mardi, 19 février 2008
Les visiteuses
Marseille, janvier 1974. L’un des trois jeunes gens que nous avons souvent croisés ici, travaille dans une librairie sise 21, rue Paradis. Quelquefois, sa compagne vient l’attendre à la sortie du magasin, le soir, à dix-neuf heures. Elle se tient devant la devanture peinte d’un rouge sombre. « Librairie Fueri-Lamy », dit l’enseigne.
Ce soir-là, il trouve, qui l’espère, la jeune fille manifestement émue. Il s’en inquiète, demande ce qui se passe, et elle : « J’ai passé l’après-midi avec Léo Ferré ». Comme on l’imagine, le jeune homme n’y croit pas un instant. Il s’abstient pourtant de répondre : « Et moi avec Napoléon », ce n’est pas son genre, mais enfin, son visage ne dissimule aucunement son incrédulité. Toujours aussi émue, la jeune fille brune dit : « Regarde, ça, ce sont les morsures de son chien Tristan », et elle montre sa main. De fait, il y a quelques marques légères sur la peau. Elle aime beaucoup les animaux, elle a dû jouer avec un chien qui l’a gentiment mordillée. « Morsures », c’est beaucoup dire. Mais encore ?
Elle raconte. Avec une amie à elle, complice de longue date, elle est allée à l’hôtel La Résidence du Vieux-Port où descendent tous les artistes qui doivent se produire au théâtre Axel-Toursky (il est annoncé là, du mardi 22 au samedi 26 janvier). À la réception, les deux ingénues ont purement et simplement demandé à voir Léo Ferré. On a appelé l’intéressé dans sa chambre, il a accepté de les recevoir, elles sont montées.
Il y a des choses qui ne se passent décidément qu’à Marseille. Tout de même, c’est un peu gros et le garçon est plutôt du genre sceptique. Alors tombent les arguments définitifs : « Il m’a fait écouter la cassette de son prochain disque, qui n’est pas encore sorti. Il y a une chanson, magnifique, où il parle de Manuel de Falla, avec une chanteuse à la fin, je ne sais pas qui c’est. Il y a aussi Les Amants tristes, mais avec l’orchestre et quand il dit : Crie, crie, crie, il y a le cri de la chanteuse, quelle voix ! Et puis La Damnation, et Les Oiseaux du malheur, et Les Étrangers avec un solo de violon. Il y a d’autres choses aussi ».
Bref, il n’y a plus guère de doute, ce doit être vrai puisqu’elle lui décrit par le menu un disque qui n’existe pas encore et qu’elle n’a pu par conséquent découvrir qu’auprès de l’auteur lui-même (il l’a effectivement enregistré quelques jours plus tôt, les lundi 7 et mardi 8 janvier). Les titres qu’elle cite, on les connaît depuis le disque Seul en scène et même, on les avait entendus avant sur la scène du Toursky, justement, mais les détails de l’orchestration, ça ne s’invente pas. Et ce texte inconnu, avec la présence de Manuel de Falla, de quoi s’agit-il ?
Pour dire quelque chose, il demande si la chanteuse est Danièle Licari, celle qui chante dans le film L’Albatros et dans le 30-cm Il n’y a plus rien. Elle répond que non, qu’elle ne croit pas, mais que cette chanteuse-là a une voix formidable. On ne connaît pas encore Janine de Waleyne.
Et notre jeune couple de s’en aller vers l’arrêt d’autobus, emprunter la ligne 4 ; lui, ébahi par le culot de sa compagne, se dit que, décidément, il n’a pas fini d’en voir avec elle. Ils iront au Toursky, découvriront que Léo Ferré n’est plus accompagné par Paul Castanier, ce qu’ils ignoraient encore. En février, ils achèteront le nouveau 33-tours intitulé L’Espoir et découvriront Mathieu Ferré sur la pochette.
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