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mercredi, 24 janvier 2007

Du portrait à l’épure

Léo Ferré est aussi un portraitiste. La chanson Les Retraités le montre suffisamment : traits acérés, ton à la fois caustique et désolé, personnages situés dans un décor, il s’agit bien d’un portrait brossé sans complaisance. Les Parisiens en est un autre, d’un ton différent, plus humoristique, plus complice – mais tout aussi lucide, si davantage enlevé.

À l’opposé, le tryptique Les Poètes, Les Artistes, Les Musiciens ne constitue pas réellement une série de portraits, pas plus que Les Anarchistes. On peut se demander pourquoi Retraités et Parisiens sont des textes très visuels, les quatre autres moins.

Certainement parce que ces quatre autres sont plus allusifs, parce que l’auteur y emploie la troisième personne du pluriel : « Ils » désigne poètes, artistes, musiciens, anarchistes (ce « Ils » est moins fréquent dans Les Parisiens, pas du tout dans Les Retraités). On ne les ressent pas comme des personnages dans un décor, bien plutôt comme des entités éternelles, fraternelles. Ils sont surtout des épures. Et puis, on devine que de ces quatre-là, Léo Ferré se sent très proche, évidemment.

Un cas intéressant, celui des Copains d’la neuille qui est certes un portrait mais sans description précise, plutôt une suite de contours, de silhouettes et, surtout, une détermination essentiellement effectuée par les mots. Ici, le registre de langue paraît être la peinture même, ce qui constitue une piquante transmutation du matériau en création. Comme si l’outil devenait l’objet qu’il fabrique.

Naturellement, on n’oubliera pas la plaisante série de portraits en prose contenus dans le roman Benoît Misère, série que Georges Coulonges qualifia d’« aimable collection de gravures anciennes (...) que l’auteur contemple tour à tour avec tendresse ou avec une ironie désabusée » [1]. Cette définition n’est pas fausse. On peut encore considérer que L’Opéra du pauvre comprend beaucoup de portraits « indirects », ceux que dressent d’eux-mêmes les témoins appelés à la barre : ils se peignent alors par des mots, des déclarations, l’aveu de leurs rêves et de leurs problèmes. C’est un aspect de Ferré portraitiste qui vaut bien non une messe, mais une note. On y reviendra.

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[1]. Europe, avril-mai 1971.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (19)

Commentaires

mettriez-vous des chansons comme "les vieux copains","cloclo la cloche",voire "ça t'va","la vieille pèlerine" ou pourquoi pas "pépée"dans la même "galerie de portraits"? ne s'agit-il pas d'autres formes de l'art ferréen du "croquis",même si ces textes jouent en même temps fortement avec les affects,entrelacés au visuel...?Une définition plus "fine" de ferré portraitiste m'intéresserait vivement;ce n'est pas un critique, mais une invite à aller plus loin......

Écrit par : francis delval | mercredi, 24 janvier 2007

Le 'ils" employé dans "Les Poètes", "Les Artistes"ou "Les Musiciens" renvoie moins à des individus précis qu'à la Poésie ou à la Musique (avec une majuscule).

Par contre, dans une chanson comme « Les Etrangers », on a un appel direct à un personnage (« Lochu, tu t’en souviens ?… »), une apostrophe (« Regarde-la ta quille à la mer en allée »). Mais s’il y a une complicité évidente, il n’y a pas de portrait de Lochu, simplement l’évocation de souvenirs communs. Souvenirs qui s’élargissent immédiatement à plusieurs personnages (« On était trois copains au bout de mille nuits ») ou même qui évoquent une multitude (« Quand la mer se ramène avec des étrangers, En Bretagne y'a toujours la crêperie d'à côté»).

Notons que dans cette chanson, on retrouve l’évocation d’un futur improbable auquel on a déjà fait allusion dans une autre note (« Et c'est pas comme demain en l'An de l'An Dix mille »). Ici ce futur est mis en parallèle avec un passé idyllique (« Lochu tu t'en souviens c'était beau dans ce temps-là, La mer dans les Soleils avec ou bien sans quille, Un bateau dans les dents des étoiles dans la voix »)

Le texte se termine par le vers « L'An Dix mille... Lochu? Tu te rappelles? », sans qu’on puisse dire si Ferré fait allusion aux conversations qu’il aurait eues avec Lochu au sujet d’un monde meilleur, forcément à venir ou si au contraire c’est cet été en Bretagne, chargé d’émotions, qui, à posteriori, représente l’an 10.000.

Écrit par : Feuilly | jeudi, 25 janvier 2007

Cloclo-la-Cloche n'est pas un portrait, mais une histoire, un récit, à mon avis. La Vieille pèlerine est une évocation, Ca t'va une dédicace (au sens verlainien du terme), Pépée presque un requiem... Pourquoi ? Parce que, comme vous le dites vous-même, ces textes "jouent en même temps fortement avec les affects, entrelacés au visuel". Cela vaudrait certainement un développement, mais peut-être vaudrait-il mieux qu'il vînt de vous, puisque vous avez eu l'idée initiale ? Ce n'est pas pour me défiler, mais on rédige bien mieux ce à quoi on a pensé soi-même plutôt que ce qu'on nous a suggéré.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 25 janvier 2007

Mon commentaire répondait à Francis. Il s'est croisé avec celui de Feuilly.

Feuilly : Les Etrangers, c'est une chanson pour saluer une personne en particulier, à savoir René Lochu. Toutes les allusions sont précises et se rapportent à un moment exactement connu. Léo Ferré rencontre Lochu au cours d'une tournée organisée en Bretagne en 1968, après qu'il eût changé de vie, tournée au cours de laquelle il écrit Pépée. Les trois copains sont Frot, Castanier et Ferré lui-même. Les crêpes, Lochu les avait apportées un jour où Ferré avait très faim et cela l'avait ému. Le souvenir "C'était beau dans c'temps-là" est une évocation de ces moments de 1968 vécus à quatre. La confusion est tout à fait volontaire, à la fin, avec l'an dix-mille, ainsi que tu le soulignes justement.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 25 janvier 2007

"Après qu'il eut changé de vie" et non "eût", la conjonction "après que" étant forcément suivie d'un indicatif puisque les faits ont déjà eu lieu.

(sourire amical).

Par ailleurs, comme on parle des chansons de Ferré relatives à ses souvenirs personnels, ne pourrait-on pas évoquerici "La mémoire et la mer", poème magnifique s'il en est mais particulièrement hermétique.

Écrit par : Feuilly | jeudi, 25 janvier 2007

Oui, d'accord, après qu'il eut, bon...

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 25 janvier 2007

J'ai l'impression que le "Ils" dans les anarchistes souligne le fait que Ferré s’adresse à un auditoire qui n’est pas partie prenante, étranger aux personnes dont il est question dans la chanson. Le qualificatif de « foutues idées » semble être l’opinion que se font les gens de l’anarchisme plus que celle que l’auteur s’en fait lui-même. C’est le ils dans ce qu’il a de péjoratif (les autres, la marge…) et qui est réhabilité par Ferré. C'est un procédé qui le différencie peut-être de l'autocélébration à laquelle se livrent certains (le nous), le culte du communisme…

Écrit par : Raoh | vendredi, 26 janvier 2007

C'est pas mal, cette idée de l'"auditoire qui n'est pas partie prenante", d'où le "Ils". Je vous suis volontiers.

Pour "foutues", je suis un peu moins d'accord. "Foutues" comme "fichues" peut avoir aussi un sens amical, complice, chaleureux : "c'est un foutu connard" est une insulte, mais "c'est un foutu compagnon" est un compliment. "J'ai essuyé une fichue tempête" est négatif, mais "J'ai fait un fichu repas" est positif. Merveilles de la langue française...

Pour le reste, je suis assez d'accord avec vous.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 26 janvier 2007

Oui. Je reconnais que votre explication concernant « foutues » est plus convaincante que la mienne que j’ai un peu tirée dans mon sens. Disons qu’on n’a pas besoin d’y faire référence pour justifier l’impression que l’utilisation du ils m’inspire.

Écrit par : Raoh | vendredi, 26 janvier 2007

En tout cas, c'est la première fois (à ma connaissance) que quelqu'un avance cette explication du "Ils". Elle est nouvelle pour moi et me séduit assez.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 26 janvier 2007

Je pense que Ferré se réjouissait à l'idée de pouvoir « violer l’oreille des gens » par le média radiophonique, en particulier de ceux qui n'appréciaient guère ses idées... Sans trop de rapport avec le "Ils" de tout à l’heure, je vois aussi dans « Ils ont frappé si fort qu’ils peuvent frapper encore » l’expression d’un souhait de la part de Ferré plus que l'expression d’une affirmation. Je ressens cela dans l’insistance qu’il porte sur le "encore" qui est certes une fin de couplet mais qui est plus que ça à l'écoute.

Écrit par : Raoh | vendredi, 26 janvier 2007

Oui, là, c'est sûr, à mon avis. D'une façon générale, il ne faut jamais négliger l'importance de la voix et de ce qu'il se promet d'en faire, dans ce qu'il écrit. Sa voix est belle, ample, forte. Il a du souffle, du coffre. Il sait frapper et caresser alternativement. Il utilisera à fond, à juste titre, les possibilités de la technique, disque et radio, scène bien sûr et un peu de télévision. Quand je pense que, dans Valeurs actuelles, en novembre 1970, on écrivait qu'il était "sans doute le seul à chanter aussi mal et aussi faux"...

On peut effectivement comprendre le "encore" comme vous le faites. Cela rejoint d'ailleurs l'utopie, le rêve, le désir parfois enfantin de Ferré qui pouvait taper du pied, pleurer, aussi facilement qu'un enfant.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 26 janvier 2007

Je trouve également que sa voix est puissante. D’ailleurs, Florent Pagny qui se targue d’en avoir une ne restitue pas « C’est extra » comme l’original. Mais, en même temps, comme il donne l'impression qu'il économise sa voix quand il parle (singulièrement après la fin des années 60), je ne peux pas m'empêcher de penser que les gens sourissent quand il l'entende dire à la télévision ou à la radio que s'il n'avait pas eu de voix, il n'aurait jamais fait ce métier. Y aurait d’ailleurs des alternances voix parlée/chantée vraisemblablement intéressantes à analyser dans certaines chanson comme « Ne chantez pas la mort où le mot murmuré (« la mort ») précède un exaltation (« Je la chante et dès lors ») du plus bel effet ! Concernant le « ils » comme procédé d’exclusion de l’auditoire, les contre exemples pourraient être La Marseillaise ou des chansons de Ferrat comme « En groupe, en ligue, en procession » ou « Méfions-nous ». La fin « Et c’est pour ça qu’ils sont toujours débout… Les anarchistes » laisse bien sous-entendre qu’on puisse pas en dire autant de tout le monde. C'est peut-être finalement une sorte de procédé qui empêche la récupération politique de la chanson, l'autocélébration...

Écrit par : Raoh | vendredi, 26 janvier 2007

"il donne l'impression qu'il économise sa voix quand il parle (singulièrement après la fin des années 60)" : il est cependant comme tout un chacun ; la voix change un peu avec les années, on ne peut guère y échapper -- le tabac n'y est pas pour rien. Mais, dans l'ensemble, la voix est restée puissante.

Je réfléchis à tout ce que vous dites ensuite : c'est intéressant.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 26 janvier 2007

C'est vrai que cette idée de l'auditoire qui n'est pas partie prenante est séduisante. Elle peut s'appliquer aux Artistes et aux Poètes également. Le "ils" qui les désignent en fait une catégorie à part, sacralisée en quelque sorte, une catégorie dont le public est exclu. Il y aurait le monde des poètes (l’empirée) et à l’opposé, le public, Ferré jouant le rôle du grand prêtre, de l’intermédiaire qui vient rendre accessible une vérité cachée et hermétique.

Jacques, à propos de ce « ils » parlait initialement d’entité éternelle et fraternelle. Les deux idées ne sont pas incompatibles. Ce monde des poètes est peut-être extérieur à nous, mais il nous apparaît comme sympathique. Notre drame, ce serait d’en être exclu alors que nous aspirerions à en faire partie. Il faudrait voir si Ferré ne joue pas sur ce registre volontairement. En excluant le public, il le met dans une position inconfortable, d’autant plus inconfortable que de prime abord les spectateurs qui viennent écouter Léo sont tout de même sensibles à l’univers poétique (et anarchique). L’emploi du « ils » qui les met irrémédiablement à distance serait un moyen pour les inciter à rompre avec leurs habitudes quotidiennes sclérosantes et les pousser à entrer eux aussi en poésie (ou en anarchie) . On rejoint l’idée déjà évoquée à propos de la phrase « Nous aurons tout demain matin, si tu veux. » Ce serait donc à nous de bouger pour que le monde devienne enfin semblable à celui que les poètes imaginent. Paradoxalement on n’est pas loin du message christique « Lève-toi et marche ». Il ne suffit donc pas d’écouter passivement les textes chantés sur scène et, confortablement installés dans notre fauteuil, de les apprécier sur le plan esthétique ou formel. Ferré nous demande d’aller plus loin, autrement dit de le rejoindre réellement dans ce monde que nous disons apprécier.

Écrit par : Feuilly | lundi, 29 janvier 2007

C'est vrai que cette idée de l'auditoire qui n'est pas partie prenante est séduisante. Elle peut s'appliquer aux Artistes et aux Poètes également. Le "ils" qui les désignent en fait une catégorie à part, sacralisée en quelque sorte, une catégorie dont le public est exclu. Il y aurait le monde des poètes (l’empirée) et à l’opposé, le public, Ferré jouant le rôle du grand prêtre, de l’intermédiaire qui vient rendre accessible une vérité cachée et hermétique.

Jacques, à propos de ce « ils » parlait initialement d’entité éternelle et fraternelle. Les deux idées ne sont pas incompatibles. Ce monde des poètes est peut-être extérieur à nous, mais il nous apparaît comme sympathique. Notre drame, ce serait d’en être exclu alors que nous aspirerions à en faire partie. Il faudrait voir si Ferré ne joue pas sur ce registre volontairement. En excluant le public, il le met dans une position inconfortable, d’autant plus inconfortable que de prime abord les spectateurs qui viennent écouter Léo sont tout de même sensibles à l’univers poétique (et anarchique). L’emploi du « ils » qui les met irrémédiablement à distance serait un moyen pour les inciter à rompre avec leurs habitudes quotidiennes sclérosantes et les pousser à entrer eux aussi en poésie (ou en anarchie) . On rejoint l’idée déjà évoquée à propos de la phrase « Nous aurons tout demain matin, si tu veux. » Ce serait donc à nous de bouger pour que le monde devienne enfin semblable à celui que les poètes imaginent. Paradoxalement on n’est pas loin du message christique « Lève-toi et marche ». Il ne suffit donc pas d’écouter passivement les textes chantés sur scène et, confortablement installés dans notre fauteuil, de les apprécier sur le plan esthétique ou formel. Ferré nous demande d’aller plus loin, autrement dit de le rejoindre réellement dans ce monde que nous disons apprécier.

Écrit par : Feuilly | lundi, 29 janvier 2007

Belle interprétation, Feuilly. Je ne me doutais pas, en écrivant le texte initial, qu'on irait dans ces directions nouvelles. Il était donc bon d'en parler.

"Message christique", dis-tu. Certes. "Cette parole de prophète", dit Ferré ailleurs. Il faudra débattre de l'aspect religieux de l'oeuvre, de la présence constante du péché et de la transgression de l'interdit comme source de plaisir et de libération. C'est un long, vaste sujet. Je ne peux pas tout écrire... J'y reviendrai.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 29 janvier 2007

Bonjour,
Je ne sais pas si cela correspond à la réserve exprimée par Francis mais je ne suis pas entièrement convaincu par cette appellation générale de "portrait". Vous êtes d'ailleurs obligé de la préciser, de la nuancer par la suite (contours, croquis, épure, traits...) cependant que vous concluez pourtant sur un "Ferré portraitiste".

Il me semble qu'avec l'idée de "portrait", que celui-ci ait un "support" réel ou fictif, on est dans l'ancrage référentiel et surtout dans la particularisation. Or n'est-ce pas contradictoire avec les pluriels employés? Dans ces chansons, on serait tout autant dans la définition que dans l'illustration. On serait davantage dans le type, le caractère, que dans le portrait.

JL: "Un cas intéressant, celui des Copains d’la neuille qui est certes un portrait mais sans description précise, plutôt une suite de contours, de silhouettes et, surtout, une détermination essentiellement effectuée par les mots. Ici, le registre de langue paraît être la peinture même, ce qui constitue une piquante transmutation du matériau en création. Comme si l’outil devenait l’objet qu’il fabrique.": je suis bien d'accord avec vous mais pourquoi vous rattacher encore à cette notion de "portrait"?

Écrit par : gluglups | lundi, 29 janvier 2007

Oui, vous n'avez peut-être pas tort. J'ai voulu trouver un terme générique.

Au vrai, je crois que je suis parti d'une idée de portrait avec Les Retraités et qu'ensuite, j'ai procédé par association d'idées, en relevant plus d'exceptions que de cas se rattachant à la règle.

Bon, c'est la preuve qu'avec ce blog, j'en apprends moi-même autant que ce que j'en apprends (peut-être) aux autres.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 29 janvier 2007

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