jeudi, 30 novembre 2006
Le mouvement narratif chez Léo Ferré
L’écriture narrative de Léo Ferré s’éloigne des sentiers battus. Son roman Benoît Misère est plutôt une série de chapitres, en partie indépendants les uns des autres (ils portent d’ailleurs chacun un titre). Il ne s’agit pas, non plus, d’une suite de nouvelles. C’est, au contraire, une série de portraits frappés au coin d’un imaginaire illimité, qui s’exerce au travers d’un souvenir reconstruit, réinventé par le style d’un écrivain adulte.
« Des personnages ont sans doute vécu réellement, bien que défigurés par le mouvement narratif » écrit Ferré au début du roman. C’est précisément ce mouvement qui fait l’originalité de l’écriture de Léo Ferré. À aucun moment, sa prose ne s’oppose à la poésie. Ni dans le lyrisme constant qu’il manifeste, ni dans la puissance des images dont son texte est constamment empreint.
C’est encore ce mouvement narratif qui permet à l’auteur de quelquefois « déborder » de son propos, pour atteindre des sommets de lyrisme ou les cimes de la métaphore. On n’est plus là, alors, dans le ton romanesque au sens strict, mais dans un ailleurs entièrement défini et créé par Ferré en personne. Il s’est toujours peu soucié en effet du cloisonnement supposé entre les genres littéraires comme des usages établis et des règles courantes de l’écrit, qui précipitent le récit vers une conclusion classique, en empruntant des chemins balisés et convenus.
C’est toujours ce mouvement narratif qui lui permet d’écrire des lettres aux objets, accomplissant le tour de force de la lettre À mon habit, texte de haute tenue où jamais il ne provoque le sourire de commisération que pourrait, chez d’autres, occasionner le fait de s’adresser à un frac et de lui dire « vous ».
C’est aussi ce mouvement narratif qui fait de ses préfaces, par exemple, des textes à part entière où, comme tous les grands artistes, Ferré, voulant parler d’un autre, est rigoureusement présent, lui-même, à chaque ligne. Le meilleur exemple en est son introduction aux textes de Jean-Roger Caussimon, dont la première édition fut donnée en 1967. [1] À la septième ligne, intervient le premier « je ». Des coups de griffe envers d’autres chanteurs émaillent la présentation de Caussimon par Ferré, qu’on qualifierait ailleurs de hors-sujet et qui se trouvent, ici, parfaitement intégrés à un univers si authentiquement rendu qu’il est toujours accepté par le lecteur. Le Caussimon de Ferré se clôt sur un remarquable : « Et quant à nous autres », entraînant avec lui un fraternel partage, que son écriture fait accepter.
C’est ce mouvement narratif qui imprègne même les textes à portée philosophique, ou la Lettre ouverte au ministre dit de la Justice, publiée dans la presse. [2]
C’est enfin ce mouvement narratif qui fait du texte Et… basta ! une alternance de passages : dans les uns, des souvenirs précis sont évoqués d’une manière suivie ; et dans d’autres, complémentairement, une emprise lyrique s’exerce sur l’auteur et l’emmène loin de son propos. Mais en apparence uniquement, car le lecteur et l’auditeur suivent. Ils suivent même si bien, qu’ils reçoivent avec naturel l’alternance de prose, de vers rimés, de vers libres, de prose rythmée, dont l’alliance, cimentée par une forte personnalité, est une des plus évidentes, des plus essentielles caractéristiques de l’écriture de Léo Ferré.
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[1]. Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, collection « Poètes d’aujord’hui », n° 161, Seghers, 1967.
[2]. Le Monde du 3 avril 1981.
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