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vendredi, 06 mars 2009

Dans la nuit de Bobigny

Il faut bien, avant de clore, raconter tout de même comment le jeune homme dont, de loin en loin, nous avons ici suivi quelques aventures, a fini par rencontrer, oh, fort brièvement, Léo Ferré.

 

Le jeune homme a fini par grandir et même commencer à vieillir, il a deux jeunes enfants. Et voilà qu’à trente-deux ans, un jour de 1984, lui prend l’envie – le désir, l’insolence, la folie, l’illusion, le délire, l’extravagance – d’écrire un livre consacré à Léo Ferré. Lui qui se pique de savoir aligner deux ou trois mots de temps en temps mais n’a jamais rien publié, conçoit, avec toute la candeur du monde, un livre dont il a instantanément le projet en tête, qu’il intitulera tout bonnement Léo Ferré, la mémoire et le temps (rien que ça), auquel il envisage d’adjoindre un catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste, en deuxième partie. Après un an de travail, il abandonnera l’idée de ce second volet, effrayé par son aspect tentaculaire, et se cantonnera au texte lui-même, longtemps encore.

 

Il commence à écrire quelques fragments, à fondre des notes. Il y a des choses qu’il trouve tout de suite, d’autres dont la formulation est plus capricieuse à naître. Un jour, butant sur une question de documentation qu’il ne possède pas, il écrit à telle personne qui a déjà commis un ouvrage sur le sujet. Ignorant son adresse, il lui adresse sa demande aux bons soins de la revue La Rue, à laquelle elle a participé encore récemment. L’adresse de la revue La Rue, c’est, on, s’en doute, celle de l’un des responsables. Quelque temps après, il reçoit les photocopies demandées. C’est un temps sans internet. La lettre avait réussi à atteindre la personne en question, alors que l’adresse utilisée n’était plus bonne, mais le courrier avait heureusement suivi et été retransmis. Un peu plus tard, il envoie une deuxième lettre dans laquelle il raconte son projet et reçoit en retour un appel téléphonique. L’histoire est amusante : sa lettre manuscrite a suffisamment convaincu la personne destinataire (graphisme qu’elle jugea élégant, aucune faute d’orthographe) pour la décider à téléphoner et là, la voix du jeune homme grandi fut encore suffisamment convaincante pour aboutir à un rendez-vous. Les choses sont parfois curieuses.

 

De fil en aiguille, la personne lui dit qu’elle va lui faire rencontrer Léo Ferré qui, justement, doit venir chanter bientôt en région parisienne. Le temps passe et voici que l’artiste est annoncé à Bobigny, où il chantera sous chapiteau le 9 mai 1986. À cette seule idée, le jeune homme grandi est aussi à l’aise qu’un pianiste dont un bourreau menacerait d’écraser les doigts. Las, la faucheuse ayant cru bon d’emporter une connaissance de la personne devant servir d’intermédiaire, celle-ci doit partir pour Lyon justement à ce moment-là ; voilà qu’il est maintenant seul à devoir aller trouver le poète pour lui parler d’un ouvrage qu’il entend signer à son propos, rien que ça. Il est trop tard pour reculer.

 

Le soir venu, ayant laissé son épouse d’alors et ses deux fillettes à la maison, il arrive à Bobigny déjà anxieux, finit par trouver le chapiteau, gare sa Peugeot non loin et assiste au spectacle. C’est le plus facile de l’histoire et pourtant, de l’instant où Ferré entre en scène avec Ta parole jusqu’à la fin du récital, il n’entend pratiquement rien et, pourquoi ne pas le dire, crève littéralement de trouille.

 

Et voilà, le spectacle est terminé. Et maintenant ? Il prend sur lui, s’approche de ce qui tient lieu de coulisses : un cordon barrant l’accès à l’extérieur du chapiteau. Avec l’assurance d’un parachutiste ayant oublié son parachute, il demande qu’on remette sa carte à Marie Ferré, une carte sur laquelle il a écrit deux lignes où il se recommande de l’intermédiaire absent. On lui demande d’attendre, puis on revient mais comme il y a du monde, on est occupé, on se souvient mal de qui a remis une carte et l’on cherche… une dame. Il doit alors assurer (et convaincre) que la dame, c’est lui, ce qui est difficile mais il y parvient. Il passe donc en « coulisses » et se dirige vers Mme Ferré.

 

C’est ainsi que le jeune homme grandi se retrouve pour la première fois, dans la nuit, en plein air, derrière un chapiteau, à parler à Marie qui, il le sait aujourd’hui, est d’un abord facile et plein de compréhension et de gentillesse, mais enfin, il est ce soir-là aussi détendu qu’un pilote de voiture de course dont trois pneus sur quatre ont crevé juste avant un grand virage.

 

Le moment plaisant ne fait que commencer. L’artiste est dans sa loge – laquelle, puisqu’il ne s’agit pas d’un théâtre, est constituée d’une baraque de chantier un peu améliorée – et reçoit son public. Eh bien, il n’y a plus qu’à aller le voir et lui parler, c’est tout. La belle affaire ! Le jeune homme grandi est annoncé, il n’a rien à craindre, la personne intermédiaire a bien pris soin de prévenir Marie et Léo Ferré. Marie lui a dit : « Allez-y ». Tout est si simple.

 

Alors commence l’enfer. D’abord, l’angoisse n’a cessé de grandir depuis le début de la soirée. Ensuite, l’énervement, souvent, donne envie de faire pipi (eh oui, pourquoi le cacher ?), ce qui ne serait rien s’il y avait des toilettes ; seulement, il n’y en a pas. Enfin, le jeune homme grandi, à ce moment-là, n’a pas encore arrêté de fumer et, bien évidemment, il ne lui restait en tout et pour tout qu’une cigarette immédiatement fumée ; à présent, il n’a plus rien qu’une envie de… et une peur monumentale.

 

Alors, il attend. Il ne sait pas quoi. Il voudrait partir, se sauver au bout du monde mais ce n’est pas possible, il ne peut plus. Il attend que les admirateurs soient passés, les uns après les autres, il attend que le temps s’arrête, il attend de se dissoudre immédiatement, de rentrer sous terre, d’aller se cacher au fond de son lit pour ne plus voir l’étendue de sa folie et du désastre qu’il est en train de vivre. Il attend.

 

Soudain, quelqu’un, un régisseur sans doute, paraît à la porte de la loge de fortune. Le jeune homme grandi entend : « Il n’y a plus personne ? » L’homme a déjà la main sur la porte qu’il s’apprête à fermer. Il faut y aller. « Si, moi ». Il fonce, la mort dans l’âme, monte les deux ou trois degrés du marchepied, entre. L’artiste est là. Mon Dieu, ne plus rien dire, mourir sur place. Mais ce n’est pas possible. Il parvient à parler : « Bonsoir. Vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Jacques Layani et je viens vous voir de la part de… »

 

Le jeune homme grandi est bien incapable de dire aujourd’hui quels mots ont suivi. C’est la première fois qu’il reçoit, face à face, le regard de Léo Ferré. Le croira qui voudra, ce regard châtain clair est quasi insoutenable d’intelligence. Il a l’impression d’être fouillé par une tête chercheuse et il n’y a là, même longtemps après, aucune exagération. L’entretien durera deux ou trois minutes – dix siècles – et aucun de ceux qui suivront, durant quelques années, ne durera beaucoup plus. Au total, les rencontres du jeune homme grandi avec l’artiste représenteront moins de deux heures. Certes, elles seront inoubliables.

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jeudi, 08 janvier 2009

Un spectateur indiscret

Marseille, décembre 1972. Dans la Simca 1100 de son père, le jeune homme désormais familier aux lecteurs emmène quelques camarades au théâtre Toursky. Le rendez-vous est fixé devant le Jimmy – quartier général, centre névralgique – ce café près du lycée Victor-Hugo de Marseille, fermé à cette heure. Le jeune homme a eu vingt ans quelques jours auparavant. La voiture blanche aux sièges rouges file vers la Belle-de-Mai, Saint-Mauron…

 

Dans la salle, les jeunes gens vont occuper une rangée entière, à gauche de l’allée centrale, au premier rang. Évidemment, tous ne sont pas entrés dans la même voiture. On est venu comme on a pu. Parmi eux, une jeune fille de seize ans a disposé sur la scène, ouvertement, un magnétophone à cassettes, le célèbre Philips Mini K7. Le micro est dirigé vers le centre de la scène. Évidemment, le piano de Popaul est tout près, il risque de tout couvrir et l’enregistrement de n’être pas très bon, mais on est alors peu regardant vis-à-vis de la qualité du son : seul, le contenu compte.

 

Le spectacle commence. Il y a encore un entracte. Au début de la deuxième partie, Léo Ferré chante Les Poètes. Et se trompe, comme cela lui arrive quelquefois. Il commence à chanter : « Ils ont des chiens… » avec un quatrain d’avance, se rend compte de l’erreur, hésite. Irrésistiblement poussé – par quoi ? Son « oisive jeunesse » ? – notre lascar, les mains en porte-voix, crie : « Ils mettent des couleurs sur le gris des pavés », se rend soudain compte de son audace un peu bête, tandis que Ferré dit : « Voilà ! », enchaîne sans se démonter, que Popaul se tourne, ironique, dans la direction de la voix : « T’en sais des choses, toi ! », qu’une grande partie du public applaudit en criant : « Bravo Kiki » – c’est ainsi qu’on appelle alors le jeune homme – parce qu’incroyablement, dans le noir, on a su que c’était lui qui s’était involontairement mis en avant. Il faut dire qu’il a la réputation d’être fou de Ferré, voire fou tout court, et qu’il connaît alors beaucoup de monde. Tout cela s’est déroulé en quelques secondes, les différentes interventions ayant été ramassées dans un bref moment commun, sans se chevaucher pourtant, et demeurant parfaitement audibles.

 

Si audibles que le micro du petit appareil les a fidèlement captées… Un peu plus tard, le jeune imbécile demandera à sa propriétaire de dupliquer la cassette. Comme on le faisait alors : deux magnétophones reliés par un cordon. C’était une cassette C 120, car le spectacle durait deux heures. Incroyablement, la copie elle-même était techniquement encore acceptable.

 

Quatre ans après, le jeune homme part vivre à Paris, nommé là par l’Éducation nationale. Il n’emporte pas la cassette avec lui. Des années plus tard, il cherche à la récupérer : elle a été effacée. Heureusement.

12:06 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (2)

mercredi, 19 novembre 2008

La mémoire et la nuit

Le jeudi 30 juillet 1970, le jeune homme souvent présenté ici se trouve au palais du Pharo, à Marseille, pour un spectacle en plein air, au Théâtre aux Étoiles. C’est une des premières fois qu’il se rend au spectacle. Il a déjà vu Fernand Raynaud (hum) l’année précédente, et Brassens en février de cette année-là, tous deux au théâtre du Gymnase. C’est tout. Ce soir-là, il va voir et entendre Léo Ferré, pour la première fois. Il connaît son œuvre depuis une année, et voilà que, au cours de sa tournée d’été, Ferré passe par Marseille.

 

On entre dans les jardins du Pharo et l’on monte une allée en pente assez forte : à Marseille, le terrain plat, ça n’existe pas. Tout en haut, des gradins sont installés l’été, avec des éclairages provisoires et des « parois » mobiles créant un théâtre éphémère. Ce qui est beau, c’est le palais du Pharo, offert à Joséphine par l’Empereur, qui sert de fond de scène. Et l’on sait que derrière, il y a le monument aux morts de la mer et, en contrebas, le large, déjà.

 

Il assiste au récital avec le camarade qui, l’année précédente, lui a fait découvrir Ferré en lui parlant, dans la cour du lycée Victor-Hugo, de l’artiste et du 45-tours Barclay du moment : C’est extra, La Nuit, Madame la Misère. Ce soir, ils sont assis sur la gauche, relativement loin de la scène.

 

Curieusement, il n’a pas énormément de souvenirs de cette soirée. Il lui reste des visions de Popaul, de Léo Ferré en liquette mauve portée par-dessus un pantalon noir, avec un large ceinturon par-dessus le tout. C’est la mode du moment. Il a les cheveux longs et gris. Ce qui est impressionnant – en tout cas pour ses dix-huit ans, et même seulement ses dix-sept ans et demi d’alors – c’est que le chanteur est accompagné par un pianiste aveugle. Sans savoir pourquoi, il a le sentiment, dans son souvenir, d’une nuit infinie – sans doute métaphoriquement, à cause de la cécité de Paul Castanier ; sûrement réellement parce qu’il fait nuit et qu’il voit le ciel noir au-dessus de sa tête ; certainement à cause du contenu des chansons. Il ne sait pas. Pour lui, en tout cas, ce premier souvenir, c’est la nuit, la nuit, la nuit. Les chansons, il ne lui en reste que quelques fragments très brefs dans les oreilles : un bout du Bateau espagnol (peut-être avec les arrangements de Defaye, donc sur bande enregistrée – mais ce n’est pas sûr) et un peu de La Mémoire et la mer, c’est tout.

 

En revanche, il lui reste aussi le sentiment d’un formidable coup de poing. Un coup de poing sans violence, quelque chose de salutaire. Le premier spectacle de Léo Ferré, c’est quelque chose. Ça ne s’oublie pas, et cependant, les détails s’évanouissent. Demeure une impression.

 

Ensuite, plus rien : la sortie, le retour, rien. Tout s’est effacé. Trente-huit années ont coulé. C’était hier.

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mardi, 19 février 2008

Les visiteuses

Marseille, janvier 1974. L’un des trois jeunes gens que nous avons souvent croisés ici, travaille dans une librairie sise 21, rue Paradis. Quelquefois, sa compagne vient l’attendre à la sortie du magasin, le soir, à dix-neuf heures. Elle se tient devant la devanture peinte d’un rouge sombre. « Librairie Fueri-Lamy », dit l’enseigne.

Ce soir-là, il trouve, qui l’espère, la jeune fille manifestement émue. Il s’en inquiète, demande ce qui se passe, et elle : « J’ai passé l’après-midi avec Léo Ferré ». Comme on l’imagine, le jeune homme n’y croit pas un instant. Il s’abstient pourtant de répondre : « Et moi avec Napoléon », ce n’est pas son genre, mais enfin, son visage ne dissimule aucunement son incrédulité. Toujours aussi émue, la jeune fille brune dit : « Regarde, ça, ce sont les morsures de son chien Tristan », et elle montre sa main. De fait, il y a quelques marques légères sur la peau. Elle aime beaucoup les animaux, elle a dû jouer avec un chien qui l’a gentiment mordillée. « Morsures », c’est beaucoup dire. Mais encore ?

Elle raconte. Avec une amie à elle, complice de longue date, elle est allée à l’hôtel La Résidence du Vieux-Port où descendent tous les artistes qui doivent se produire au théâtre Axel-Toursky (il est annoncé là, du mardi 22 au samedi 26 janvier). À la réception, les deux ingénues ont purement et simplement demandé à voir Léo Ferré. On a appelé l’intéressé dans sa chambre, il a accepté de les recevoir, elles sont montées.

Il y a des choses qui ne se passent décidément qu’à Marseille. Tout de même, c’est un peu gros et le garçon est plutôt du genre sceptique. Alors tombent les arguments définitifs : « Il m’a fait écouter la cassette de son prochain disque, qui n’est pas encore sorti. Il y a une chanson, magnifique, où il parle de Manuel de Falla, avec une chanteuse à la fin, je ne sais pas qui c’est. Il y a aussi Les Amants tristes, mais avec l’orchestre et quand il dit : Crie, crie, crie, il y a le cri de la chanteuse, quelle voix ! Et puis La Damnation, et Les Oiseaux du malheur, et Les Étrangers avec un solo de violon. Il y a d’autres choses aussi ».

Bref, il n’y a plus guère de doute, ce doit être vrai puisqu’elle lui décrit par le menu un disque qui n’existe pas encore et qu’elle n’a pu par conséquent découvrir qu’auprès de l’auteur lui-même (il l’a effectivement enregistré quelques jours plus tôt, les lundi 7 et mardi 8 janvier). Les titres qu’elle cite, on les connaît depuis le disque Seul en scène et même, on les avait entendus avant sur la scène du Toursky, justement, mais les détails de l’orchestration, ça ne s’invente pas. Et ce texte inconnu, avec la présence de Manuel de Falla, de quoi s’agit-il ?

Pour dire quelque chose, il demande si la chanteuse est Danièle Licari, celle qui chante dans le film L’Albatros et dans le 30-cm Il n’y a plus rien. Elle répond que non, qu’elle ne croit pas, mais que cette chanteuse-là a une voix formidable. On ne connaît pas encore Janine de Waleyne.

Et notre jeune couple de s’en aller vers l’arrêt d’autobus, emprunter la ligne 4 ; lui, ébahi par le culot de sa compagne, se dit que, décidément, il n’a pas fini d’en voir avec elle. Ils iront au Toursky, découvriront que Léo Ferré n’est plus accompagné par Paul Castanier, ce qu’ils ignoraient encore. En février, ils achèteront le nouveau 33-tours intitulé L’Espoir et découvriront Mathieu Ferré sur la pochette.

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lundi, 21 janvier 2008

Trois jeunes timides

Marseille, février 1971. Les trois amis déjà évoqués ici se dirigent vers le théâtre Axel-Toursky où Léo Ferré va chanter pour la première fois. C’est l’après-midi, ils vont, au hasard, voir s’il se passe quelque chose.

Le Toursky est alors une école désaffectée. Richard Martin a récupéré les anciens fauteuils, réformés, de l’Opéra de Marseille : des sièges de bois. Il a vingt-huit ans, les cheveux aux épaules et de l’enthousiasme. Il a commencé l’année précédente à faire vivre ce nouveau lieu de spectacle. C’est Ferré qui, cinq soirs de suite (dont quatre sans cachet), va lancer véritablement la salle et faire découvrir aux Marseillais le chemin du 22, rue Édouard-Vaillant (téléphone 50 75 91), où s’ouvre un passage qui sera, longtemps plus tard, baptisé Passage Léo Ferré. Pour le moment, des cartons d’œufs tapissent les murs et servent à l’insonorisation. Dans sa loge, la gardienne vend les billets. Un jour, l’éclairagiste, Michel Tzicuris, voulant réparer ou régler un projecteur, tombera du haut des cintres sur les fauteuils et se tuera. Longtemps, son portrait demeurera dans la salle.

Sur la droite, les issues dites de secours sont des portes donnant directement dans le passage en question, sans le moindre couloir. Elles sont ouvertes. L’un des trois, timidement, entrouvre le battant et passe le bout du nez dans la salle : « Il est là ».

Ils se concertent, hésitent, sont littéralement mangés par la timidité mais ils décident d’entrer et se tiennent debout, près de la porte, tentant de se confondre avec le mur. Oui, « il » est là et la candeur des dix-neuf ans (même pas, dix-huit et des poussières) des trois camarades n’en revient pas. Un type à moustaches, cheveux longs, portant beau, règle les lumières : « Envoie-moi un peu de rouge », « Tu m’envoies du bleu, par là ». C’est Frot. Puis Léo Ferré, sans lâcher sa cigarette allumée, vient, les bras croisés, faire « la balance ». Il chante uniquement quelques vers des Poètes, puis, à quelqu’un de la régie : « Ça va, comme ça ? »

Ils s’enhardissent encore, nos trois gamins. Ils vont s’asseoir dans une rangée de fauteuils, au milieu, bien dans l’axe de la scène. Oh, du bout des fesses, et encore. Ferré reçoit un journaliste à qui il déclare, lors de la conversation : « J’ai de jeunes amis dans la salle. Il est quatre heures de l’après-midi, ils sont venus me voir… » Tiens, ils ne sont donc pas passés inaperçus, les trois qui se pensaient discrets.

Quelqu’un, ensuite, arrive du fond de la salle : « Léo, téléphone ! » Soit. L’artiste, docile, descend de scène et se dirige vers le récepteur. Il passe dans la rangée située juste derrière les trois jeunes qui, spontanément, se lèvent. L’artiste, très gentiment : « Ne vous dérangez pas ». Ils n’avaient pas à se lever puisqu’il passait derrière eux, mais ce fut instinctif.

Dans l’entrée – un minuscule bout de couloir où, avant le spectacle, le public s’entasse – une affiche est dédicacée : « À Richard Martin, le Dullin de la Belle-de-Mai. Fraternellement, Léo Ferré ».

Un souvenir encore émerge de ce moment. Sur la scène, Ferré est debout devant le piano. Il joue quelques mesures puis, définitif : « Il est faux ». Il est encore tôt et l’accordeur, sans doute, était-il en chemin.

Très impressionnés par cette après-midi, les trois garçons remettront ça l’année suivante, quand Ferré sera annoncé les 9 et 10 mars 1972 au Palais des Congrès, mais cela a déjà fait l’objet de la note Trois amis et les pops.

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samedi, 12 janvier 2008

Gilbert Sigaux

ed589c7df6f0f5dd356ff8a34f57ac55.jpgDans les années 60, j’étais adhérent d’un club de livres, les éditions Rencontre à Lausanne. Plus exactement, ma mère m’avait abonné. Un club de livres intelligent : j’ai découvert, dans ses collections, Baudelaire, Stendhal, Poe, Hemingway, Lamartine, Swift, excusez du peu. Et aussi Dumas et Daninos. Ces deux derniers étaient préfacés par Gilbert Sigaux. C’est ainsi que j’ai connu ce nom. Sigaux avait aussi été l’éditeur, au sens anglo-saxon du terme, de Simenon, entre autres. Et, pour le Cercle du Bibliophile, de Mac Orlan. J’en passe. La seule consultation de Google fait ressortir la très grande quantité d’éditions et de commentaires qui lui sont dus.

79017dbdd85fb8a05ce0931dfcd36fc1.jpgNoël 1970. Je passe, avec deux camarades, une semaine à Paris. Nous logeons à trois dans une chambre pour un, louée quinze francs la nuit dans un hôtel minable de la montagne Sainte-Geneviève, face à ce qui était alors Polytechnique et qui est devenu une des implantations du ministère de l’Éducation nationale. Il neige. Incorrigible méridional, je n’ai rien prévu, je suis vêtu d’un petit blouson de skaï, d’une écharpe synthétique et chaussé de mocassins. Mais j’ai dix-huit ans et je n’ai pas froid. Le train du retour sera bloqué par la neige, dans la nuit, à hauteur de Montélimar. Nous n’avons plus un sou, rien à manger, plus de cigarettes – juste un paquet d’un immonde scaferlati que nous brûlons dans nos pipes (j’en ai acheté une quelques jours auparavant à un éventaire, boulevard Saint-Michel). Mon royaume pour une gauloise. Il n’y a ni lumière ni chauffage dans le compartiment. Dormir, que faire d’autre ? Le train arrivera à Marseille à quatre heures du matin, au lieu de minuit, soit onze heures de voyage au lieu de sept. En attendant, nous sommes à Paris.

Le 29 décembre, à la librairie du Monde libertaire, dite « Publico », alors sise rue Ternaux dans le onzième arrondissement, je découvre les premiers numéros de la revue La Rue, publiée par le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste. Et, sur un rayon, je trouve un album de 1962, le Léo Ferré de Sigaux, publié à Monte-Carlo par les éditions de l’Heure, dans la collection « Les albums de la chanson » (n° 4), ouvrage qui devait être là depuis huit ans peut-être. C’est un peu comme si deux mondes s’étaient rejoints. Il coûtait initialement 6 NF 90 et je crois me souvenir qu’on me le vendit au même prix. De très nombreuses années plus tard, je découvrirai qu’il existe aussi une édition cartonnée. À la lecture du livre – énormément illustré pour l’époque et d’une qualité technique alors peu courante dans la reproduction des photographies – je m’aperçois que, selon toute vraisemblance, Sigaux a connu Ferré et les siens. Ce n’est pas un travail « extérieur ». Il dit même avoir entendu l’artiste chanter le poème Madeleine (Rappelle-toi), qui n’a jamais été enregistré ni, je crois, chanté en scène. Il ne peut donc s’agir que d’une audition privée. Or, et c’est curieux, le nom de Sigaux n’apparaît plus jamais dans l’histoire de Léo Ferré, à l’exception d’une mention dans Les Mémoires d’un magnétophone, où il est question d’un roman de lui, intitulé Fin, qui fut publié en 1951. J’ai lu un jour ce livre, qui ne m’a pas passionné. Autrement, plus rien.

1a7986b6c15b90d75d62cfb2385436fb.jpgSigaux est mort en 1982 et sa bibliothèque a été acquise. Je n’ai jamais su dans quelles circonstances il avait approché Léo Ferré, ni ce qui avait décidé de la rédaction de son livre. Une idée de sa part ? Une commande de l’éditeur ? Je n’ai aucune lumière sur la question et c’est pourtant le genre de chose que j’aime bien comprendre.

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mercredi, 10 octobre 2007

Chez le disquaire

Les trois camarades dont, souvent, il a été question ici, regardaient régulièrement la vitrine du disquaire Raphaël, sur la Canebière. Un disquaire disparu depuis longtemps déjà, comme la quasi-totalité de cette profession. On n’allait pas acheter un disque, on allait chez Raphaël comme, pour faire l’acquisition d’un livre, on allait chez Flammarion (ou chez Tacussel, ou chez Maupetit, ou chez Laffitte, mais surtout chez Flammarion), juste un peu plus haut sur l’avenue. Des mythes.

Le magasin Raphaël – un temple de trois niveaux – employait entre autres personnes une jolie fille dont on a « oublié le visage et la voix » comme dit la chanson, et cette charmante personne se trouvait « sortir avec » un ami des trois camarades. Lesquels, dans leur candeur juvénile, ne firent ni une ni deux et s’en allèrent, quelque jour, chez le dit Raphaël prier la jeune femme de leur faire écouter un disque de Léo Ferré.

L’époque était aux cabines d’écoute individuelles à portes battantes de bois clair. La vendeuse disposait le disque sur une table de lecture située où ? et on l’écoutait, sans gêner personne, dans la cabine, avec un matériel d’une qualité évidemment bien supérieure à celle des tourne-disques des parents. Ils se tinrent à trois dans l’étroit logement, tandis que la chanson s’élevait. De quel disque s’agissait-il ? Oublié, comme le reste. Mais l’adorable les avait prévenus : elle ne pouvait pas faire durer l’audition au-delà de quelques instants. Pas question de demander le disque complet. Ce furent des instants pris, comme ça, au vol, par les trois jeunes gens.

Est-il possible aux jeunes d’aujourd’hui de comprendre cela ? En un temps où l’on achète des « intégrales », comment faire admettre que les disques étaient précieux parce que chers, qu’on n’en possédait pas beaucoup et qu’une chanson ainsi écoutée, c’était formidable ?

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mardi, 19 juin 2007

Au salon du Livre

Jeudi 19 mars 1987. Au salon du Livre de Paris, qui se tient alors au Grand-Palais, sur le stand des éditions Laffont-Seghers, Léo Ferré signe les deux volumes qui lui sont consacrés dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Françoise Travelet, à ses côtés, dédicace avec lui le n° 93-2, sous-titré « Les Années-galaxie ». La foule est considérable et, comme toujours, elle mêle plusieurs générations. On ne fait pas signer que les ouvrages en question : on a aussi apporté des disques, des cassettes, des affiches roulées, d’autres livres. On parle. Une dame évoque une connaissance lotoise commune. Comme souvent, on demande à Ferré son soutien pour diverses causes, on lui remet des textes militants (cahiers traitant de pédagogie libertaire, documents relatifs aux droits de l’homme en Algérie), on lui expose des problèmes. Il écoute tout le monde. Il y a rupture de stock, il faut attendre de nouveaux exemplaires. Sur le stand, se trouvent des employés de la maison d’édition ; l’ami Richard Marsan ; le jeune homme dont nous avons déjà parlé ici et qui, dans l’intervalle, a atteint l’âge de trente-cinq ans ; et Bernard Delvaille, alors directeur de la célèbre collection fondée par Pierre Seghers en 1944.

De l’autre côté de l’allée, se dresse le stand du Figaro où d’élégantes hôtesses reproduites à la photocopieuse attendent d’avoir quelque chose à faire. À une table, le poète Alain Bosquet signe ses ouvrages. Il n’y a pas un chat. Rien. Personne. Bosquet avait eu un jour cette phrase : « J’ai pour Georges Brassens et Léo Ferré, en particulier, une méfiance extrême. Ils empêchent les gens d’aller à la véritable poésie. Mieux vaut qu'ils se taisent ». Je ne connais pas, malheureusement, les références initiales de cette déclaration qui a été citée par Le Crapouillot (nouvelle série, n° 53, hiver 1979), ce curieux journal anti-conformiste lorsqu’il fut fondé par Galtier-Boissière dans les années 30, d’idées plutôt « avancées » comme on disait lorsque Jean-Jacques Pauvert le reprit dans les années 60, et devenu d’extrême-droite dans le giron de Minute, par la suite. Ce qui explique que Ferré, qui avait participé au numéro d’hommage de 1965, fut ensuite la cible régulière de cette publication.

La situation est donc la suivante : Ferré, qui « empêche les gens d’aller à la véritable poésie » a en face de lui une queue très importante ; Bosquet, qui est certainement, lui, un « poète véritable » selon une définition qu’il n’a jamais donnée, n’a personne.

On peut penser, a contrario, que cet état de fait donne justement raison à Bosquet. On peut aussi s’amuser à observer cela, sans en tirer de conclusions excessives. Je ne pense pas que Ferré ait vu Bosquet : il est arrivé au salon et s’est rendu directement sur le stand où il était attendu. Je ne crois pas non plus que Bosquet ait seulement su la présence de Léo Ferré ce jour-là.

Le Grand-Palais est glacial. Après une signature de deux heures, deux entretiens avec des journalistes et l’écriture d’un texte de présentation pour le catalogue d’un ami peintre (de mémoire, il doit s’agir de Dominique Baur mais je n’en suis pas absolument certain), Léo Ferré va fureter un moment, en compagnie de Marie, dans les rayons de livres et part chanter dans une salle des fêtes de banlieue.

Ferré est mort, Marsan est mort. Delvaille a été retrouvé mort en 2006, à Venise. Le jeune homme est mort dans la peau de l’homme mûr, à moins que le jeune homme soit mûr dans sa peau d’homme mort.

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mardi, 13 mars 2007

Une conversation avec The Owl

The Owl m’a adressé un message comprenant plusieurs questions appelant des développements. Je me suis dit que les réponses pouvaient éventuellement intéresser d’autres que lui et, avec son accord naturellement, j’en ai fait la note que voici.

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The Owl Est-ce qu’entre fans, durant la période 1968-1975 qui a vu une évolution à grande vitesse de l’œuvre ferréenne, vous spéculiez sur cette évolution ? Genre après Amour Anarchie, pressentiez-vous le virage rock de Ferré ?

Le taulier – Un préalable : le terme de « fan » ne peut convenir ici car, s’il existait effectivement, il était vécu comme honteux et exclusivement appliqué à la chanson commerciale à laquelle le « yé-yé » avait précédemment ouvert la voie. La chanson dite « à texte » était pour nous la chanson tout court et le mot de « fan » évidemment récusé. Aucun terme, d’ailleurs, ne le remplaçait.

Non, on ne pressentait pas le « virage rock » de Léo Ferré. Il faut dire qu’en ce qui me concerne, ayant découvert son œuvre en 1969, comme je l’ai dit de multiples fois, j’ai passé l’époque dont vous parlez à suivre ce qu’il faisait et, en même temps, à remonter le temps. Si bien que toutes ses facettes me sautaient au visage dans le même moment. À l’époque déjà, je refusais le découpage en rondelles des hommes et des œuvres et, par conséquent, j’acceptais tous ces visages, tous ces registres, sans étonnement majeur, sinon celui qu’on peut légitimement éprouver devant une telle créativité.

 

Comment les fans ont reçu à l’époque un disque déroutant comme Et… basta ! ?

Réponse similaire. Au moment où je découvre Et… basta !, je découvre en même temps des disques plus anciens. J’ajoute que je découvre aussi les œuvres de plusieurs autres chanteurs, auteurs, sculpteurs, peintres, dans la même medium_Untitled-1.15.jpgpériode. C’est un âge où l’on engrange la connaissance – sans toujours être à même de faire un tri, d’ailleurs, ou d’avoir du recul – et où tout rentre facilement, délicieusement, en vous. L’apprentissage culturel (je rappelle que je suis en grande partie autodidacte), pour moi en tout cas, était facile et joyeux. Et… basta ! m’a semblé tout à fait naturel, pas déroutant du tout. Un seul long texte dans un disque, un texte mêlant divers types d’écriture et un accompagnement spécifique, pourquoi pas ? Je suis extrêmement éclectique et, dès l’abord, l’éclectisme de Léo Ferré (langue, musique) m’avait paru tout naturel. Je ne suis peut-être pas, finalement, la personne à qui il faut poser ce genre de question. Mes amis étaient aussi curieux de tout ça, naturellement, mais moins que moi, ou différemment. Et puis, avec moi, on ne restait jamais plus de dix minutes (et encore) sans parler de Léo Ferré, alors, au bout d’un moment, ça les embêtait et ils se moquaient (gentiment).

 

Vous êtes-vous dit que c’était un point-limite ? Quand vous avez découvert la noirceur de ce disque, avez-vous craint que Ferré n’arrête de chanter définitivement (cela semble avoir été le ressenti de Belleret, si l’on en croit sa bio) ?

Non, personne ne s’est dit cela, si je me souviens bien. D’ailleurs, ça ne paraissait pas noir, non. C’était une formemedium_Untitled-2.6.jpg d’expression, on en attendait d’autres ensuite, c’est tout. Il faut dire qu’à ce moment-là, la création ferréenne était constante, rapide, permanente. Il fallait suivre. Et en scène, il dégageait une telle énergie que rien ne paraissait étonnant. De toute façon, le temps que le public s’habitue à une forme nouvelle (je pense par exemple à la pop music), et lui était déjà passé à autre chose. Si, si. Le temps que les gens se disent et que ça s’insinue dans leur imaginaire : « Tu as vu ? Ferré chante avec Zoo », et il avait arrêté. Donc, Et… basta !, eh bien, oui, c’était ça et ce n’était pas étonnant, enfin, pas plus que ça. Avec un artiste comme lui, on s’attendait à tout.

 

Comment avez-vous fait pour « l’assimiler », y trouver une signification ? Était-ce plus facile de se raccrocher à l’époque au contexte intellectuel général ou pas ? Je demande ça, parce qu’aujourd’hui, pour quelqu’un qui ne connaît pas grand-chose de Ferré, Et… basta ! est doublement opaque : contexte intellectuel de l’époque, et contexte biographique.

Oui, c’était plus facile, bien plus facile. Le bouillonnement intellectuel était permanent et la politique et l’art se mêlaient constamment (enfin, dans le milieu de lycéens, d’étudiants, de littéraires, de communistes, de gauchistes et d’anarchistes qui était le mien). L’empreinte surréaliste était forte aussi. On acceptait (on recherchait) le nouveau, l’insolite, le différent, en permanence. Et… basta ! ne nous a jamais paru opaque, hormis, évidemment, quelques allusions biographiques qui ne nous disaient rien, ne nous « parlaient » pas. Car finalement, on savait bien moins de choses, à ce moment-là, qu’aujourd’hui, concernant la vie de Léo Ferré. Et puis, l’actualité (comprendre : la présence concrète) de Ferré en général et celle de ce disque en particulier les rendaient vivants, brûlants, et permettaient d’assimiler facilement toute forme nouvelle, sinon neuve. Bien entendu, il faut dire que nous étions jeunes, libres de notre temps, sans soucis importants…

 

Au-delà de la compréhension directe de certains vers/images/passages, y avait-il des difficultés à « suivre » Ferré dans sa trajectoire ? Je veux dire de la difficulté à comprendre où il voulait en venir, les enjeux de sa démarche, de plus en plus personnelle. Comment perceviez-vous son évolution ?

medium_Untitled-3.2.jpgJe pense avoir répondu précédemment à ces questions. Quiconque avait suivi sa création récente et remonté le temps pouvait comprendre la place de sa vie dans son œuvre (je veux dire : comme matériau, bien sûr, je suis ici loin de tout biographisme) et l’implication de sa vie d’artiste. On pouvait comprendre, surtout, sa sincérité absolue. Cela induit une confiance et prépare à l’accueil de toute forme d’expression nouvelle. C’est une œuvre et un personnage qui ne m’ont jamais posé de difficulté à les suivre (attention, je n’ai pas dit que je comprenais tout de cette œuvre) parce qu’ils m’ont fasciné très vite.

 

Aviez-vous conscience que ce qui vous échappait renvoyait à la vie privée de Ferré ou était-ce seulement une sorte d’hermétisme poétique ?

Là aussi, je crois avoir répondu. En tout cas, on comprenait bien que cet hermétisme poétique était intimement lié à l’artiste lui-même, l’homme. Ce n’était pas gênant : tout artiste authentique est impliqué dans sa création et puis, à ce moment-là, tout le monde exigeait de tout le monde une cohérence absolue, ce qui, d’une certaine manière, induisait une implication personnelle dans toute action.

 

Les fans avaient-ils conscience de la partie immergée de l’iceberg (par exemple la première version du Mal-aimé) ?

En lisant les livres qui existaient alors – Sigaux et Estienne, le Bertrand étant introuvable et internet n’existant pas – on pouvait en prendre conscience. On pouvait en tout cas en connaître l’existence. Tout le monde ne s’intéressait pas à cette « partie immergée » mais je n’étonnerai personne, je pense, en disant que je cherchais au contraire à tout connaître. Et puis, les maisons de disques n’étaient pas folles. Voyant l’immense succès de Léo Ferré à ce moment-là,medium_Untitled-4.2.jpg et la vague de jeunes qui le découvrait et le portait, elles ont ressorti leurs enregistrements. Ainsi, CBS réédite la première version du Mal-aimé sous une pochette différente. La matrice d’Odéon ayant été détruite, le nouveau disque est pressé à partir d’un exemplaire de l’ancien. Ce qui avait mis Léo Ferré en fureur. Il jugeait que c’était très mauvais techniquement, c’est pour cela qu’il a refait cet enregistrement chez Barclay. Aujourd’hui, graver un disque à partir d’un autre est monnaie courante parce qu’on sait remastériser, et que la gravure digitale peut même améliorer les choses, mais alors, ce n’était pas possible. C’était une arnaque commerciale. Cela dit, j’ai découvert initialement le premier Mal-aimé à partir de ce disque « refait » et ça ne m’a pas choqué. De toute façon, je découvrais aussi la musique en général… Et puis, les appareils du moment (les nôtres, en tout cas) n’étaient de toute façon pas capables de restituer l’enregistrement original. On ne souffrait donc pas de la perte de qualité que pouvait constituer cette méthode. Barclay, lui, a ressorti les chansons du Chant du monde orchestrées et nouvellement enregistrées. Le disque original n’était plus disponible à l’époque. La Table Ronde a réédité Poète… vos papiers !, aussi. Bref, tout le monde « ressortait » du Ferré, lequel Ferré, au même moment, publiait des tas de nouveautés (disques, livres), faisait des tournées conséquentes et inventait des formes nouvelles (Zoo, Glenmor, Charlebois, Et… basta !, Opéra-Comique, Vence, Palais des Congrès…) sans cesse. Oui, il fallait suivre et puis, on n’avait pas d’argent pour tout ça. J’ai eu longtemps, je l’ai raconté ici, deux disques Verlaine et Rimbaud cassés. J’ai acheté beaucoup de disques d’occasion – je les ai toujours. Nous avons acheté Les Mémoires d’un magnétophone… à trois. C’était en 1972, un exemplaire découvert par hasard dans une librairie où il se trouvait depuis cinq ans sans doute, il coûtait vingt francs, c’était cher. J’ai demandé à une camarade d’alors de m’aider à acheter la réédition de Poète… vos papiers ! (dix-huit francs), survenue moins de six mois après la parution de Benoît Misère (vingt francs). Je demande excuse de raconter ça – je ne voudrais pas passer pour un vieux crétin – mais ça existe aussi. Aujourd’hui, on achète des « intégrales », des DVD et on s’envoie des mp3 mais à ce moment-là, un 33-tours, c’était une joie de l’acheter, et c’était rare. Un 45-tours était un cadeau merveilleux. On recopiait des paroles à la main, lorsque l’un d’entre nous (devinez qui) les connaissait par cœur, sur des feuilles de classeur. Quand quelqu’un pouvait copier un disque dans une cassette audiographique (il n’y en avait d’ailleurs pas d’autres), c’était formidable.

 

Quand Ferré fait du symphonisme sur scène au Palais des Congrès, les fans vivent-ils cela comme un aboutissement artistique ou sont-ils désorientés ? Se demandent-ils ce qui va bien pouvoir suivre ? En d’autres termes, ont-ils conscience que Ferré atteint là ses « limites », son profil d’équilibre ?

medium_Untitled-5.jpgAh, ce spectacle, je ne l’ai pas vu, malheureusement. J’habitais Marseille. Je ne me rappelle pas très bien. Il se trouve que j’avais alors une vie un peu différente parce que je travaillais dans une librairie alors que mes amis étaient étudiants, nous nous rencontrions moins et différemment. J’étais moins libre intellectuellement, aussi. Et sentimentalement, n’en parlons pas… Je précise cela pour bien dire que le contexte avait changé, c’est tout. Mais à la réflexion, non, c’était pour nous encore un avatar de la création ferréenne. À présent, c’était la musique symphonique, voilà. On n’avait strictement aucun recul, on ne savait pas à quel point elle était importante pour lui. Encore une fois, cet homme nous étonnait beaucoup. On ne se demandait donc pas ce qui pourrait suivre, on imaginait une création multiforme, jamais épuisée, une source jamais tarie. Finalement, je crois qu’on recevait avec naturel le résultat d’une activité artistique  que l’on vivait comme permanente. Il n’y avait pas d’aboutissement, on avait l’impression – mais ça, c’est le propre de la jeunesse – que tout était éternel et que Ferré créerait toujours et que nous serions toujours jeunes. No comment ! Plus prosaïquement, nous ne pouvions pas avoir conscience d’un quelconque équilibre. Ça, c’est le recul qui permet de le penser, maintenant.

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(Théâtre Axel-Toursky, Marseille, décembre 1972. Photos X)

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mercredi, 07 mars 2007

En solitaire

Après sa séparation d’avec Paul Castanier, fin mai 1973, Léo Ferré, on le sait, continue seul. Il n’aura plus jamais d’autre pianiste. Il emploiera des bandes enregistrées et s’accompagnera lui-même, comme il l’avait fait autrefois, au temps des cabarets. C’est ainsi que le public qui n’était bien sûr pas au courant découvrira un jour, en s’installant dans la salle, un piano disposé non pas sur le côté, mais au milieu de la scène, à quelques pas du micro central. Curieux… Que se passe-t-il ?

Ferré est entré en scène, a chanté a capella le tout-début de Pauvre Rutebeuf. Après le vers « Les emporta », il a mis un doigt sur ses lèvres pour demander le silence et s’est assis au piano, enchaînant avec la première chanson. Les quelques vers de Rutebeuf constituaient une réponse par anticipation aux questions que se posaient les spectateurs. C’est tout ce que le public saura de cette séparation. C’est le souvenir essentiel que conservent les trois amis de cette soirée de janvier 1974 au théâtre Axel-Toursky, à Marseille. Ferré seul en scène, vraiment seul en scène.

Le théâtre ne disposait pas, semble-t-il, d’un tabouret de piano : l’artiste est assis sur une chaise, comme en témoigne cette mauvaise photographie.

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Et il alterne : assis à son clavier, debout derrière son micro, comme le découvriront les plus jeunes durant un peu moins de vingt ans encore. C’est la seule image de ses récitals qu’ils connaîtront.

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« Cest un rendez-vous à ne pas manquer avec cet authentique poète qui ne cesse de crier sa colère ou son espoir ; son amour ou sa haine. Seul en scène, il nous revient pour cinq soirées en ce début d'année 1974. Lui, qui dès le départ a cru en la démarche de Richard Martin, marque son attachement au théâtre Toursky », annonce la presse [1]. « Un Ferré qui a signé avec Richard Martin un pacte de qualité, de lutte et de confiance » ajoute, quelques jours plus tard, le même journal [2]. On loue à la librairie La Touriale, boulevard de la Libération, à la maroquinerie Dallest, cours Belsunce, et au théâtre. Les places coûtent quinze francs. Jean-René Laplayne relèvera ensuite qu’« il arrive seul en scène. Une image de prophète. Aucun musicien : les accompagnements sont pré-enregistrés. Entre piano et micro, le temps de vingt-cinq chansons et textes, Léo Ferré a fait, une fois de plus, hier soir, surgir de sa tête et de son cœur l’univers d’une « poésie qui se bat » (…) Hier soir, le théâtre Toursky avait son plein de jeunesse. Face à elle, enchaînant sans un mot de chanson en chanson et de texte en chanson, Léo Ferré était bien ce prophète qui lui annonçait à la fois l’amour et le malheur, qui dessinait pour elle un monde à sa mesure et lui donnait même rendez-vous dans dix siècles [3] ».

Pour des gens comme moi, c’est une des quatre variantes : avec Popaul, avec le groupe Zoo, seul, avec orchestre symphonique. D’autres, plus âgés certainement, auront connu la petite formation qui l’accompagnait autrefois au Vieux-Colombier, à l’Alhambra ou à l’ABC, par exemple. Auparavant, il y avait eu le tandem Castanier-Cardon, piano et accordéon, ou le trio Castanier-Cardon-Rosso, piano, accordéon et guitare. Plus anciennement, on retrouve Ferré seul au piano : la boucle se ferme.

___________________

[1]. Le Soir (de Marseille) du 12 janvier 1974.

[2]. Le Soir (de Marseille) du 22 janvier 1974.

[3]. Le Soir (de Marseille) du 23 janvier 1974.

 

(Théâtre Axel-Toursky, Marseille,

entre le 22 et le 26 janvier 1974. Photos X)

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lundi, 05 mars 2007

« C’est pas moi… »

Aix-en-Provence, 1974. En haut à droite du cours Mirabeau, le cinéma Rex est aussi une salle de spectacles avec une vraie scène. Léo Ferré est à l’affiche. Trois amis sont venus de Marseille pour l’entendre. Ils l’ont déjà vu dans cette salle, l’année précédente, lors de sa tournée commune, maintenant achevée, avec Charlebois. Ferré est seul depuis sa séparation, l’année précédente, d’avec son pianiste Paul Castanier et son secrétaire Maurice Frot. Il chante.

Brusquement, on entend claquer une porte et un jeune homme entre en criant : « Monsieur Léo ! Y a vos enfants qui se font casser la gueule dehors. Faites quelque chose, bon sang ! » Ce sont ses mots exacts. Léo Ferré, à ce moment-là debout derrière son micro, est interrompu en pleine chanson, il hésite, dit comme un enfant : « C’est pas moi… » Le jeune homme s’en prend à la salle, lui reprochant en substance de ne rien dire, rien faire. Mais de quoi s’agit-il ? Personne ne le sait. Le jeune dit qu’il « y retourne » et sort. Ferré se remet au piano : « On dit que ce sont mes enfants, mais c’est pas vrai. Moi j’ai un fils, il a quatre ans, il s’appelle Mathieu, et c’est un mec. Voilà ». Il enchaîne : « Avec le temps… »

Depuis trois ans, le schéma est habituel : des jeunes veulent assister gratuitement au récital, la direction refuse, appelle la police, Léo Ferré en est tenu pour responsable : on dit qu’il chante sous la protection des flics. Le problème, c’est que ce soir-là, personne ne savait rien. On était entré dans la salle, le spectacle avait commencé. Effectivement, cette fois, la bagarre a été sérieuse, mais elle s’est produite après. En sortant, du verre au sol : toutes les vitrines du cinéma sont brisées. Partout, des traces de lutte. Les CRS ont frappé dur, il y a eu des arrestations. Ce n’est pas la première fois que les amis que nous commençons à connaître assistent à des spectacles mouvementés. Il y en aura d’autres.

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lundi, 05 février 2007

Un élève et des disques

Lundi 20 octobre 1969, de dix à douze heures. Ce jeune élève de première littéraire amène en classe le double album de Léo Ferré, n° 80389-90, paru chez Barclay quelques mois plus tôt sous le titre Récital 1969 à Bobino. Il n’est pas facile de transporter ça sur une mobylette. L’électrophone gris et vert du lycée Victor-Hugo de Marseille est un appareil monophonique dont il n’existe dans l’établissement qu’un seul exemplaire qu’il faut réserver. Il fait écouter à ses camarades Les Assis, Les Poètes, LIdole, La Révolution, Cest extra et Petite. C’est la première fois que l’élève partage ce qu’il sait de Léo Ferré avec d’autres et ce n’est pas facile parce qu’il lui est demandé, naturellement, de commenter ce qu’il fait entendre. Heureusement, le professeur vient à sa rescousse. Il aime l’artiste, qu’il appelle « Monsieur Ferré ». À la fin de l’heure, dans l’exemplaire du n° 93 des « Poètes d’aujourd’hui » également apporté par l’élève, il donne lecture de L’Homme. Ce livre et ce disque sont à peu près les seuls documents que possède alors le garçon.

Vendredi 2 octobre 1970, de seize à dix-sept heures. L’élève, maintenant en terminale, amène, dans la classe du même professeur, le premier volume du disque Barclay Amour Anarchie. Le second n’a pas encore paru et, d'ailleurs, on ne sait même pas qu’il existera un deuxième disque. Sur l’électrophone gris et vert du lycée Victor-Hugo de Marseille, appareil monophonique dont il n’existe dans l’établissement qu’un seul exemplaire qu’il faut réserver, il place le 33-tours n° 80417 et fait écouter La Mémoire et la mer et Le Chien. C’est très beau, un microsillon qui tourne avec le bras de lecture qui, en travers, lui fait chanter le souvenir.

Comme l’élève est méthodique, il note tout cela sur un feuillet qu’il encarte dans son exemplaire des « Poètes d’aujourd’hui », ce qui permet de le restituer à présent en garantissant même l’horaire des cours. Autre temps où l’on pouvait écouter en classe, sur un appareil monophonique gris et vert réservé, La Révolution et Petite auprès d’un brillantissime professeur... de droite. Cet homme est un personnage et, dans ses yeux, danse en permanence une petite flamme ironique, piquante, parfois inquiétante. Il aime beaucoup l’élève mais ne l’épargne pas, jamais.

Le professeur s’est tué en voiture un peu plus tard, sur la route d’Arles, juste avant le printemps 1971. Il n’avait pas trente-cinq ans.

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samedi, 16 décembre 2006

Trois amis et les pops

Jeudi 9 mars 1972. À Marseille, le Palais des Congrès se trouve dans l’enceinte du parc Chanot. Trois jeunes de vingt ans – pas tout à fait – rôdent autour, mais tout est fermé. Pas de Léo Ferré à l’horizon. On l’annonce pour le soir même : il joue avec le groupe Zoo. Le spectacle est organisé par les concerts Mazarine. L’année précédente, les mêmes trois camarades ont assisté, au théâtre Axel-Toursky où Ferré venait pour la première fois, à la préparation du spectacle, ils ont vu Frot régler les lumières, Ferré faire la balance et recevoir des journalistes. Ils s’étaient glissés dans la salle et installés silencieusement dans un coin, à la fois ravis et impressionnés. Richard Martin, la trentaine et les cheveux aux épaules, était là aussi, et Popaul. Mais cette fois-là, il ne se passe rien. Ils repartent dans le soleil d’hiver.

Une fourgonnette arrive alors, sous les pneus de laquelle crisse un gravier peu consentant. À leur hauteur, elle freine, un homme en descend rapidement : « Eh les gars, on est à la bourre, vous nous donnez un coup de main, je vous fais rentrer grato ce soir. » Sic. Les trois jeunes gens ont des billets pour le lendemain mais voir Ferré deux soirs de suite, ça ne se refuse pas. Les voilà maintenant secondant l’équipe technique des Zoo – car c’est elle, évidemment – pour décharger les instruments, la sonorisation, les amplificateurs, les micros, la batterie. Installer tout ce matériel en empruntant deux minuscules escaliers situés de part et d’autre d’une scène très haute n’est pas facile. Il n’y a pas de coulisses, pas d’accès à la scène autre que ces quelques marches étroites. Ce n’est pas une salle de spectacles, c’est un lieu de réunion. Hisser les claviers tout là-haut ! Un rêve de vingt ans, cependant. Les régisseurs des Zoo parlent de Ferré en l’appelant affectueusement « le vieux » (il aura cinquante-six ans dans l’année). Et puis ensuite, il y a le réglage des lumières : il faut quelqu’un pour figurer l’artiste derrière son micro. Désigné, un des trois garçons s’y colle, terrifié, et prend dans les yeux toute la puissance de la lampe à arc. C’est violent comme une première fois.

Le travail terminé, les trois copains repartent chez eux prévenir… qu’ils doivent ressortir. C’est un temps sans téléphone. Dans l’allée gravillonnée est maintenant garée une Citroën noire au museau de requin. Sur la plage arrière, une grande enveloppe de papier kraft, libellée au nom de l’artiste. Mais personne aux alentours.

Le soir venu, les trois amis se présentent à la porte du Palais des Congrès. Il y a foule et pas mal d’agitation. Il semble que des jeunes veuillent entrer gratuitement… Alors eux trois, avec leur sésame : « On est invité par les Zoo », ne sont pas pris au sérieux, pas crus un instant. Et puis arrive celui qui avait fait cette promesse et venait tout naturellement la tenir. Il les fait entrer, ce qui provoque un grondement de mécontentement. « C’est parce qu’on a travaillé cet après-midi », risque l’un des trois. C’est vrai, mais ça tombe mal.

Le spectacle aussi se passera très mal, très très mal. Une dizaine (une douzaine ? une quinzaine ?) de jeunes entrés en force ou à l’usure, qui sait, vont huer, jeter, conspuer l’artiste, l’insulter, lui cracher dessus, là, juste en bas de la scène pourtant haute. Ils sautent pour cracher. Et lui chante jusqu’au bout. Et nos trois jeunes consternés mais incapables de bouger… Et une salle entière qui proteste mais n’intervient pas. Enfin, c’est comme ça. Frot descend dans la cage aux fauves. Il faut dire ici une chose vraie : le courage physique de Frot dans ces années où, de ville en ville, Ferré se fera régulièrement agresser verbalement durant ses spectacles, voire physiquement dans la rue. Frot sait s’y prendre. En parlementant, en disant quoi donc ?, il parvient à calmer tout le monde et le spectacle s’achève tandis que les contestataires, garçons et filles, se contentent désormais de danser sur la musique des Zoo, au pied de la scène, tandis que Ferré chante quand même.

Honte rétrospective des trois lascars : « On n’a pas bougé, on n’a rien fait ». Non. Qu’auraient-ils pu faire, d’ailleurs ? Ça n’empêche pas le sentiment de culpabilité. Reste le spectacle du lendemain. On croit toujours que ce qui s’est produit une fois va se répéter ; ce doit être le stupide besoin d’éternité des hommes. Le lendemain, donc, tous les trois vont battre le rappel des amis, les costauds de préférence. Beaucoup avaient prévu d’assister au récital et ont réservé. On va gratter le fond des poches et des tiroirs pour se cotiser et payer des places à ceux qui n’en ont pas. L’un des trois passe la journée sur sa mobylette blanche, à courir du lieu de location (Gébelin-Pianos, 77, rue Saint-Ferréol) à ceux où se trouvent les amis. Le quartier général est un petit café à côté du lycée, le Jimmy, que tous ont fréquenté ou fréquentent encore : un endroit où l’on ne vend pas d’alcool (pas de licence IV), tenu par un taulier dit « le Gros » et son épouse, nécessairement dite « la Grosse » alors qu’elle ne l’est pas. La serveuse s’appelle Georgette, elle est gentille et patiente. Le quotidien Le Soir du vendredi 10 mars, qui vient de paraître, titre : « Face aux fauves du Palais des Congrès, un albatros rugissant soutenu par de jeunes lions : les Zoo ». L’article est signé Edmée Santy, une journaliste qui, dans ces années, écrira sur Léo Ferré des critiques pleines d’admiration, lyriques, proches du rêve étoilé et de la transe amoureuse. Le soir, au Palais des Congrès, une rangée entière, une grande rangée sera occupée par des copains, bien décidés à faire le coup de poing si nécessaire. C’est stupide ? Peut-être. On a vingt ans… Il ne se passera rien. Ce sera un beau spectacle qui se déroulera sans encombre.

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10 mars 1972, Palais des Congrès, Marseille (photo X)

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