samedi, 16 décembre 2006
Trois amis et les pops
Jeudi 9 mars 1972. À Marseille, le Palais des Congrès se trouve dans l’enceinte du parc Chanot. Trois jeunes de vingt ans – pas tout à fait – rôdent autour, mais tout est fermé. Pas de Léo Ferré à l’horizon. On l’annonce pour le soir même : il joue avec le groupe Zoo. Le spectacle est organisé par les concerts Mazarine. L’année précédente, les mêmes trois camarades ont assisté, au théâtre Axel-Toursky où Ferré venait pour la première fois, à la préparation du spectacle, ils ont vu Frot régler les lumières, Ferré faire la balance et recevoir des journalistes. Ils s’étaient glissés dans la salle et installés silencieusement dans un coin, à la fois ravis et impressionnés. Richard Martin, la trentaine et les cheveux aux épaules, était là aussi, et Popaul. Mais cette fois-là, il ne se passe rien. Ils repartent dans le soleil d’hiver.
Une fourgonnette arrive alors, sous les pneus de laquelle crisse un gravier peu consentant. À leur hauteur, elle freine, un homme en descend rapidement : « Eh les gars, on est à la bourre, vous nous donnez un coup de main, je vous fais rentrer grato ce soir. » Sic. Les trois jeunes gens ont des billets pour le lendemain mais voir Ferré deux soirs de suite, ça ne se refuse pas. Les voilà maintenant secondant l’équipe technique des Zoo – car c’est elle, évidemment – pour décharger les instruments, la sonorisation, les amplificateurs, les micros, la batterie. Installer tout ce matériel en empruntant deux minuscules escaliers situés de part et d’autre d’une scène très haute n’est pas facile. Il n’y a pas de coulisses, pas d’accès à la scène autre que ces quelques marches étroites. Ce n’est pas une salle de spectacles, c’est un lieu de réunion. Hisser les claviers tout là-haut ! Un rêve de vingt ans, cependant. Les régisseurs des Zoo parlent de Ferré en l’appelant affectueusement « le vieux » (il aura cinquante-six ans dans l’année). Et puis ensuite, il y a le réglage des lumières : il faut quelqu’un pour figurer l’artiste derrière son micro. Désigné, un des trois garçons s’y colle, terrifié, et prend dans les yeux toute la puissance de la lampe à arc. C’est violent comme une première fois.
Le travail terminé, les trois copains repartent chez eux prévenir… qu’ils doivent ressortir. C’est un temps sans téléphone. Dans l’allée gravillonnée est maintenant garée une Citroën noire au museau de requin. Sur la plage arrière, une grande enveloppe de papier kraft, libellée au nom de l’artiste. Mais personne aux alentours.
Le soir venu, les trois amis se présentent à la porte du Palais des Congrès. Il y a foule et pas mal d’agitation. Il semble que des jeunes veuillent entrer gratuitement… Alors eux trois, avec leur sésame : « On est invité par les Zoo », ne sont pas pris au sérieux, pas crus un instant. Et puis arrive celui qui avait fait cette promesse et venait tout naturellement la tenir. Il les fait entrer, ce qui provoque un grondement de mécontentement. « C’est parce qu’on a travaillé cet après-midi », risque l’un des trois. C’est vrai, mais ça tombe mal.
Le spectacle aussi se passera très mal, très très mal. Une dizaine (une douzaine ? une quinzaine ?) de jeunes entrés en force ou à l’usure, qui sait, vont huer, jeter, conspuer l’artiste, l’insulter, lui cracher dessus, là, juste en bas de la scène pourtant haute. Ils sautent pour cracher. Et lui chante jusqu’au bout. Et nos trois jeunes consternés mais incapables de bouger… Et une salle entière qui proteste mais n’intervient pas. Enfin, c’est comme ça. Frot descend dans la cage aux fauves. Il faut dire ici une chose vraie : le courage physique de Frot dans ces années où, de ville en ville, Ferré se fera régulièrement agresser verbalement durant ses spectacles, voire physiquement dans la rue. Frot sait s’y prendre. En parlementant, en disant quoi donc ?, il parvient à calmer tout le monde et le spectacle s’achève tandis que les contestataires, garçons et filles, se contentent désormais de danser sur la musique des Zoo, au pied de la scène, tandis que Ferré chante quand même.
Honte rétrospective des trois lascars : « On n’a pas bougé, on n’a rien fait ». Non. Qu’auraient-ils pu faire, d’ailleurs ? Ça n’empêche pas le sentiment de culpabilité. Reste le spectacle du lendemain. On croit toujours que ce qui s’est produit une fois va se répéter ; ce doit être le stupide besoin d’éternité des hommes. Le lendemain, donc, tous les trois vont battre le rappel des amis, les costauds de préférence. Beaucoup avaient prévu d’assister au récital et ont réservé. On va gratter le fond des poches et des tiroirs pour se cotiser et payer des places à ceux qui n’en ont pas. L’un des trois passe la journée sur sa mobylette blanche, à courir du lieu de location (Gébelin-Pianos, 77, rue Saint-Ferréol) à ceux où se trouvent les amis. Le quartier général est un petit café à côté du lycée, le Jimmy, que tous ont fréquenté ou fréquentent encore : un endroit où l’on ne vend pas d’alcool (pas de licence IV), tenu par un taulier dit « le Gros » et son épouse, nécessairement dite « la Grosse » alors qu’elle ne l’est pas. La serveuse s’appelle Georgette, elle est gentille et patiente. Le quotidien Le Soir du vendredi 10 mars, qui vient de paraître, titre : « Face aux fauves du Palais des Congrès, un albatros rugissant soutenu par de jeunes lions : les Zoo ». L’article est signé Edmée Santy, une journaliste qui, dans ces années, écrira sur Léo Ferré des critiques pleines d’admiration, lyriques, proches du rêve étoilé et de la transe amoureuse. Le soir, au Palais des Congrès, une rangée entière, une grande rangée sera occupée par des copains, bien décidés à faire le coup de poing si nécessaire. C’est stupide ? Peut-être. On a vingt ans… Il ne se passera rien. Ce sera un beau spectacle qui se déroulera sans encombre.
10 mars 1972, Palais des Congrès, Marseille (photo X)
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