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samedi, 02 décembre 2006

La voix, le chant, la diction et la musique

Léo Ferré est aussi un chanteur, il peut paraître invraisemblable d’avoir à le préciser. Toutefois, on rappellera ici qu’il fut longtemps contesté en tant que tel. On écrivit, en substance, à ses débuts, qu’il ne savait pas se tenir en scène ; qu’il se perdait dans les grandes salles, habitué qu’il était aux cabarets ; qu’il était un piètre interprète ; qu’il n’avait pas une belle voix ; qu’il chantait mal ; qu’il chantait faux.

Et puis, il devint peu à peu impossible de prétendre cela. La voix montra son ampleur, sa puissance. Servie par un souffle exceptionnel, elle sut dévoiler tous ses registres, en même temps que sa tessiture. Elle se fit pleine d’inflexions différentes, tendre, grinçante, hurlante, caressante, sourde, ironique, grave, ample, retenue, libérée, implorante, légère, attristée, pleine de sanglots, emplie de rires. Elle sut servir des écritures variées, se marier à des orchestrations multiples ou au seul piano.

Ferré a beaucoup parlé de sa propre voix, conscient de ce qu’elle était son instrument premier et le plus personnel, qu’elle faisait partie de son intégrité : « Ma voix dans quelque temps sous la lune en plastique », « Ma voix les bercera dans des berceaux de passe » ou « Ma voix microsillonne une terre ignorée » (Écoute-moi), « Et puis ma voix perdue que tu pourras entendre / En laissant retomber le rideau si tu veux (Le Testament). Il s’est aussi soucié des enregistrements de cette voix : « Je suis en or galvanoplaste et je m’égare / Sous la tête diamant d’un phonographe toc » (Écoute-moi), « Sur un EP / J’ai mis ma vie / Et pour vingt francs / Je chante aux gens / Les beaux discours / Qui toujours font / Quarant’-cinq tours / Et puis s’en vont » (EP Love), comme il se souciait des voix des poètes enfuis : « La voix d’André Breton » (Le Testament), « L’inflexion des voix chères qui se sont tues » (vers de Verlaine, dans Mon rêve familier), ou des amours mortes : « On oublie le visage et l’on oublie la voix » ou « On oublie les passions et l’on oublie les voix / Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens » (Avec le temps).

Il s’est aussi montré conscient de ce que sa voix était également un instrument de travail : « Cela ne cesse de m’étonner, que je puisse nourrir tout et tout, tant et tant avec ma voix ! Si je n’avais pas de voix, il y a longtemps que je serais derrière une table de roulette… Croupier. Merde ! » [1], allant jusqu’à dire, à plusieurs reprises, qu’il n’aurait pas écrit s’il n’avait pas eu de voix, seule celle-ci lui permettant de se « publier » lui-même, puisque personne, autrement, n’aurait accepté de le faire. C’est pourquoi, à la date du 5 janvier 1968, il note : « Date bénie de la Sacem… C’est tout ce qu’il nous restera, ou à peu près, dans quelques années… quand je ne chanterai plus. Mais quand ne chanterai-je plus ? » [2] Il a chanté jusqu’au bout.

Un 45-tours Barclay intitulé Un chien à la Mutualité, enregistré en public au centre culturel de Yerres, le 13 décembre 1969, présente trois titres accompagnés au piano par Paul Castanier. Le premier s’intitule Le Chien et la pochette précise « poème ». Au vrai, cette étiquette embarrassée veut expliquer qu’il ne s’agit pas d’une chanson, avec une mélodie et un refrain. Le texte a été créé au Don Camilo en octobre, mais c’est la toute première interprétation enregistrée du Chien par Léo Ferré.

Par la suite, il ne cessera de dynamiter les genres et recourra souvent au texte – vers ou prose – parlé (La Solitude, Préface, Il n’y a plus rien, Et… basta !, L’Imaginaire…), sur une musique toujours exigeante, parfois symphonique, voire sur celle de Beethoven (Ludwig, dit sur l’ouverture d’Egmont). On n’osera plus mentionner « poème » à la suite du titre.

Ferré introduit dans son œuvre un registre autre, celui du diseur, qui va lui permettre de créer des choses nouvelles et d’aborder d’autres disciplines. Ainsi, L’Opéra du pauvre est dit par lui, en 1983, dans un album de quatre disques ; il joue tous les personnages en parlant ou en chantant. Et l’on s’aperçoit, par-là même, de l’étendue de son talent de diseur, qui lui autorise des voix différentes, plus celle du récitant.

Il introduit surtout une caution morale, pour les suivants. Avant lui, aucun chanteur, fût-il piètre, ne se serait permis la voix parlée. Depuis Le Chien, plusieurs ont franchi cette limite, imposée par la conception sociale du tour de chant.

En novembre 1946, Léo Ferré débute au Bœuf sur le toit. Il s’accompagne au piano… et s’y accroche. Le piano est son refuge. Il a trente ans, il est timide, il faut bien qu’il se cache. Il chantera longtemps assis. Lorsqu’il triomphera, debout cette fois, il se fera accompagner, soit par une petite formation, soit, ensuite, par son seul pianiste, Paul Castanier. Après leur séparation, qui eut lieu dans le courant de l’année 1973, Ferré n’aura plus d’autre pianiste. Il se réinstallera à son clavier, en alternance avec des bandes orchestrales. Mais entre-temps, il aura appris à « tenir » une salle. Le piano n’est plus une protection, il lui permet de faire entendre ses partitions, y compris dans leurs évolutions, car elles ne seront jamais harmoniquement figées.

On a beaucoup parlé de ses influences musicales. S’agissant de piano, on a dit qu’il avait emprunté son jeu à Bartok. En réalité, toutes empreintes confondues et recuites, son jeu pianistique, c’est du Ferré, pur et simple. Les allusions au piano sont fréquentes dans son œuvre (Mon piano, La Vie d’artiste, Et… basta !)

Il a dirigé l’orchestre des concerts Pasdeloup, l’orchestre symphonique de Milan, l’orchestre national de la Radiodiffusion française, l’orchestre de l’Institut des hautes études musicales, l’orchestre symphonique régional de La Rochelle, l’orchestre philharmonique de Lorraine, l’orchestre symphonique de l’Essonne, l’orchestre symphonique de RTL, l’orchestre symphonique de Lorient, et bien d’autres encore. Tout en conduisant ces importantes formations, Léo Ferré chante, ce qui suppose une mémoire simultanée du texte, de la musique (même en ayant les partitions devant lui) et du chant. Ce qui suppose aussi une gestuelle dominée, les mouvements de l’interprète ne pouvant, par définition, interférer avec ceux du chef d’orchestre. Il faisait cela avec une joie éclatante. Il a souvent répété que diriger un orchestre, c’était « faire dix-mille fois l’amour ».

Léo Ferré, qui s’est toujours voulu musicien avant tout, figurait au Who’s who comme « compositeur, artiste lyrique ».

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[1]. « Je donnerais dix jours de ma vie », in La Rue, n° 1, mai 1968.

[2]. Ibidem.

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