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vendredi, 15 décembre 2006

Le pain retrouvé

On a cru bon de qualifier de « pain perdu » la technique d’écriture (que Françoise Travelet a, bien plus justement, qualifiée d’« écriture par provignement ») qu’utilisait quelquefois Léo Ferré, reprenant des fragments de textes, détournant de son chemin initial sa propre production pour en faire autre chose, récrivant une intention pour faire naître une création nouvelle. Outre que cette notion de « perdu » et de récupération est très péjorative, elle induit une baisse de qualité alors qu’en cuisine, le « pain perdu » est une recette à part entière, plutôt savoureuse.

Elle relève surtout, et avant tout, d’une méconnaissance totale de la création artistique et tout particulièrement de l’écriture. Car, au vrai, tous les auteurs procèdent ainsi, sans exception. Ils ne le disent pas, agissent avec, peut-être, davantage de discrétion, mais, en réalité, qui a déjà vu un menuisier jeter un morceau de bois dans lequel il peut encore tailler une planche ? J’ai travaillé un été comme manœuvre dans une miroiterie, j’avais seize ans, et c’est ainsi que faisaient tous les compagnons. Chaque « chute » était conservée pour y découper ultérieurement un morceau encore. Il ne serait venu à l’esprit de personne de s’en étonner, c’était, à l’évidence, constitutif du métier.

L’écriture littéraire procède du même artisanat. La reprise de textes ou de parties de textes par leur auteur est un exercice légitime, leur remise en situation, leur changement d’optique et de problématisation l’est également. L’auteur a seul droit de décision sur sa production, l’usage qu’il veut en faire et le visage qu’il désire lui donner. A fortiori lorsque sa carrière s’étend sur près d’un demi-siècle. La composition musicale ne diffère en rien de cela. L’étude de l’écriture de Ferré fait qu’au bout d’un temps, on ne sait plus si tel texte provient de tel autre d’où l’auteur l’a extrait, ou si, au contraire, c’est l’autre qui a été refondu au premier. Le temps ne signifiait pas grand-chose pour l’auteur, qui pouvait ainsi reprendre ou mêler des textes des années, voire des décennies, plus tard. Par parenthèse, cette façon de procéder va dans le même sens que ce qu'on avançait dans la note précédente : un homme et une création inséparables, un auteur qui dispose à sa guise de ce qui est constitutif de lui-même, à savoir cette production artistique qui sourd de sa tête. On peut aller jusqu’à se demander si ce n’est pas en partie de cette osmose que naissait sa capacité à émouvoir, notamment dans les dernières années.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (19)

Commentaires

Pourriez-vous rappeler où F. Travelet développe cette idée d'« écriture par provignement »?

"tous les auteurs procèdent ainsi, sans exception.", certes, mais il me semble que cette façon de procéder est assez unique, chez Ferré. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'exemples de poètes dans l'oeuvre desquels on retrouve des fragments répétés tels quels, d'un texte à l'autre. Même chez d'autres chanteurs.

On reste un peu sur sa faim, lorsque, dans la suite de votre texte, vous vous employez à défendre surtout la légitimité d'un auteur à se citer lui-même, ce que nul ne conteste de toute façon.

La question ne serait-elle pas plutôt: quel sens doit-on accorder à ces "copiés collés", "pains perdus", "provignements", autocitations, recommencements, etc.?

Écrit par : gluglups | lundi, 18 décembre 2006

Je crois, de mémoire (j'aurais dû évidemment vérifier, je n'ai pas le livre sous la main) que c'est dans le second tome des Poètes d'aujourd'hui, sous-titré Les Années-galaxie, n° 93-2, Seghers, 1986.

Beaucoup d'auteurs -- dans tous les domaines de l'écriture -- "maquillent" leurs reprises d'eux-mêmes. Je mets des guillemets à "maquillent" parce que je ne veux pas induire l'idée d'une tricherie, qui n'est certainement pas exacte. Ferré reprend parfois textuellement ou presque. Ce qui est intéressant, c'est qu'avec le contexte, la signification change parfois, ou simplement introduit une nuance.

"Copiés collés", "pains perdus", "provignements", autocitations, recommencements : au fond, c'est vrai, vous avez raison, qu'importe le mot ? Simplement, "pain perdu" a forcément une connotation péjorative regrettable. Le plus important est effectivement le sens. J'ai exprimé l'idée, dans un livre, d'une oeuvre effectuant d'incessants allers-retours sur elle-même, comme la mer. Au-delà de l'image elle-même, le sens me paraît être multiple.

Avant toute chose, il y a l'affirmation d'une identité artistique. L'auteur exprime (affirme) une vérité donnée. Comme elle est constante parce que constitutive de lui, il la répète un certain nombre de fois dans son oeuvre.

A ce stade, intervient la forme. Soit l'idée-force peut être reprise telle quelle parce que l'auteur estime (sent) qu'il ne pourra pas dire mieux la même chose. Il la répète donc à l'identique parce que, vraiment, il a besoin de le dire. Soit la nature même du texte (prose, vers, prose poétique...) lui impose un "travestissement" de la forme et il nuance l'expression à quelques mots près.

S'agissant spécifiquement de Léo Ferré, il y a cette question qu'on pourrait dire "de l'obligation professionnelle". Lorsqu'il écrit des textes d'une longueur très importante, il ne peut que les "découper" pour en faire des chansons "enregistrables" -- sauf quand il les imprime lui-même, par exemple, dans des plaquettes, au Gufo del Tramonto. C'est ainsi qu'une idée donnée, répétée tout naturellement dans un texte très très long, peut paraître une "reprise" lorsqu'elle est présente dans plusieurs "chansons" extraites du texte en question. Ce qui, par parenthèse, fait qu'on n'a pas fini de s'interroger sur la notion de "chanson" chez Ferré.

Il y a aussi cette idée de l'auteur, selon laquelle un texte n'est jamais terminé. C'est une idée parfaitement défendable, quelle que soit l'oeuvre qu'elle concerne. Pour les textes qui, d'évidence, ressortissent à son intimité (je pense naturellement à La Mémoire et la mer) sans qu'on sache réellement dans quelle mesure (et je crois qu'elle est encore plus importante qu'on ne le pense généralement), il n'est pas en mesure de dire "C'est fini". Dans le volume cité plus haut, figure le texte intégral de La Mémoire et la mer. Il ne veut pas de la mention "Version définitive", lui préférant "Version complète".

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 19 décembre 2006

Je ne connaissais pas le terme "provignement". Le dictionnaire propose le synonyme "marcottage". Le mot m'est plus familier et l'idée me semble effectivement bien traduire le procédé littéraire auquel Léo Ferré a souvent recours.
Des exemples ? Sans doute abondent-ils d'une façon générale dans toute création et à cet égard la tombée de bois soigneusement conservée par l'ébéniste qui lui trouvera bien un usage me paraît bien convenir. Pour ce qui concerne la chanson d'expression voici quelques illustrations prises dans l'oeuvre de Brel.
Au début des années 60 l'artiste travaille sur une chanson mettant en scène un fantôme. Le thème musical est au point mais l'histoire de ce spectre peu crédible finit à la corbeille. La musique quant à elle est utilisée pour la chanson "Les vieux" alors qu'on pourrait croire qu'elle est née avec le poème qu'elle habille.
Vers 1965 une ébauche de la chanson "La bière" interprétée sur scène propose les vers suivants " Car chez nous quand on meurt / on devient capitaine d'un brise-lame ou d'une baleine / chez nous quand on meurt / on devient capitaine d'un brise larmes pour ceux qu'on aime". Ces vers sont écartés de la version définitive de "La bière" avant de constituer la chute de "Mon père disait". Plus significativement encore, on trouve dans un texte de jeunesse les vers "A deux nous bâtirons des cathédrales (...) nous y accrocherons les voiles..." La chanson interprétée en 1953 dans une émission de radio restera dans les oubliettes. Toutefois en 1978 l'image ressurgit comme thème central de "La cathédrale".
Mais la chanson poétique n'a pas le monopole du procédé et puisqu'il s'agit ici de Léo Ferré voici un exemple de "provigneur" provigné. Dans "Canada, journal de voyage" écrit en 1972, Michel Tournier trace un portrait charge de Ferré. Bien qu'il ne s'agisse que de notes répondant à l'humeur du moment on est dans la caricature. Bien des années plus tard, le lauréat de l'académie Goncourt livre un nouveau portrait de Léo Ferré s'appuyant incontestablement sur son premier texte dont il reprend en les modifiants les principales images. Mais là nous sommes plutôt dans l'éloge. Il est vrai que ce dernier texte fait partie d'un recueil intitulé "Célébrations" !

Écrit par : Jacques MIQUEL | mardi, 19 décembre 2006

"Avant toute chose, il y a l'affirmation d'une identité artistique.": oui et en ce sens, on s'éloigne de ce qui relèverait d'une forme d'"artisanat" (qui validerait d'ailleurs ce concept de "pain perdu", quelles qu'en soient les connotations: la comparaison avec le bois (pas) perdu de l'ébéniste me paraît assez équivalente. Même si bien sûr, il doit y avoir de cela aussi: une forme de capitalisation).

Il faudrait, de toute manière, s'appuyer sur des exemples précis, des études de cas et opérer des distinctions. Je ne suis pas sûr qu'il y ait toujours, dans ce processus, recontextualisation, resémantisation. Bien au contraire, on serait plutôt parfois dans la dislocation, le renversement, l'anéantissement de l'effet d'ensemble. De sorte que le terme de "provignement" n'est pas entièrement satisfaisant.

On serait aussi dans la recherche de la production avant tout "spectaculaire" de la parole et ces parties "intégrées", réactualisées par un nouveau dispositif d'énonciation, seraient emblématiques, d'une certaine façon, des prestiges illusoires de la création artistique, qu'elles montreraient, isoleraient, désigneraient en tant que tels.

Emblématiques... "emblème" en grec désigne un ornement rapporté, "plaqué" et je trouve qu'il y a de cela.

Écrit par : gluglups | mercredi, 20 décembre 2006

"oui et en ce sens, on s'éloigne de ce qui relèverait d'une forme d'"artisanat"" : je ne suis pas certain que ce soit incompatible, ou seulement éloigné. L'artiste, quelle que soit sa discipline, passe par l'artisanat pour donner corps à son idée : c'est inévitable dans les arts plastiques ou graphiques, par exemple.

"Je ne suis pas sûr qu'il y ait toujours, dans ce processus, recontextualisation, resémantisation. Bien au contraire, on serait plutôt parfois dans la dislocation, le renversement, l'anéantissement de l'effet d'ensemble" : pour l'auditeur ou le lecteur très attentif ou très connaisseur. Pas pour celui qui entend ou lit un des textes -- et pas l'autre ou les autres -- séparément. Mais je reconnais volontiers que ce n'est pas une raison valable.

"De sorte que le terme de "provignement" n'est pas entièrement satisfaisant" : je ne sais plus qui a avancé aussi le terme de palimpseste.

"des prestiges illusoires de la création artistique, qu'elles montreraient, isoleraient, désigneraient en tant que tels" : c'est assez vrai.

"un ornement rapporté" : on rejoint l'artisanat.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 21 décembre 2006

""un ornement rapporté" : on rejoint l'artisanat.": je ne crois pas. L'ornement rapporté va intéresser l'esthète, le fétichiste, pas l'artisan.
De toute façon, je ne perçois pas Ferré comme un artisan (sinon pour le côté autoproduction et quelques autres aspects). Bien sûr un artiste connaît des procédés, fait preuve d'un certain savoir-faire: un peintre, un "maître" saura dessiner et peindre correctement des mains ou une oreille. Mais en même temps, il aura une conscience de son art telle qu'il en fera quelque chose de plus...

Enfin, c'est une question très compliquée et se pose tout de même la question de l'intelligibilité de cette oeuvre (pour " celui qui entend ou lit un des textes -- et pas l'autre ou les autres -- séparément" mais aussi pour le connaisseur) par moments. Il n'est pas certain d'ailleurs que Ferré ait voulu faire, à ces endroits, autre chose qu'un simple effet (en ce sens, il y aurait une "spectacularisation" de la parole).

Cette idée de répétition n'est pas non plus étrangère à la pratique de la scène: avec la répétition, d'une certaine manière, la parole devient pur acte d'énonciation, l'énoncé est absorbé par l'énonciation. "L'homme lyrique" ne s'appartient plus, il n'est plus que pure illusion, un "métamec" ... Est-ce que d'une certaine manière, "ces pièces rapportées" ne condenseraient pas un processus plus général, dont elles seraient le signe?


Ce qui me gêne aussi, dans ce concept de "provignement", c'est l'idée de "revitalisation" qu'elle implique. Or, à mon sens, on serait plutôt dans le mortifère.


PS: Il faudrait aussi revoir à quels endroits Belleret parle de "pain perdu": s'il s'agit de la musique réutilisée pour Gaby ou Visa pour l'Amérique, il est vrai, que dans la mesure où cette musique avait été enregistrée et avait constitué le support d'autres textes sans grand rapport 3 ou 4 ans auparavant, il n'est pas certain qu'elle fût réellement indispensable et qu'il faille l'interpréter comme un effet de sens. C'est plutôt du style "je n'ai rien de prêt, ça convient très bien, allez hop! je vais remettre ça". Le droit à la paresse, quoi.

Écrit par : gluglups | jeudi, 21 décembre 2006

Ces quelques jours d'absence ne m'ont pas permis de répondre. Tout ça est intéressant, à creuser. Je reviendrai cette semaine sur la question au travers de deux notes de nouveau consacrées au pain perdu-retrouvé, avec deux nouveaux éclairages ou tentatives d'éclairage. Ces notes sont en effet dans la catégorie "Jalons" : ce sont des étapes pour une recherche visant à une meilleure compréhension de l'artiste et de ses textes.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 02 janvier 2007

Concernant votre intéressante discussion, il est clair qu’il existe conjointement des forces centrifuges et centripètes à l’œuvre chez Ferré. Mais il me semble que son évolution esthétique va dans le sens d’une recherche, certainement inconsciente, d’une unité dans la discontinuité.

D’où la dénarrativisation des textes de plus en plus énumérative, le ralentissement musical de la période toscane, la cristallisation textuelle (commencée avec Amour Anarchie) comme formulation d'une recherche de fusion totale, dialectiquement revivifiée par l’esthétique du coq-à-l’âne.

Personne ne pense jamais L’Opéra du pauvre alors qu'il m'apparaît évident qu'il s'agit du point d’arrivée esthétique à partir duquel se repense toute la trajectoire ferréenne.

Un cheminement vers le macrocosme, qui finit par se disloquer.

Écrit par : The Owl | vendredi, 05 janvier 2007

Je suis de plus en plus persuadé -- je l'ai dit dans je ne sais plus quelle note et je le redis dans une note à venir -- que cette oeuvre est un tout. La "fusion totale" dont parle The Owl, si j'ai bien compris, c'est cela. Je ne veux pas anticiper sur une note à paraître dans quelques jours (que je ne suis pas sûr d'avoir vraiment terminée pour le moment), mais il y a, il me semble, "un" oeuvre, au sens de grand-oeuvre, partiellement inachevé parce qu'il aurait fallu plusieurs vies à son auteur pour tout mener à bien.

Oui, The Owl, tout ça est inconscient chez Léo Ferré, ça, c'est pratiquement certain. Ce que vous appelez "le ralentissement musical", c'est le tempo très lent des oeuvres en question, c'est ça ? On peut effectivement le considérer comme une respiration, une manière de prendre dans ses bras son oeuvre et de la rassembler. C'est possible.

En tout cas, c'est bien : je rappelle que ce blog est un lieu d'échanges et de recherche. Je n'ai pas de vérité détenue et je ne dis pas le droit. Cherchons ensemble.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 05 janvier 2007

Non, je ne parlais pas de fusion totale dans ce sens là.
Au sens où vous l'entendez, il s'agit d'une conséquence. Au sens où je l'entends, il s'agit plus d'une sorte de tentative alchimique sans cesse réitérée. D'une sorte de graal que poursuit sans le savoir Ferré. Et c’est dans cette recherche, dans le dialogue de l’artiste avec son œuvre (avec lui-même dirait Gluglups), que l’œuvre finit par atteindre son profil d'équilibre, c’est-à-dire exprimer pleinement et entièrement le rapport au monde de l’artiste (un rapport qui s’articule donc dialectiquement entre perception de l’unité des choses et discontinuité du vécu, je dirais même de la structuration psychique propre à Ferré).

Je ne pense pas que Ferré ait cherché à faire de son oeuvre un tout architecturé comme a pu le faire Frank Zappa avec sa continuité conceptuelle. Le fait qu'il ne se soit jamais préoccupé de la réédition, ni de la présentation de ses disques en dit long sur le peu d'intérêt qu'il a pu accorder à la nécessité de faire percevoir son œuvre comme un tout. (voilà encore une question pour vous Jacques : dans quelle mesure Ferré intervenait-il dans la conception du disque en tant qu'objet de consommation ? Certaines pochettes sont hideuses, y compris quand il avait toute latitude - genre Les loubards)
Sa manière de dévaloriser son travail ancien dans les interviews, style "c'est des vieilleries", m'a toujours frappé, comme si Ferré inscrivait son œuvre dans le cycle naturel des choses, comme s’il la vouait à l’éphémère. Une sorte d’hyper conscience du dérisoire (cf. son dédain de la postérité, toujours dans les interviews).

Dès lors, j’interprète ses retours tardifs sur la première partie de son œuvre comme une nostalgie patrimoniale qui signerait l’échec de la quête alchimique (en faire une redéfinition de son énonciation, comme dirait encore Gluglups, ce serait en faire un va-tout en forme de volte-face esthétique, ce qui ne me convainc guère) ?
Bref, qu’est-ce que cette quête ? Il s’agit pour Ferré je crois de trouver la chanson après laquelle il n’est plus de mots possibles parce que tout est enfin quintessencié dans son unité première, parce que « pour tout ça le silence ». Il ne s’agit de rien moins que de trouver une issue au problème de l’existence.

Selon moi, l’œuvre peut bien s’entasser, prendre la poussière, disparaître, ce n’est pas réellement important pour Ferré, parce que l’œuvre n’a pas besoin de réifications marchandes pour remplir sa finalité métaphysique. Elle existe d’abord égoïstement, quand l’artiste est seul devant son piano au moment de la création immédiate, puis dans sa transmission directe à un public, sur scène. La mise en forme via l’album n’est à mon sens qu’un processus menant de l’un à l’autre. Pas une finalité en soi (d’où l’aspect parfois exercice de style des orchestrations toscanes, l’impression sur la toute fin que Ferré pioche un peu aléatoirement dans ses tiroirs, comme s’il n’y croyait plus – seuls les poètes, dont il a assez dit que leur mise en musique était pour lui une récréation, le laissent en paix : l’aiguillon métaphysique le cède à l’artisanat). Bref, l’album c’est surtout un plaisir de la fabrication (la direction d’orchestre), voire un désir conscient d’affirmation de soi, de l’image de soi ; un défi jeté aux autres (je suis convaincu que Ferré a besoin de quelque chose contre quoi projeter son énergie créatrice - et ce, malgré l'exil).
C’est la spectacularisation dont parle Gluglups, assez flagrante pour le triptyque par exemple.

La recherche alchimique de Ferré est gouvernée je crois par l’idée toute simple que le tout est plus que la somme des parties. Et surtout, l’unité n’exclut pas la singularité.
Je crois que le tempo très lent des oeuvres toscanes est un moyen de donner une consistance au Temps, c’est-à-dire de mettre à distance les images du monde qu’il accumule et dans cet éloignement nous faire prendre conscience du macrocosme, cela tout en gardant à chaque image (chaque partie du tout) un espace d’existence autonome – ce que n’aurait pas permis un débit en rafale.

L'exemple donné dans Le pain retrouvé II illustre à mon sens les forces centrifuges chez Ferré. Frères humains/L’amour n’a pas d’âge, certains enchaînements du live aux Champs Elysées, ou les combinaisons de poèmes dans On n'est pas sérieux quand on a 17 ans, aussi.
Moi j’appelle ça la cristallisation, et il est clair qu’elle re-sémantise !

A mon avis, nous n’arriverons pas à trouver un terme générique satisfaisant – si ce n’est le vague palimpseste – pour désigner à la fois forces centrifuges et forces centripètes.

Écrit par : The Owl | samedi, 06 janvier 2007

« Je ne pense pas que Ferré ait cherché à faire de son œuvre un tout architecturé » : non, sûrement pas. Ce qui n’empêche pas, au bout du compte, de considérer l’œuvre comme un tout. Sa non-volonté n’obère pas le résultat.

« Voilà encore une question pour vous Jacques » : pourquoi pour moi ? J’ai donc à ce point la réputation d’être un mec qui sait tout ? Mais je ne sais pas tout, justement ! Il faudra que, quelque jour, on s’en rende compte. Pour ce qui est des pochettes, je ne sais que ce qu’il en a dit lui-même dans un entretien à la radio, je ne sais plus où : il ne s’en occupait pas du tout. À partir de La Violence et l’ennui, premier disque chez RCA (1980), il confie ce soin à son responsable artistique du moment. Il a dit aussi, en 1991, que la pochette d’Une saison en enfer le gênait, parce que le nom de Ferré était bien plus gros que celui de Rimbaud.

« Une sorte d’hyper conscience du dérisoire » : oui, très certainement. C’est la conscience de l’à quoi bon, qui est une caractéristique de la lucidité. Il ne se prenait pas au sérieux, ce qui ne l’empêchait pas d’être sérieux, bien sûr.

« Il s’agit pour Ferré je crois de trouver la chanson après laquelle il n’est plus de mot possibles » : eh oui, naturellement. L’invocation faite au silence, en plusieurs endroits, est révélatrice.

« Il ne s’agit de rien moins que de trouver une issue au problème de l’existence » : c’est le souci métaphysique premier de tous les artistes.

« Elle (l’œuvre) existe d’abord égoïstement, quand l’artiste est seul devant son piano au moment de la création immédiate » : naturellement. L’artiste crée parce qu’il ne sait pas faire autrement, qu’il doit créer. Initialement, c’est cela. Mais il impose sa création. Dans un entretien au début des années 70, il avait même dit : « L’art, c’est fasciste », ce qui lui avait été beaucoup reproché.

Je suis d’accord avec tout ce que vous dites ensuite, dans l’ensemble.

« Le tout est plus que la somme des parties » : mais c’est cela, une œuvre. C’est la somme d’éléments plus le ciment qui les unit. C’est pour cela que je dis que cette œuvre est un tout. Nous sommes d’accord, au fond. Et qu’on ne peut en détacher les éléments sans qu’il leur manque quelque chose. J’aimerais aussi répéter, une fois de plus, que cette œuvre ne comprend pas que des disques et qu’il faut prêter attention, entre autres, aux écrits en prose, achevés ou non.

« Le tempo très lent des œuvres toscanes est un moyen de (…) mettre à distance les images du monde » : rappelons-nous que Léo Ferré est plus âgé que nous et qu’il est par conséquent parvenu à un stade où – du moins je le suppose – on voit les choses avec plus de distance et de calme (encore qu’il ait conservé pas mal de jeunesse par rapport aux gens de son âge).

« L’exemple donné… » : j’aime bien tout ce que vous dites dans ce paragraphe. Je suis assez d’accord avec vous.

« Terme générique » : on a donc maintenant « forces centrifuges et forces centripètes », qui vient s’ajouter à « pain perdu », « provignement » et « palimpseste ». Non, on ne trouvera rien de satisfaisant, sans doute, mais je trouve que notre discussion a vraiment rendu impossible l’emploi de « pain perdu », appellation péjorative et surtout simplificatrice en diable.

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 06 janvier 2007

Je tiens à signaler à Jacques l'existence de cette discographie commentée, rédigée par The Owl, au cas où il ne ferait pas le "lien": http://www.artelio.org/art.php3?id_article=1084

Elle a été d'ailleurs réactualisée (pardon, resémantisée :) ) très récemment, avec des ajouts et des modifications. C'est dire aussi que The Owl a dû réfléchir, plus que quiconque, sur cette question bien délicate de la partie et du tout, ne serait-ce que pour rendre compte de l'unité (hypothétique) des albums.

On mesure ici que beaucoup d'éléments sont en jeu derrière ces "pains perdus", appellation effectivement simplicatrice, puisqu'on on en vient à envisager le processus de la création artistique et chacun pourra trouver dans vos développements des remarques suggestives. Globalement, je vous suis dans vos points de vue respectifs, même si parfois je m'arrête sur certains passages. Par exemple, je n'ai pas très bien compris ce que vous entendez l'un et l'autre par "dénarrativisation"ou "mouvement narratif" (repris de Ferré): il me semble que vous utilisez ce terme alors que la question du récit, de la narration (raconter une histoire) ne se pose pas vraiment pour les cas que vous envisagez. Je m'arrête aussi sur des termes comme "macrocosme", "graal", "alchimiste" (The Owl) ou la "dramatisation" dans la chanson "Les Passantes" (J. Layani). C'est-à-dire que je ne sais pas si ces expressions sont délibérées et correspondraient à une conception précise qui serait la vôtre ou si elles sont dues aux conditions d'écriture rapide sur internet. Enfin, ce n'est pas toujours évident de se comprendre...

En écho ou en prolongement de ce que vous dites tous les deux, voici quelques remarques. C'est un peu décousu, mais je crois que, tous, nous prenons ici la liberté de procéder par tâtonnements intuitifs:


- La "resémantisation" est indissociable d'une certaine "dé-sémantisation", ne serait-ce que parce que cela suppose la perte du contexte initial. Ce détachement renforce du même coup le prestige de l'image poétique mais aussi de l'artiste (en cela, encore une fois, on s'éloigne de l'artisanat). En supprimant les ligatures discursives de sa préface de Poète vos papiers pour n'en conserver que les formules choc, Ferré rend possible sa "spectacularisation" pour le disque ou pour la scène. A tel point d'ailleurs qu'il commençait volontiers ses récitals par cette "chanson". Je veux dire que cette projection spectaculaire de la parole va forcément promouvoir un certain nombre d'images "ravissant" le public, en faire des sortes de petites épiphanies verbales, favoriser le détail isolé. On est, au sens figuré comme au sens propre, dans l'ÉCLAT. Et c'est en cela qu'on ne peut pas étudier Ferré comme un poète ordinaire et qu’il est nécessaire d'en prendre en compte un certain nombre de spécificités.


- La pratique du "pain perdu" est à mettre en lien avec les conditions de travail et de production de l'"artiste de variétés". Celui-ci sait en effet qu'une simple séquence de notes, qu'une simple expression courante ou populaire répétée en refrain (c'est du reste la recette de beaucoup de chansons - les titres des petits formats d'avant et après-guerre en témoignent) peut immédiatement s'universaliser, devenir spontanément un "succès" auprès d'un large public. Je ne dis pas que Ferré ne recherche que le succès. Mais la copyrightisation possible de "trois petites notes de musique" ou de quelques mots fait que le moindre petit bout d'"inspiration" va être fétichisé, conservé, capitalisé, en vue de son utilisation possible. La moindre suite d'accords, une courte séquence mélodique trouvée lors d'une improvisation au piano, susceptible d'être "perdue" sur le coup, sera enregistrée au magnétophone pour être reprise, transformée, adaptée plus tard dans d'autres circonstances. On peut supposer une pratique similaire pour les textes. Belleret (Maurice Frot) parle d'un cahier dans lequel il consignait des idées ou des images, dans le but de les utiliser ultérieurement. Cf aussi les "Lettres" restées à l'état d'ébauches, présentant toute une nomenclature de termes à utiliser.

- Cette pratique de réactivation des vers, des images est aussi à rapprocher de la technique d'écriture de beaucoup de chansons: sur la partition, on va faire dériver une courte séquence de mots selon une forme de déclinaison verticale. Le résultat d'ailleurs, c'est que très souvent, il faut moins chercher des correspondances dans des vers qui se succèdent immédiatement que dans les vers situés au même endroit dans les strophes. Cette récriture verticale apparaît très nettement lorsqu'on lit les textes disposés dans les partitions.

- La dimension "palimpsestueuse" n'est pas qu'autoréférentielle: reformulations d'images bibliques, emprunts d'images à d'autres poètes, citations textuelles plus ou moins allusives, les exemples sont nombreux. Ferré utilise également un matériau plus modeste: les locutions populaires. Pas seulement dans les "petites chansons" mais aussi, très fréquemment, dans les poèmes de Poète vos papiers ou dans Lettres non postées: il va "remotiver" le sens initial souvent perdu (donc "démotivé"), le résidu métaphorique de ces expressions. Procédé de création poétique systématisé avant lui par Prévert, d'ailleurs.

- Ces questions sont rendues d'autant plus vives avec les publications récentes de brouillons de Ferré, de textes inachevés ou inédits, de documents enregistrés "à la maison". De plus en plus, la critique s'intéresse à cette dimension de l'oeuvre: l'étude des variantes, des "scartafacci", des brouillons (cf Gianfranco Contini "Critica degli scartafacci") a désormais une influence sur la philologie. En même temps, on n'est pas sûr, dans le cas de Ferré, que cette publication s'effectue toujours selon une perspective véritablement éditoriale ou critique: le dernier livre dans lequel on trouve des "inédits" en témoigne. Paradoxalement, c'est dans le cadre (forcément restreint) des livrets des disques, que ce travail a été le mieux effectué à ce jour. Ce qui crée des confusions, c'est l'exploitation de ces scartafacci pour satisfaire les fans, qui y trouvent essentiellement des objets de dévotion supplémentaires, des reliques pourrait-on dire ou, plus trivialement, des sortes de super collectors. Il n'est pas sûr que ce "conflit d'intérêt" entre la critique d'une part et la dévotion d'autre part soit entièrement résolu, car il crée des confusions importantes. Ce qui complique notamment l'examen critique, c'est par exemple la publication éparse de fragments et de petits bouts, la plupart du temps sans aucun accompagnement éditorial, dans le but unique de donner une sorte de plus-value commerciale à tel ou tel bouquin qui sort.

- Lorsqu'il s'agit de couplages de textes, comme dans les exemples donnés par Jacques Layani (Je t'aime, Les Passantes), mais aussi "Poètes vos papiers" (la chanson), "Le Sommeil du juste", "L'examen de minuit/Dorothée", "Les Cloches/La Tzigane"..., on peut se demander si ce n'est pas à mettre en lien avec l'esthétique du collage. Il semble que ce travail de réagencement constitue l'essentiel du travail d'écriture de Ferré des 15-20 dernières années: conception de Testament phonographe, des albums, des récitals, de montages et de collages dans son travail d'imprimeur, listes de titres s'accompagnant d'une sorte de "compulsion de programme" (Barthes)...

- Concernant la partie et le tout: il semble effectivement que la perspective du "grand oeuvre" ait motivé Ferré (opéras, symphonies, oratorios, "traité d'anarchie", etc.) et donc que cette dimension soit à prendre en compte. Julien Gracq parle dans "Lettrines" de "cette force d'attraction constamment croissante et finalement toute puissante du tout sur la partie": "Tout autant le travail de chaque page va apparemment vers la totalité pour peu à peu la construire, tout autant la totalité pressentie vient dans le sens inverse à chaque instant secrètement au devant de la page en voie de s'écrire pour l'orienter et l'informer". En même temps chez Ferré, ce qui devait constituer un monument, un grand Tout, est resté la plupart du temps inachevé, voire a été disloqué pour une utilisation plus immédiate et "spectaculaire". L'écriture initialement assez liée de Benoît Misère finit par se pulvériser (c'est très bien ainsi d'ailleurs).

- Pour terminer permettez-moi de donner une longue citation de Barthes. Je pense qu'elle mérite d'être lue in extenso parce qu'elle parle de l'"utopie interne" de l'artiste (le "graal" évoqué par The Owl?). Par ailleurs, nos propos peuvent se recouper ici. Barthes commence par une longue énumération de titres de livres qu'il a annoncés et qu'il n'a jamais faits:

"Il (Barthes parle de lui-même] a cette manie de donner des « introductions », des « esquisses », des « éléments », en remettant à plus tard le « vrai » livre ( cette manie a un nom rhétorique : c'est la prolepse (bien étudiée par Genette). [...]

Ces annonces, visant la plupart du temps un livre sommatif, démesuré, parodique du grand monument de savoir, ne peuvent être que de simples actes de discours (ce sont bien des prolepses) elles appartiennent à la catégorie du dilatoire. Mais le dilatoire, dénégation du réel (du réalisable), n'en est pas moins vivant: ces projets vivent, ils ne sont jamais abandonnés ; suspendus ils peuvent reprendre vie à tout instant ; ou tout au moins, telle la trace persistante d'une obsession, ils s'accomplissent, partiellement, indirectement, comme gestes, à travers des thèmes [...] La Montagne accouche d'une Souris ? Il faut retourner positivement ce proverbe dédaigneux : la montagne n'est pas de trop pour faire une souris.

Fourier ne donne jamais ses livres que pour les annonces du Livre parfait qu'il va publier plus tard (parfaitement clair, parfaitement persuasif, parfaitement complexe). L'Annonciation du Livre (le Prospectus) est l'une de ces manœuvres dilatoires qui règlent notre utopie interne. J'imagine, je fantasme, je colorie, je lustre le grand livre dont je suis incapable : c'est un livre de savoir et d'écriture, à la fois système parfait et dérision de tout système, une somme d'intelligence et de plaisir, un livre vengeur et tendre, corrosif et paisible, etc. (ici, déferlement d'adjectifs, bouffée d'imaginaire) ; bref, il a toutes les qualités d'un héros de roman : il est celui qui vient (l'aventure), et ce livre, me faisant le Jean-Baptiste de moi-même, je l'annonce.[...]

Etant sans cesse à court de temps (ou vous imaginant l'être), pris sous les échéances, les retards, vous vous entêtez à croire que vous allez vous en sortir en mettant de l'ordre dans ce que vous avez à faire. Vous faites des programmes, des plans, des calendriers, des échéanciers. Sur votre table et dans vos fichiers, combien de listes d'articles, de livres, de séminaires, de courses à faire, de téléphones à donner. Ces paperolles, en fait, vous ne les consultez jamais, étant donné qu'une conscience angoissée vous a pourvu d'une excellente mémoire de vos obligations. Mais c'est irrépressible : vous allongez le temps qui vous manque, de l'inscription même de ce manque. Appelons ceci la compulsion de programme (on en devine le caractère hypomaniaque) ; les Etats, les collectivités, apparemment, n'en sont pas exempts : combien de temps perdu à faire des programmes ? Et comme je prévois de faire un article là-dessus, l'idée de programme devient elle-même une compulsion de programme.

Renversons maintenant tout ceci : ces manœuvres dilatoires, ces redans du projet, c'est peut-être l'écriture elle-même, D'abord, l'œuvre n'est jamais que le méta-livre (le commentaire prévisionnel) d'une œuvre à venir, qui, ne se faisant pas, devient cette œuvre-ci : Proust, Fourier n'ont écrit que des « Prospectus ». Ensuite, l'œuvre n'est jamais monumentale : c'est une proposition que chacun viendra saturer comme il voudra, comme il pourra: je vous passe une matière sémantique à courir, comme le furet. Enfin, l'œuvre est une répétition (de théâtre), et cette répétition, comme dans un film de Rivette, est verbeuse, infinie, entrecoupée de commentaires, d'excursus, tressée d'autre chose. En un mot, l'œuvre est un échelonnement; son être est le degré: un escalier qui ne s'arrête pas."

(Roland Barthes par Roland Barthes)

Écrit par : gluglups | dimanche, 07 janvier 2007

Oui, je connais la discographie de The Owl.

J’ai parlé du mouvement narratif à propos de Benoît Misère. C’était indiqué, je pense, puisqu’il s’agit d’un roman. En ai-je parlé ailleurs ? Je ne sais plus.

Les Passantes, je l’ai toujours (i. e. à partir de novembre 1970) ressenti comme une chanson dramatique, grave. Arrive, en avril 1971, la première réédition de PVP. C’est là que je découvre ce livre. Et, le lisant, je m’aperçois que Les Passantes, c’est un regroupement de textes initialement publiés dans la section « Vers pour rire ». La chanson, elle, ne m’a jamais fait rire. Où se situe donc le changement de sens ? Où passe-t-on d’un rire supposé à quelque chose de plus dramatique ? L’atmosphère des Passantes (la chanson) me fait presque penser au réalisme poétique de Prévert et Carné. À un film en noir et blanc, en tout cas. Par ailleurs, je n’ai jamais compris ce qui signifiait exactement « Vers pour rire ». Léo Ferré voulait-il dire qu’il s’agissait de poèmes « drôles » ou, plus lointainement, qu’il ne considérait pas cela vraiment comme des poèmes, que c’était « pour rire » (comme on dit : « ça compte pour du beurre ») ? Aucune idée de la réponse.

« En supprimant les ligatures discursives de sa préface de PVP pour n’en conserver que les formules choc » : ce n’est pas lui qui a fait ce découpage, c’est Frot. Il reste qu’il l’a accepté, bien sûr. D’accord avec vous pour tout le reste, notamment la notion d’éclat et les conditions de travail du chanteur.

« Belleret (Maurice Frot) parle d’un cahier dans lequel il consignait des idées ou des images dans le but de les utiliser ultérieurement » : mais tous les auteurs font ça, c’est ce que je voulais dire en commençant, dans la première note sur ce sujet. Frot avait beaucoup de qualités, mais aucune idée de la réalité de la création littéraire.

Entièrement d’accord avec vos remarques sur la dimension « palimpsestueuse ».

Publications récentes : je rappelle que le livre de Marouani n’est pas fait par LMELM et ne répond pas à son programme ni à ses désirs personnels.

« Ce qui complique notamment l’examen critique, c’est par exemple la publication éparse de fragments et de petits bouts, la plupart du temps sans aucun accompagnement éditorial » : un jour, ce ne sera plus le cas…

L’esthétique du collage : je comprends bien ce que vous voulez dire. Ce n’est pas faux.

La partie et le tout : une note sur le grand-œuvre est à paraître dans les prochains jours. Mais, compte tenu de cette discussion que nous avons, elle restera peut-être en-deçà de tout ce que nous venons de dire (je l’ai écrite il y a quelques jours déjà).

Quant à Barthes, je ne sais pas comment vous faites pour trouver chaque fois la citation qui convient parmi la masse de ses écrits. Ahurissant.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 07 janvier 2007

Je pensais effectivement que ce passage de Barthes (ainsi que le petit bout de Gracq) pouvait réunir, concilier vos deux propos. J'attends de voir si The Owl le confirme.

L'idée première qui me vient avec "dramatisation", c'est "donner des effets expressifs, théâtraux" et j'ai peut-être fait une lecture un peu trop rapide de votre note. Disons que cette section de PVP, en dépit de son titre, justement qualifiée par R. Horville de "satirique", n'est pas exempte d'une certaine tristesse, comme tout le livre, d'ailleurs, somme toute bien cafardeux. Les satires d'Horace ou de Juvénal, qui ont "fait" le genre, sont remplies de lamentations désabusées, parfois presque élégiaques.

"Pour rire", c'est aussi "faire semblant de" (il y a, dans cette section, des textes dignes des plaisanteries littéraires d'étudiants de médecine, qu'on publiait autrefois en recueils) mais aussi "rire jaune". Ce mélange, cette cuisine amère, parfois d'un "mauvais goût" délibéré, se retrouve parfaitement chez Juvénal.

Au sujet du "mouvement narratif", vous prenez comme exemples également des "Lettres" ou "Et... Basta", et il me semble que ce qui domine dans ces textes (même si la dimension narrative n'en est pas absente), c'est surtout le discours plutôt que le récit. Je précise que c'est la seule de vos notes que je n'ai pas bien comprise, dans sa totalité.

Écrit par : gluglups | dimanche, 07 janvier 2007

[Préface] "ce n’est pas lui qui a fait ce découpage, c’est Frot.": ah bon? Il y a de quoi faire une note là-dessus. Je sais que Frot avait proposé une version "en vers" du texte liminaire de Benoît Misère car il en parle dans son livre, mais je n'ai pas le souvenir de son intervention pour la préface de PVP. Oubli de ma part? Je dois dire que j'avais lu son livre un peu en diagonale.

Écrit par : gluglups | dimanche, 07 janvier 2007

Ah oui, c'est vrai, j'ai retrouvé le passage du mouvement narratif où je parle des LNP et de Et... basta ! Je reviendrai là-dessus.

Pour ce découpage de la préface de PVP, impossible de retrouver la source. Je ne suis pas certain que ce soit dans son livre. Peut-être dans un documentaire, mais il faudrait tout regarder de nouveau... Zut, j'étais persuadé de pouvoir retrouver tout de suite. Je vieillis.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 07 janvier 2007

Ah, j'ai retrouvé.

P. 238 de son livre de souvenirs, Frot, qui fait allusion à l'introduction de Benoît Misère qu'il pense pouvoir "découper" pour la scène, prête à Léo Ferré cette réponse :

"Eh bien, mon Macoute, facile : comme tu l'as déjà fait, y a des lustres, pour Préface et puis quoi encore ? tu t'y plonges avec les ciseaux de ton senti et tu me fais une proposition..."

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 08 janvier 2007

Pour la dénarrativisation, le terme est impropre j’en conviens tout à fait. Je reformule : le discours délaisse une architecture cumulative, dynamique (le versant "argumentatif" des monologues comme Il n’y a plus rien, Et basta, ou Les amants tristes) pour une architecture ouverte, atomisée, statique (le versant "énumératif" qui donne toute sa mesure avec la trilogie des Musiciens, grâce à une expression musicale adéquate).
Cette mise à plat du discours à travers l’égalisation de ses images constitutives, se rapproche des musiques continuum de certains courants de la musique contemporaine (mais ici Ferré a raté la convergence qui l’aurait emmené plus loin encore).

Le macrocosme, c’est avant tout une traduction artistique concrète, la sensation d’un flux mental sans début ni fin, le sentiment de l’unité des choses dans leur égalité et leur simultanéité. "Quand on scie un arbre, j’ai mal à la jambe".

Les images se répondent, se déforment, se modulent mutuellement. Glups parle d’éclat, je parlerais plutôt de miroitement, texte et musiques confondus.

Le sens infuse de partout, tout est dans tout, Ferré ouvre la porte sur l’infini.

L’effacement du Je dans le macrocosme (relativisme du temps, métaphores galaxiques, etc.) ne signifie pas l’anéantissement du discours. Celui-ci continue de s’exercer dans le prisme des énumérations, toutes liées à la réduction des possibles humains par la société (le tout est plus que la somme des parties, bis repetita).
Cela signifie très exactement que pour Ferré, l’homme est libre de créer dynamiquement des possibles en nombre infini, "comme change ta vie à chaque instant, à chaque millième de seconde…" L’homme est un macrocosme.

C’est cela la "terre ignorée" que sa voix microsillonne, le "monde perdu" dont il est le "porte-parole", c’est cela "partir au-delà du mec" : retrouver le lien brisé entre soi et le monde, réconcilier le microcosme et le macrocosme (a-t-on assez dit que Ferré était profondément surréaliste ?), afin de devenir soi-même un macrocosme, un métamec.

Pour moi, c’est l’objet de la quête alchimique de Ferré (son utopie interne). Comme Rimbaud, il attend de la pratique poétique une transmutation d’ordre spirituel.

Là où le cheminement vers le macrocosme finit par se disloquer, comme je dis plus haut dans la discussion, c’est que l’œuvre finit par perdre son principe de lien discontinu (a-t-on assez dit que Ferré était un héritier direct de Villon ?) et sombre dans le bric-à-brac sous la poussée des forces centripètes.

Redescendons sur terre.

Si je t’ai bien compris Gluglups, selon toi, la tension entre force centrifuges et forces centripètes chez Ferré serait en réalité une tension entre la condition de l’artiste de variété (force centripète) et l’aspiration au grand œuvre (force centrifuge). Ferré est sans cesse tiraillé entre les deux.
Le macrocosme tel que je l'entends pourrait être justement le point d'équilibre artistique des deux...

Autre chose : je ne suis pas sûr d’avoir compris en quoi le séquençage vertical des vers lié à la structure de la partition abondait dans le sens du palimpseste. Tu veux dire un système d’échos qui trouvera son achèvement littéral dans Métamec ?
Tu peux donner des exemples ?

Sur le résidu métaphorique d’expression populaire, aurais-tu aussi des exemples ?


Bon, je vais être pris ailleurs quelques temps. Ne vous étonnez pas de mon silence. Je reviens début février.

Par ailleurs Jacques, si votre blog doit devenir un lieu de discussion un peu poussée, ne serait-il pas possible de lui adjoindre un forum ?
Je vous avoue que j'ai en horreur les colonnages étroits, avec beaucoup de défilement, et que cela ne m'encourage guère à participer.
Un forum - il en existe des tous-prêts à l'usage - ajouterait du prestige et de la convivialité.
Bien à vous.

Écrit par : The Owl | vendredi, 12 janvier 2007

Non, Owl, je regrette, mais définitivement non. Ce lieu, ainsi qu'il était précisé dans la note d'ouverture et dans la page "A propos" (lien en colonne de gauche) est destiné à la publication d’études et à l’échange de propos d’ordre littéraire et artistique au sujet de Léo Ferré et de son travail. En cela, il ne désire faire concurrence à aucun autre site.

Des forums, il en existe, celui du site officiel (j'ai dit cent fois que je n'irais plus), celui d'Artelio... Il n'est pas utile de les multiplier. Ici -- et d'ailleurs, je préfère le colonnage étroit (pour une question de vue, tout simplement) -- il semblerait qu'on parvienne à se consacrer à l'étude. Continuons amicalement et sérieusement.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 12 janvier 2007

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