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dimanche, 14 janvier 2007

De l’utopie

Le rêve d’un monde meilleur, chez les poètes lyriques, s’exprime toujours par l’évocation (l’invocation) de lendemains qui chantent. C’est cette expression qui contrebalance le désespoir exprimé au fil de leur œuvre et procure au lecteur ou à l’auditeur l’indispensable ressource d’espoir, ce même espoir dont le poète a lui-même besoin pour poursuivre et sa vie et son travail. Cette double postulation est constante, elle est même constitutive de l’art, dans toutes ses disciplines. On peut appeler « utopie » ces lendemains plus beaux, rêvés et promis.

Chez Léo Ferré, l’utopie s’exprime en de nombreux endroits, très souvent sous la forme « Un jour », très souvent aussi à travers le mot « Quand », sans même parler de l’appel, constant dans l’œuvre, à « l’an dix-mille ».

« Un jour nous nous embarquerons sur l’étang de nos souvenirs », est-il écrit dans L’Étang chimérique et cette prophétie est doublée d’un « Un jour nous nous embarquerons mon doux Pierrot ma grande amie / Pour ne jamais plus revenir ».

« Un jour » peut être exprimé d’une manière moins vague. Il s’agit alors de « Quand ». Quand… quoi ? « Quand il y aura » (Allende), « Quand je sombrerai » (Le Parvenu), « Quand je fumerai autre chose que des celtiques », « Quand le soleil se lèvera ». On remarque que ce « quand » peut être la mort (les Celtiques ou la fin du Parvenu ; ou bien encore, peut-être, le non-retour de L’Étang chimérique), celle-ci étant alors l’âge meilleur. Mais l’espoir est toujours présent : « Quand il y aura des mots plus forts que les canons / Ceux qui tonnent déjà dans nos mémoires brèves / Quand les tyrans tireurs tireront sur nos rêves / Parce que de nos rêv’s lèvera la moisson ». La chanson Allende est ainsi une suite de vers dédiés à l’espoir, dans une construction anaphorique.

Au « Quand » doit nécessairement répondre quelque chose, sans quoi le propos ne serait plus cohérent et l’artiste lui-même s’y perdrait. Survient donc « alors », qui est l’essor de la parole proférée vers le résultat du « Quand » enfin atteint. « Alors nous irons réveiller Allende », « Alors… Alors… le pouvoir fera sous lui ».

Bien sûr, le comble de l’utopie est atteint dans Il n’y a plus rien, dont le final disait initialement : « Un jour, dans dix-mille ans » avant de conclure : « Nous aurons tout dans dix-mille ans ». En 1984, au Théâtre des Champs-Élysées, le propos est modifié et comporte une rémission : « Un jour, bientôt peut-être », puis : « Nous aurons tout demain matin ». La même année, à l’Olympia, la chute devient : « Nous aurons tout demain matin, si tu veux ». Il y a toujours l’espoir, mais le « tu » (à la fois le public dans son ensemble et chacun des lecteurs-auditeurs-spectateurs individuellement) est mis à contribution et doit prendre sa part de responsabilités, assumer sa part d’action pour que survienne l’utopie.

Cette utopie, quelle est-elle ? Elle est expressément décrite dans L’Âge d’or : il n’est donc pas utile d’épiloguer, moins encore de paraphraser la chanson. L’âge d’or est présent dans notre littérature et notre imaginaire depuis – au moins – Virgile.

Il faudra quelque jour étudier l’emploi du futur de l’indicatif chez Léo Ferré, qu’il exprime une soumission à l’inéluctable (« Puisque les voyag’s forment la jeunesse / J’te dirai mon ami à ton tour ») ou une tension vers autre chose (« Je prendrai tes deux mains de brume dans mes mains / Et les tendrai vers quoi je ne puis tendre seul »). Il faudrait de même comparer l’emploi du conditionnel dans À vendre et dans L’Opéra du ciel.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (5)

Commentaires

Ce futur de l’indicatif marque donc une certitude alors que le monde meilleur auquel Ferré aspire, simple fruit des désirs du poète, aurait dû logiquement s’exprimer au conditionnel. Il y a donc en effet chez l’artiste ce besoin de croire à quelque chose qui ne devrait pas manquer de se réaliser.

Pourtant, bien que le meilleur soit donc devant nous, le temps qui passe est à son tour source d’angoisse puisqu’il débouche inexorablement sur la mort (« Avec le temps »). D’où, sans doute, la nécessité pour Ferré de se soustraire parfois à l’emprise du temps et du monde en s’isolant (la nature sauvage et vierge sur une île de Bretagne ou la Toscane cultivée de la Renaissance). Dans ces lieux « intemporels », il se ressource et plonge en lui-même, loin des bruits de la cité. Poète engagé qui dénonce les injustices qu’il voit, il a besoin, de temps à autre, de se trouver « en-dehors » du circuit classique et de la vie quotidienne. Cet ailleurs géographique est donc aussi un ailleurs intemporel, où le temps ne s’écoule pas et où la vie intérieure peut s’exprimer.

D’où aussi ce regard vers le passé, vers ces poètes du Moyen-Age que sont Rutebeuf et Villon. Il s’agit alors d’un véritable retour aux sources de la poésie lyrique et existentielle puisque ces poètes des origines expriment à la fois la misère humaine et la croyance en un Dieu de miséricorde. Chez eux malheur et mystique se rejoignent et forment une belle synthèse. Celle-ci devait plaire à Ferré, ce poète écorché vif qui aspirait lui aussi à un monde meilleur, où les individus ne vivraient plus opprimés (dans tous les sens du terme). Et si les lendemains dont il rêve ne sont pas religieux ni uniquement politiques, ils sont au moins poétiques.

Ferré est donc dans un « ailleurs » permanent (« je suis d’un autre monde que le vôtre, d’une autre solitude »), celui des créateurs, tels Van Gogh ou Beethoven (lequel parvenait à créer des symphonies malgré sa surdité, ce qui le place dans un univers singulier, où seule existe la musique).

Écrit par : Feuilly | lundi, 15 janvier 2007

Bien sûr, Feuilly. Mais nous sommes ici en "Jalons", c'est-à-dire à l'étude de la langue de Léo Ferré. J'aimerais bien que quelqu'un tente de faire cette comparaison entre l’emploi du conditionnel dans À vendre et ce même emploi dans L’Opéra du ciel.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 15 janvier 2007

L'Utopie serait donc aussi une Uchronie et ces futurs, une tension vers la mort, comme le suggère Feuilly.

La structure "Quand + futur": un héritage du "Temps des cerises"???

Bizarrement, l'emploi du conditionnel dans "L’Opéra du ciel" semble donner lieu à des propositions beaucoup plus concrètes et presque politiques au sens large (même si elles sont suspendues par l'imparfait), quand la force assertive et prophétique du futur introduit une (sur)réalité qui se dérobe définitivement, un no man's land poétique. Autrement dit, le conditionnel serait humaniste, il parlerait de l'homme (et de l'impuissance de Dieu face au mal), alors que le futur, lui, parlerait du poète. Enfin, ce n'est qu'une hypothèse :) ... à partir des exemples que vous donnez.

Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007

... à partir des exemples que vous donnez... Euh, j'ai oublié "A vendre", en fait.

Écrit par : gluglups | dimanche, 21 janvier 2007

Eh bien voilà, vous avez dit l'essentiel de ce que je me promettais d'écrire. Formidable. Merci.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 21 janvier 2007

Les commentaires sont fermés.