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vendredi, 12 janvier 2007

Trois aspects de la recherche universitaire

Le commentaire ferréen, ce n’est pas seulement la rubrique des spectacles des quotidiens, les potins de tel ou tel magazine, les sites de vente et d’enchères. Discrètement, la recherche s’installe. La vie et l’œuvre de Léo Ferré font ainsi, parfois, l’objet d’études universitaires fort spécialisées qui portent sur des domaines très différents. J’ai relevé trois textes, mais il en existe certainement davantage.

 

Domaine juridique

Claude Champaud, « Apollon et Mercure, à propos de l’affaire Léo Ferré-Barclay », in Revue internationale du droit d’auteur, n° LXI, juillet 1969. Vingt-quatre pages (édition trilingue français-anglais-espagnol).

Passionnante étude de Claude Champaud, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Rennes, qui montre que l’affaire de la chanson À une chanteuse morte est un avatar du conflit permanent qui, entre l’art et le commerce, existe depuis la nuit des temps. Loin des potins et des cancans habituels, Champaud pose le problème de « la nature juridique du disque en tant qu’œuvre artistique, par exemple, et par voie de conséquence, la consistance et l’étendue des droits que l’artiste peut revendiquer sur cette œuvre ». Il pose une autre question, celle de « la censure que l’éditeur peut exercer sur l’œuvre de l’auteur-exécutant à raison des répercussions que les paroles censurées pourraient avoir à son égard ». Il étend les problèmes du droit de la propriété intellectuelle à ceux posés par l’invention du microsillon et du transistor. Dans une langue d’une parfaite limpidité, loin de tout jargon juridique, Champaud renvoie dos à dos mais avec une évidente sympathie et une grande honnêteté, Léo Ferré, « le poète, un vrai, qui chante aussi bien qu’il écrit les paroles et la musique », poète qui « remplit une fonction sociale évidente et défoulante en faisant vibrer la corde anarchiste qui, dans l’âme des Français, se rencontre tout à côté de la corde cocardière » – et l’éditeur, « efficace et chanceux, qui connaît son métier et son marché et sait aussi bien faire éclore les éphémères talents qu’éditer les génies confirmés ». Il met en scène l’ombre « de la chanteuse morte, sainte et idolâtrée » et « le personnage inquiétant de l’impresario de l’idole vivante ». Une étude d’une réjouissante intelligence et, j’y insiste, d’une parfaite lisibilité, avec toutes les analyses juridiques qu’on peut souhaiter et une conclusion ouverte, comme il se doit. Un texte de haute tenue.

 

Domaine littéraire 

Alain Corbellari, « De Rutebeuf à Léo Ferré : les fortunes du "poète maudit" », in Médiévales, n° 23, « Réception du Moyen-Âge dans la culture moderne », Amiens, Presses du Centre d’études médiévales de l’université de Picardie, 2002. Neuf pages.

Cette étude serait intéressante si, d’évidence, ne la sous-tendait pas une très nette défiance de l’auteur envers Léo Ferré. On s’étonne même d’une si faible sympathie dans la mesure où Corbellari reconnaît « la voix inspirée du chanteur », reconnaît encore qu’« on ne parviendra ni à prouver avec certitude que sa connaissance de l’ancien français est défectueuse, ni (et encore moins) que sa chanson [est] un patchwork stylistique ». Ce que l’auteur veut signifier, lorsqu’il en arrive, dans son étude, à Ferré, c’est que celui-ci a démonté les poèmes originaux pour effectuer un montage propre, ce que tout le monde sait depuis 1955. Ce qui est plus intéressant, c’est sa démonstration qu’en effectuant ce montage, Léo Ferré a fait de Rutebeuf son double et qu’il a tiré le sens des poésies originales vers une complainte du poète maudit auquel lui-même s’identifie. L’acharnement que met Corbellari à le prouver devient très étonnant, dans la mesure où on l’admet sans difficulté. Le problème est que, parlant de la chanson, le médiéviste avance deux dates et que les deux sont fausses. Il nous assure sans rire que Pauvre Rutebeuf date de 1958 (sans doute parce qu’il ne connaît que l’enregistrement effectué à Bobino en janvier de cette année) et parle ensuite d’une autre version « extraordinairement étirée » qu’il date de 1990 (il faut sans doute lire 1986, dans l’enregistrement du spectacle du TLP-Déjazet, Léo Ferré chante les poètes). Corbellari écrit : « L’équation pauvreté = liberté = génie dessine l’auréole du poète maudit autour du chanteur », ce qui est ignorer totalement le dégoût sans fin qu’inspirait à Ferré la pauvreté qu’il avait connue (« La vie d’artiste, l’important, c’est de pouvoir en sortir », disait-il, en cela précédé et conforté par Rimbaud : « J’exècre la misère »). Il déduit que « les modifications que Ferré apporte au contenu s’expliquent bien mieux par une adaptation directe du texte original que par un travail sur des versions plus ou moins traduites et un détail textuel (le "droit au cul", coquille pour "froit au cul") désigne sa source de manière sûre : c’est l’anthologie médiévale de la Pléiade, dirigée par Albert Pauphilet en 1952 ». On le croit sans peine. On aime moins lorsqu’il parle de « tripatouillage », avançant que Ferré « refusant (ou ne comprenant pas ?) la technique du "tercet coué" » transforme « les vers entrelacés de Rutebeuf en une série de petites strophes autonomes qui éloignent le texte de sa versification première pour le rapprocher des conventions modernes de la poésie strophique chantée » – ce qui est parfaitement exact mais le terme de « tripatouillage » évoque une malhonnêteté qui n’est certainement pas réelle. On mesure aussi combien Corbellari refuse (ou ne comprend pas ?) le travail de « mise en chanson », comme disait Aragon, d’un poème original : les textes d’Aragon (et de nombreux autres) devenus chansons sont aussi découpés et remontés, pas seulement chez Ferré (Ferrat s’en donne à cœur joie et Brassens coupe des strophes multiples chez Hugo). Au fond, c’est toujours le refus de la poésie chantée, problème longuement évoqué ici dans le texte Avec Luc Bérimont, question qui a fait se déchirer intellectuellement tant d’auteurs durant des années, au mépris de l’histoire de la poésie, chantée dès l’origine. La preuve : « Il a fallu attendre le livre de Nancy Freeman-Regalado, en 1970, pour voir paraître la première étude érudite sérieuse sur Rutebeuf, alors même que le poète connaissait un succès public si retentissant ; mais ceci explique peut-être cela ». Pour Corbellari, la chanson et le succès populaire empêchent l’étude sérieuse. Attitude de mandarin car, au vrai, en quoi est-ce incompatible ? On ne recopiera pas ici l’ensemble des accusations portées contre Ferré, ce serait long et vain. Il suffira peut-être de relever que l’auteur attribue à Léo Ferré, parmi ses transformations des poèmes originaux, « un suggestif syntagme ». Quel est-il ? « Pauvre d’hiver ». Est-il utile de préciser que la chanson ne contient nulle part ce syntagme ? On regrette cette aigreur de la part de l’auteur de l’étude : ce qu’il avance n’est pas faux, peut à tout le moins être pris en compte. Il n’était pas besoin de tant d’acrimonie pour exposer un point de vue légitime.

 

Domaine sociologique 

Peter Hawkins (du département de Français à luniversité de Bristol), « The career of Léo Ferré : a bourdieusian analysis », in Barbara Lebrun et Catherine Franc, « French popular music conference », actes du colloque de luniversité de Manchester, Angleterre, 19-20 juin 2003, publiés dans la revue Copyright Volume !, n° 2, 2003. La préface indique : « Analysant la carrière de Léo Ferré à travers le modèle sociologique de Pierre Bourdieu, Peter Hawkins démontre à la fois la fascinante ambivalence de l’artiste (dont l’engagement politique s’accompagne d’un fort succès commercial) et les limites de cet appareil théorique (qui souligne le processus de légitimation culturelle mais omet le rôle des facteurs politiques) ». Treize pages.

Très décevante communication, d’autant plus décevante qu’elle constitue – à ma connaissance, évidemment – le seul document en langue anglaise consacré à Léo Ferré. Une série de portes ouvertes qu’on enfonce gaiement. Rien de neuf n’est apporté. Il n’y a pas de commentaire à proprement parler, moins encore d’étude, seulement un bref exposé de la vie et de l’œuvre de Léo Ferré découpées en périodes (avec de nombreuses dates fausses). La conclusion est que Ferré n’a pas pu réunir les trois champs (chanson populaire, musique classique, poésie mise en musique et chantée) de sa création, champs que délimite Hawkins, suivant en cela Bourdieu, dit-il (tout en précisant que le modèle de Bourdieu est insuffisant puisqu’il ne comprend pas de champ politique). Il n’est pas parvenu à effectuer cette fusion qu’il portait en lui, c’est-à-dire à l’installer durablement dans la culture française. Selon Hawkins, Ferré était, politiquement, d’un anarchisme vécu non comme un programme politique mais comme une prise de position morale et individuelle, alors qu’il était plutôt proche, en réalité, du Parti communiste (adhésion de cinq minutes en 1948, disque d’Aragon, admiration de Marx, fête de L’Humanité sont les exemples donnés par l’auteur, sans aucune espèce d’éclairage).

00:00 Publié dans Recherche | Lien permanent | Commentaires (10)

Commentaires

j'avais lu dans les années 60 un article disant que le texte de "pauvre rutebeuf" avait été établi par ferré avec p seghers et pierre emmanuel,un travail collectif de transcription.quant à Bourdieu, dans "la distinction"-son plus mauvais livre-il situe Ferré proche des "secondaires-supérieurs",plutot de gauche,brel et brassens plus près du primaire-secondaire,ce qui n'éclaire rien du tout;j'aime bien bourdieu qui a été un de mes profs à Lille,mais il y a des faiblesses chez lui qu'on ne peut accepter

Écrit par : francis delval | lundi, 15 janvier 2007

Pauvre Rutebeuf établi avec Seghers et P. Emmanuel ? Ah, ça, c'est la première fois que j'entends ça. L'hypothèse est séduisante mais, à ma connaissance, fausse. Et si le montage d'extraits est titré Pauvre Rutebeuf, c'est à mon avis par allusion au Pauvre Lélian de Verlaine, une belle trouvaille et sa meilleure anagramme.

Je ne sache pas que Léo Ferré ait jamais rencontré Pierre Emmanuel. Mais je ne sais pas tout.

Primaire-secondaire, secondaire-supérieur, voilà qui aurait bien fait rire Ferré ! Je n'ai rien contre Bourdieu, mais vraiment, cataloguer les êtres à ce point, c'est terrible. Pourquoi pas douzième de supérieur primaire ? Je sais bien que les niveaux socio-culturels existent indéniablement, mais qu'on en fasse des cloisons aussi étanches m'agace beaucoup.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 15 janvier 2007

Bourdieu fondait son raisonnement, pour montrer que les goûts dépendaient du niveau socio-culturel, sur des enquêtes sociologiques, en gros des sondages, portant sur des échantillons de populations très restreints, pas forcément très représentatifs. Cela dit, même si le public de Ferré a problement changé au fil du temps (Bourdieu montrait que, contrairement à Brel qui plaisait à un public populaire, Ferré "s'adressait" à un public un peu plus cultivé et notamment les professions libérales) et si la méthode de Bourdieu paraît assez fragile, ses conclusions font que ce livre demeure incontournable, aujourd'hui encore.

J.L.: "Si le montage d'extraits est titré Pauvre Rutebeuf, c'est à mon avis par allusion au Pauvre Lélian de Verlaine": et pourquoi pas, plus simplement, au poème de Rutebeuf intitulé "La Pauvreté Rutebeuf"? De plus, "pauvre" ("povre") est un vocable qui revient souvent chez Rutebeuf.

Des trois articles dont vous rendez compte, celui qui paraît le plus intéressant, c'est bien celui d'Alain Corbellari. Au fond, la seule chose que vous pouvez lui reprocher, en plus de quelques erreurs, c'est son "antipathie" pour Ferré. Or, il me semble qu'avec "Pauvre Rutebeuf", on est davantage effectivement dans la construction/la tradition d'un mythe, que dans la "popularisation" (comme on disait avant la guerre) de textes médiévaux, même si visiblement, Ferré a voulu maintenir un "tour" archaïsant dans sa traduction-patchwork (comme cela se faisait beaucoup: Ferré n'est pas l'inventeur de la "chanson-troubadour" ni des chansons adaptées de complaintes médiévales), conduisant à une asceptisation du texte original, qu'un spécialiste est bien en droit de regretter. Au fond, on serait dans la perpétuation d'une rhétorique héritée de la fin du XIXe siècle, qui sévit encore dans les cabarets.

De sorte que j'ai du mal à vous suivre totalement, The Owl et vous-même, lorsque vous parlez de la force "subversive" de la poésie de Ferré. Car:

1°) s'il est ridicule en effet de vouloir comparer Ferré à Baudelaire, Verlaine, Rimbaud..., il existe néanmoins d'autres grands poètes, qui sont des poètes de son temps (eh oui! ça existe!).
2°) si l'on se place d'un point de vue sociologique, à la Bourdieu, Ferré ne se fait-il pas une idée de la poésie et de l'art un peu compassée, voire petit bourgeoise?

Écrit par : gluglups | lundi, 15 janvier 2007

Pour cette question de Pauvre Rutebeuf-Pauvre Lélian, je dis bien : à mon avis. Mais je me trompe peut-être.

"la seule chose que vous pouvez lui reprocher, en plus de quelques erreurs, c'est son "antipathie" pour Ferré" : oui, effectivement. Je le dis bien, "il n’était pas besoin de tant d’acrimonie pour exposer un point de vue légitime". Tout ce qu'il avance peut être pris en compte, éventuellement discuté, mais n'est pas idiot du tout. On se demande vraiment pourquoi son étude est sous-tendue par cette antipathie qui ne change rien à son propos. Il n'a pas su dépassionner son texte, c'est regrettable au stade de l'étude universitaire. On dirait Layani dans ses pires moments (rires), mais à l'opposé.

"une idée de la poésie et de l'art un peu compassée, voire petit bourgeoise" : ça, c'est tout un sujet à développer. Dans le même temps, il se fait cette idée-là et lutte contre, selon les textes, selon les moments. Héritage d'une éducation, d'un contexte socio-culturel et spatio-temporel, forcément. Il y a ces deux pulsions simultanées, je crois.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 16 janvier 2007

à propos de Rutebeuf,je ne fais que transmettre "l'info",bien que j'aie toujours été étonné que Ferré ait pu connaître Emmanuel.On trouvait dans les années 50-60 plusieurs textes de Rutebeuf,en ancien français et en traduction,dans le Lagarde et Michard du moyen-âge,dont"la complainte Rutebeuf",que l'on étudiait en troisième...
quant à Bourdieu,je me suis mal fait entendre:ce n'est pas Ferré qui relève du sec/sup,mais son public:dans l'espace des goûts,Bourdieu raisonne en termes de proximité-gluglups l'a bien expliqué;je respecte le travail de Bourdieu,mais le livre "la distinction"n'est plus guère utilisable;si on utilise Bourdieu de façon mécanique,sans précaution de méthode,on tombe vite dans la caricature de l'article anglais;Bourdieu devait mal connaître Ferré par ailleurs:il le crédite d'une licence de lettres.....

Écrit par : francis delval | mardi, 16 janvier 2007

Je suis très intrigué par cette information concernant Seghers et P. Emmanuel. Je la pense fausse, mais je me demande ce qui a bien pu faire naître et affirmer cette idée.

"ce n'est pas Ferré qui relève du sec/sup, mais son public" : c'était vrai au temps des cabarets, dans les années 50 et les premières années 60. Pas toujours, par la suite. Dans la mouvance de 1968, il y a eu tous les publics. Il est vrai toutefois que secondaire et supérieur prédominaient certainement.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 16 janvier 2007

désolé,jacques Layani,de ne pouvoir vous en dire plus;j'ai retenu l'info,très ancienne,mais non la source;je l'avais trouvée bizarre imaginant mal ferré participant à un travail collectif d'écriture!cela dit-mais c'est de peu d'importance-il est peu probable,mais non impossible qu'il ai rencontré Emmanuel,grand ami de Seghers depuis la résistance,et aussi de Max-Pol fouchet qui aimait beaucoup Ferré : il fit'dès 1958,figurer deux de ses poèmes("paris" et "madame la misère") dans son anthologie thématique de la poésie française.

Écrit par : francis delval | mardi, 16 janvier 2007

Oui, j'ai ce livre.

La rencontre n'est pas improbable en effet, c'est bien pour cela qu'elle m'intrigue. A suivre.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 16 janvier 2007

Peut-on dire que Ferré défend une conception bourgeoise de la poésie quand on sait à quel point il exécrait Saint John Perse ?

Écrit par : Question | samedi, 20 janvier 2007

Je ne crois pas que ce soit exactement ce qui a été avancé par Gluglups et nuancé par moi.

Il n'a pas été question de "défendre une conception" mais de "se faire une idée". Ni de "bourgeoise" mais d'"un peu compassée voire petit bourgeoise". J'ai répondu : "dans le même temps, il se fait cette idée-là et lutte contre".

J'ai dit aussi qu'il faudrait développer. L'examen de ce point vaudrait une longue note et je ne peux pas la faire pour le moment.

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 20 janvier 2007

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