent. Tant pis pour Paris dont les journalistes n’ont pas cru devoir se déplacer, la presse régionale est considérable. Le meilleur titre observé, parmi tous ces articles, est celui de Quand Madame la Misère hisse la grand-voile [2], en tous points parfaitement justifié.
Les dialogues de L’Opéra des rats ont été enregistrés chez lui par Léo Ferré. Ils ont fait l’objet de deux disques compacts hors commerce, d’une durée totale de 46 mn 55, publiés en 2000 au moment de la sortie du disque Métamec.
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[1]. Acteurs, janvier-février 1984 et L’Express du 20 au 26 avril 1984.
[2]. Taktik du 23 au 30 octobre 1996.
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