vendredi, 01 décembre 2006
Des odeurs dans Benoît Misère
L’importance du sens olfactif montrée chez Ferré fait partie de l’apprentissage de la sensualité et de la présence, dans l’imaginaire du petit Benoît Misère, d’un réseau de correspondances évidemment baudelairiennes, communes aux personnes sensibles. Ici, l’adulte Léo Ferré opère une correction dans son souvenir car, au moment où il rédige ces lignes, il a déjà vécu huit années de pensionnat religieux et sait donc de quoi il parle alors que, dans le temps du roman, Benoît ne les connaît pas encore.
« Les hérétiques sont d’abord des olfactifs » assimile, en un étonnant raccourci, la révolte à la sensualité. Cet extrait est exemplaire de la construction du roman. Loin d’une narration classique, Ferré livre un texte poétique et polémique où se mêlent des développements d’idées et des images magnifiques. Mais il ne s’éloigne pas de sa vérité car son propos, ici comme dans tout ce qu’il écrit, revient à restituer sa singularité. La vie prêtée aux objets (la sculpture romane), les néologismes (« encensuer »), la liberté de l’esprit (le citoyen qui « laisse son charme, sa vanité et sa liberté d’homme au vestiaire du bénitier »), la nourriture, les morales courantes inversées (« le pape jouera au PMU »), la fraternité des hommes debout, la formule assassine (« traiter l’encens à l’aspirine ») sont la pure expression de sa personnalité et de ses préoccupations. On retrouve également – autre constante de Léo Ferré – le ton de prophétie commençant par une injonction (« Supprimons », « remplaçons ») et suivi d’une série d’« alors » prophétiques, introduisant des futurs de l’indicatif prometteurs d’un âge meilleur.
Tout au long du chapitre, l’importance des odeurs ouvre les portes de mille jardins, dans la sensibilité de l’auteur et de son personnage. Avant l’encens, figurent des développements sur l’odeur de la mer, de la terre mouillée, de la femme, de la corde, de la bougie. À la suite, l’odeur des mandarines, des étoffes, des greniers, du vernis, des journaux et de l’encre.
Révélatrice enfin, est la phrase de conclusion du premier chapitre, qui lie définitivement l’acte d’écrire et de créer à une vérité sensuelle enfuie, à rechercher ; une blessure à fermer, si c’est possible : « Si je sortais de moi le carnet viscéral où gisent mes odeurs perdues et mon nez en cavale, je ne serais pas là à me défigurer de mes souvenirs sur cette machine électrique ».
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
« Si je sortais de moi le carnet viscéral où gisent mes odeurs perdues et mon nez en cavale, je ne serais pas là à me défigurer de mes souvenirs sur cette machine électrique » :
C'est le même genre de construction que sa réponse aux journalistes qui croyaient qu'il "entendait" la musique : "si je l'entendais, je ne me fatiguerais pas à l'écrire..." ou quelque chose dans cet esprit. Non ?
Qu'en déduire, sinon un travail pas "donné" du tout ; en tous les cas pas celui qu'on lui attribue.
Écrit par : Martine Layani | vendredi, 01 décembre 2006
Tiens, c'est un bon rapprochement, je n'y avais jamais pensé. Il disait : "Si j'entendais la musique dans ma tête, je n'écrirais plus. Je m'écouterais tout le temps". C'était une allusion aux difficultés du travail de composition et d'orchestration : on n'entend pas ce qu'on écrit. On imagine les instruments parce qu'on en a la mémoire, mais on n'entend pas réellement la musique dans sa tête.
C'est effectivement, ici, une construction similaire. Toutefois, en ce qui concerne l'écriture, il est évident qu'il ne souhaite pas vraiment sortir de lui "le carnet viscéral". C'est le problème de la création artistique dont l'artiste, même lorsqu'il a des difficultés pour s'exprimer totalement, ne veut pas se défaire.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 01 décembre 2006
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