mercredi, 10 janvier 2007
Un OVNI artistique
On continue aujourd’hui à se demander si Léo Ferré est un poète ou un simple auteur de chansons de variétés. C’est un débat qui m’amuse et m’agace à la fois car il existait déjà lorsque j’ai découvert cette œuvre, en 1969. Je me rappelle les interminables discussions de 1971-1972, d’un peu après encore, à ce sujet. Si, en 2007, la question n’est toujours pas tranchée, c’est peut-être qu’elle n’a pas à l’être ou qu’elle est mal posée.
Je vais essayer de ne pas tenir compte de mon avis personnel et de raisonner objectivement. On a tendance, souvent, à comparer Ferré à Baudelaire, Rimbaud et autres poètes de cette envergure, ce qui a inévitablement pour résultat de provoquer l’ire ou l’ironie de ceux qui ne sont pas d’accord et trouvent cela nettement exagéré. On peut d’abord répondre que, s’il faut absolument comparer Ferré à d’autres, il suffirait de le comparer à ses pairs en chanson : il n’y aurait alors, je pense, aucune difficulté à le situer.
On peut également envisager d’apporter à la sempiternelle question la réponse que je proposais dans une note précédente : l’important n’est pas que Ferré soit ou non l’égal de ces grands artistes, mais qu’il soit nourri d’eux et de leur œuvre. Je crois que c’est la seule réponse sérieuse et objective qu’on puisse formuler. Ensuite, il est loisible de disserter sur la nature des influences subies et leur profondeur. Cette optique impose alors Léo Ferré comme un artiste (mot que personne, il me semble, ne contestera) authentiquement original en ce sens qu’il a supprimé les cloisonnements connus (subis ?) jusqu’à lui et qu’il a conjugué des talents multiples (tout le monde, là encore, sera d’accord). On aboutit donc à l’image d’un créateur inclassable, un OVNI intéressant qui, en un demi-siècle de carrière, a pu croiser plusieurs générations qu’il a su émouvoir par son authenticité. Ajoutons à ses influences un apport personnel, celui de sa voix qui participe énormément de l’émotion qu’il transmet. À cette voix, nulle comparaison avec de grands poètes ne peut être faite ou niée.
Bien entendu, ces mêmes remarques sont valables dans le domaine de la composition musicale.
Peut-être, finalement, cette solution est-elle la seule possible. Ferré, nourri de grandes ombres et de prédécesseurs illustres, devient un artiste original, sans filiation excessive ou exagérée et, à ce jour en tout cas, sans descendance artistique.
00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (7)
Commentaires
A mon avis, il faut chercher l’origine de ce qui discrédite Ferré aux yeux de certains dans le statut même de la chanson. La poésie telle que la pratiquaient Rimbaud ou Baudelaire appartient de plein droit à la grande littérature, tandis que la chanson, quelle que soit la qualité de son texte, est assimilée à la chansonnette et donc au divertissement populaire non sérieux.
Il en va de même pour certains types de textes. Prenons un auteur comme Simenon, par exemple. On peut penser ce que l’on veut du personnage (assez imbuvable au demeurant) ou de son œuvre (quand on a lu un ou deux romans on les a tous lus), il n’en reste pas moins que c’est un grand romancier, qui sait raconter une histoire. Il a même été capable de révolutionner le genre policier, trop axé jusqu’alors sur la seule intrigue et la recherche du coupable. Et pourtant, en se cantonnant dans ce genre parallèle, il est toujours resté en marge de la grande littérature. Il suffit de voir le mal qu’il s’est donné avec ses romans psychologiques (les non-Maigret) afin de tenter de se faire reconnaître par ses pairs pour comprendre qu’il avait lui-même conscience du problème. Rien n’y fera. Il restera un auteur de seconde zone et son entrée dans la Pléiade doit plus aux soucis financiers de cette collection qu’à une reconnaissance tardive de l’élite intellectuelle.
Ferré souffre donc, à mon avis, de ce mépris de l’institution pour les genres mineurs ou populaires. Pourtant, en mettant en musique nos grands poètes, il a su leur redonner une nouvelle vie et les faire découvrir à un large public. Son rôle n’est donc pas négligeable. Quant à ses propres textes, il est clair pour moi qu’ils relèvent de vraie poésie. Paradoxalement, s’il s’était contenté de les publier sans les chanter, il serait demeuré quasiment inconnu. Le recours à la musique a donc été un tremplin tout en le cantonnant ipso facto dans un genre parallèle.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 10 janvier 2007
Bien sûr. Depuis que je l'ai découvert, en 1969, le débat ressurgit. Cela continuera sans doute. Les générations se succèdent et se posent les mêmes questions, on n'y peut rien.
Je proposerai dans quelques jours une note sur la recherche universitaire récente (articles dans des revues spécialisées) pour laquelle je prends connaissance d'une documentation que je suis en train de réunir.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 10 janvier 2007
Le commentaire ci-dessus a été écrit ce matin à 10 h 10. Il apparaît ce soir à 21 h. Mes excuses à Feuilly, qui a peut-être cru que je ne répondais pas. C'est Haut et Fort qui fonctionne mal.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 10 janvier 2007
C'est une des constantes des milieux cultivés d'attendre que l'histoire réelle les oblige à considérer, toujours avec un temps de retard la richesse des courants mal appréciés, et leurs grandes figures.
"Les révolutions ? Parlons-en !
[...] Et quand ça vous intéresse, il est trop tard, on vous dit qu'il s'en prépare une autre"
Les milieux cultivés, cad la bourgeoisie.
Ferré redouble le statut dévalorisé de la chanson en ce qu'il personnifie l'inconscient de classe que la bourgeoisie essaye à tout prix de fuir.
Ferré c'est le corps, le désir, la vie, la mort. "Ca sent des pieds", "ça crie", ça geule, c'est "l'or de la boue", les "roses de la merde", de l'art avec du popu.
Tiens ?
Re-sémentisation !
"Certains de mes détracteurs m'ayant accusé d'être vulgaire... etc."
Par son existence même Ferré est un camouflet permanent à l'obsessionnel effroi bourgeois de faire "peuple".
Le couteau dans la plaie.
Question : Ferré ne pourra-t-il sortir du Purgatoire que dé-sémantisé ?...
Écrit par : The Owl | jeudi, 11 janvier 2007
A propos de "l'inconscient de classe que la bourgeoisie essaye à tout prix de fuir" et de "l'obsessionnel effroi bourgeois de faire "peuple"", on lira demain une note sur la critique universitaire. Une partie de ma note va dans le même sens (une partie seulement).
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 11 janvier 2007
puisqu'il est ici question de poésie et/ou chanson,de parentés et d'influence,j'ai en découvrant Ferré vers 58-à 14 ans pensé aussitôt à des poètes que je connaissais:Laforgue,Corbière,Jarry aussi;j'ai encore toujours l'idée d'un cousinage à chercher de ce côté-là:c'est une voie qui a été très peu explorée à ce jour...Vers 64 ou 65,j'ai entendu à la radio la retransmission d'un récital où Ferré chantait les poètes(Aragon, Baudelaire,etc..) et au cours duquel Madeleine Ferré a récité(ou lu?) intégralement le long poème de Corbière"le poète contumace";je n'ai jamais retrouvé mention de cette partipation active de Madeleine dans aucun ouvrage.On devrait pouvoir dater ce récital;il y a encore tant de trésors dans les archives radio!
Écrit par : francis delval | mardi, 16 janvier 2007
Diable ! Vous êtes décidément celui qui apporte des nouvelles inédites ! Si vous en savez davantage un jour, dites-le nous.
Pour ce qui est de Laforgue, vous savez certainement que deux poèmes de lui ont été mis en musique par Léo Ferré : Complainte du pauvre jeune homme et Je ne suis qu'un viveur lunaire -- mais n'ont pas été enregistrés.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 16 janvier 2007
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