Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 05 avril 2007

Ce qu’on disait du récital donné à Bobino en 1967

On avait pris l’habitude, depuis l’installation de Léo Ferré en Italie, de parler d’« exil », de « retraite toscane », de « refuge toscan ». On montrait « le patriarche » sur ses terres, avec sa famille. Cependant, on disait la même chose, entre 1963 et 1968, de son installation dans le Lot : « l’ermite de Saint-Clair », « le sage de Gourdon », on évoquait « son repaire quercynois »… tant il est vrai – apparemment du moins – que, Villon le disait déjà, « Il n’est bon bec que de Paris ».

On s’intéressera ici à la réception qui fut celle du récital présenté à Bobino en 1967. Cette année, nul ne le savait encore bien sûr, devait être la dernière avant que Léo Ferré, justement, ne change de vie et que la société ne se transforme, quelques semaines plus tard. Les articles parus dans la presse à ce moment-là ont rétrospectivement valeur documentaire.

Où en est Ferré en 1967 ? Il enregistre un disque de treize chansons et intente un procès à Barclay qui n’en édite que douze. Il publie deux 30-cm entièrement consacrés à Baudelaire. Il achève le livre de souvenirs de son épouse, Les Mémoires d’un magnétophone, qu’il a imprimé lui-même. Il élève dans son domaine du Lot un très grand nombre d’animaux dont cinq chimpanzés parmi lesquels sa préférée, Pépée. Il s’est éloigné de Paris mais effectue de régulières tournées. Marie est déjà dans sa vie.

Il chante à Bobino au cours des mois de septembre et d’octobre, à 21 h sauf le mardi et les samedis et dimanches, à 15 h. Le programme vendu dans la salle comprend un extrait du livre de Charles Estienne. Il est accompagné au piano par Paul Castanier et, pour quelques chansons, par des bandes enregistrées.

Dans France-Soir du 22 septembre, Jacqueline Cartier écrit : « Il jette avec une jaillissante invention poétique des perles aux pourceaux que nous sommes. Des perles qu’il mêle à la boue qu’il remue. On prend le tout en pleine face. Sur une divine musique, moitié Mozart moitié java ».

Ce n’est pas l’opinion de Claude Sarraute dont l’affection et l’estime qu’elle voue habituellement à l’artiste sont pourtant connues : « On est tout surpris de découvrir sous la plume de ce merveilleux compositeur de grands arpèges nobles, des crescendos pathétiques et des effets d’orchestration d’un mauvais goût flagrant. Loin de faire ressortir ses textes, ils les recouvrent sous un flot limoneux, d’où émergent tout à coup, trop brèves pour être saisies et notées, une pensée taillée en diamant ou une image jaillie de l’étincelle de deux mots entrechoqués », déclare-t-elle dans Le Monde du 23. On suppose qu’elle pense aux orchestrations enregistrées de Defaye, qui ne méritent pas tant de sévérité, et qu’elle les attribue à Ferré lui-même.

« Le public aime ce poète grinçant qui n’a peur de rien, qui donne des coups de poing au nom de la liberté et de la vie. Avec un cœur gros comme ça », estime Paris-Match du 30.

À l’opposé de Claude Sarraute, Suzy Chevet, dans Le Monde libertaire daté septembre-octobre, trouve que ses « nouvelles chansons, tendres, incisives, fustigeantes », il les « a enveloppées dans une gaze d’harmonie somptueuse et délicate ». Elle ajoute, à la fin d’un long article : « Une fois de plus, seul devant la maffia, Léo Ferré a gagné la partie… On peut gager que la queue s’allongera rue de la Gaîté pour voir et entendre le grand poète anarchiste ».

Jean Warren juge, dans L’Écho de la mode du 8 au 14 octobre, qu’« il y a de la poésie dans le langage populaire, ses expressions et même ses injures. Il y a trop de système dans celle de Ferré, trop de métier dans les effets, trop de démagogie dans les clins d’œil. C’est de la propagande électorale. (…) Il m’a semblé que ces vingt chansons nouvelles (sur vingt-six) avaient quelque chose de cérébral qui leur ôtait de la chaleur et le contraste entre celles-ci et les autres, les anciennes, était violent comme un chaud et froid. (…) Je sais, Ferré, ce n’est pas que la bluette. Il a choisi la difficulté, il préfère la bagarre, il impose son style. Mais il n’a pas convaincu son public ».

Vingt-six chansons dont vingt nouvelles ? D’autres sources affirment : trente chansons dont vingt-six nouvelles (L’Aurore du 20 septembre). Le programme, dont on parlera plus loin, ne fournit aucune liste, aucun répertoire. L’enregistrement du spectacle, fait pour la radio, qui circule depuis quarante ans de cassette en cassette et de CD en CD, regoupe uniquement seize chansons dont dix nouvelles, mais il ne s’agit que d’extraits.

Lucien Nicolas pense, dans Diapason de novembre, que Ferré est un « jongleur de comparaisons efficaces (issues d’une technique personnelle qui va parfois jusqu’au procédé), maître dans l’art d’assembler nouvellement les mots pour expliquer mieux des façons nouvelles de voir et de penser, grand sabreur de personnages illustres, pointu comme un porc-épic et meurtri pourtant comme un oiseau ». Il ajoute que Léo Ferré « joue souvent de hardiesses faciles. Le vinaigre s’est imposé. Il reste tout de même un personnage habile et chaleureux qu’on peut encore écouter avec attention, plaisir et profit ».

Dans Le Cri du monde de novembre, Bernard Langlois remarque « un vieux bonhomme à la voix hésitante, aux gestes ridicules, aux effets trop appuyés ». Il estime qu’« il n’y a pas de désespoir, chez Ferré.  Seulement une hargne systématique et soigneusement entretenue, une révolte en conserve, un anarchisme qui fait le trottoir ». Il frappe : « Si c’est ça Ferré, merde à Ferré ! » Et puis, il revient sur ses pas : « Le meilleur côtoie le pire. D’un tas de fumier sort, çà et là, une fleur merveilleuse de délicatesse et de beauté. (…) Allons, M. Ferré, (…) vous valez mieux que ce triste cinéma de Bobino 1967. Vous valez mieux que cette querelle stupide et publicitaire avec M. Stark. Vous valez mieux que ces dernières chansons-recettes, truffées de gros mots et d’effets faciles. Laissez donc les beatniks sur les bords de Seine. N’épousez pas leurs révoltes : à vingt ans, elles leur vont bien. Vous en avez tantôt soixante. Ce serait tellement dommage que vous deveniez le Maurice Chevalier de la chanson anarchiste ! »

Tantôt soixante ? Langlois a le raccourci excessif : en 1967, Ferré a cinquante et un ans. Quant aux jeunes, l’année suivante les verra l’ovationner.

Dans mes dossiers, l’année 1967 est riche : on y trouve des articles concernant Bobino ; d’autres, le disque de l’année ; d’autres encore, le livre Les Mémoires d’un magnétophone ; d’autres enfin, l’affaire À une chanteuse morte. Quelquefois, ces sujets se recoupent sous la même plume. On trouve également le compte rendu du spectacle de la Mutualité pour Le Monde libertaire ; celui d’un récital donné à Toulouse… Il est difficile d’effectuer un tri entre ces sources pour faire ressortir un propos précis, une problématique exacte.

medium_Pro_Bobino_67.jpgVoyons à présent ce qui se passe dans la salle le soir de la première. Il se trouve que j’ai pu acheter, il y a quelques années, chez un marchand de disques parisien, le programme d’un critique qui avait pris à l’intérieur des notes pour son article. Je ne sais pas de qui il s’agit. Il écrit au stylo à plume et, dans ces mots tracés à chaud et dont l’encre bleue a un peu pâli, je déchiffre : « Salle comble. Un public assez mélangé ne comprenant pas comme dans les précédentes manifestations de Léo Ferré un maximum de jeunes gens venant des banlieues rouges des environs de Paris. Un promenoir retrouvant ses fastes passés ». Qui assiste à cette soirée ? Le même témoin relève les noms de « Sophie Desmarets, Marcel Achard sans Juliette, Renée Passeur, Mme S. accompagnée de René Floriot, Jean-René (sic) Caussimon, Alain Delon, Louis Aragon, Louise de Vilmorin, Barclay, Guy Bedos, Jean Tissier, Pierre Cardin, Régine » et d’autres noms illisibles. Le journaliste consigne encore quelques réactions qui suivent À une chanteuse morte. Marcel Achard : « Trop violent ». Guy Bedos : « Emmerdant ». Jean-Claude Brialy : « J’ai aimé cette chanson ». L’échotier note, parlant de Léo Ferré : « Toujours le même costume noir. La Maffia (modifiée pour Coquatrix). Aragon : Je chante pour (sic). Troisième (ou cinquième, le chiffre est difficilement lisible) chanson excellente ». Il reste que je ne connais pas l’article né de ces observations intéressantes qui, pour le moment, restent donc anonymes.

Il faut à présent revenir sur le billet de Claude Sarraute, précédemment cité. Il présente une idée que j’ai lue ailleurs aussi, apparemment fréquente à ce moment-là. Léo Ferré vivant à la campagne, dans le Lot, aurait perdu de sa virulence. La journaliste écrit : « Le rat des villes est devenu rat des champs. Il ne trébuche plus « À coups d’roulis à coups d’rouquin » sur le pavé de Paris, « Regards perdus dans le ruisseau / Où va la rue comme un bateau ». Les « copains d’la nuit » se sont dispersés, et Léo Ferré, cette « graine d’anar », est allé s’enfouir loin du tohu-bohu des vitrines, des encombrements de voitures et du « néant sous le néon » dans un château en ruine. Ce qu’il nous offre aujourd’hui, c’est l’ample méditation d’un sage solitaire, c’est le chant contemplatif d’un berger qui se tient compagnie à lui-même. Ses vieilles rancœurs, ses belles fureurs contre l’injustice, contre la guerre, contre « la politique-chiotte et les parlotes » le secouent encore, par moments, l’arrachant à sa contemplation. Et l’opposition demeure, dans sa vision du monde, entre ce qui est illusoire et ce qui tient le coup, entre une vie de mensonge et une vie de vérité, recherchée de façon toujours très surréaliste, dans l’amour d’abord, dans la poésie ensuite. Les épaules carrées, le regard assuré, les cheveux en auréole, le Zarathoustra du Lot a trouvé dans le lyrisme, dans l’abandon lucide aux forces telluriques, une nouvelle source d’inspiration, plus ample peut-être, mais moins aiguë, moins explosive surtout ».

On avait également remarqué, l’année précédente, à propos du 30-cm Barclay intitulé 1916-19…, une grandissante acrimonie : « N’êtes-vous pas un peu pessimiste ? La Poésie, Le Palladium, On s’aimera, C’est la vie, etc. Tout cela n’est-il pas amer et destructif ? Quoi de positif dans vos chansons de maintenant ? Quoi pour exalter l’amour, la charité, la beauté ? Où sont Vingt ans, Nous deux, Les Poètes ? Amusez-vous sur la télé ou Gagarine, bien sûr, mais n’oubliez pas la grâce aimantée des fortes amours », conseillait à Ferré Lucien Nicolas, dans Diapason de mai 1966.

Il ne faut pas récrire l’histoire ni, surtout, interpréter rétrospectivement. Il est en effet si facile, a posteriori, de dire que la presse avait remarqué un certain malaise chez Ferré, à travers ses chansons du moment – lorsqu’on sait qu’en mars 1968, quelques mois à peine après, tout changera. Cependant, on avait effectivement noté quelques inclinaisons nouvelles au cours de ces deux années où l’existence de Ferré prenait des proportions difficiles qui aboutiraient, en 1968, à ce qu'il nomma « sa révolution personnelle ». Même en faisant la part de l’habituelle nostalgie (c’était mieux avant, où sont les chansons de naguère ?), on remarque que les auteurs d’articles ont eu la puce à l’oreille. Cela étant, dans les années à venir, il diront encore que c’était mieux avant... en pensant à Bobino 1967. On le dira encore plus tard en inventant de toutes pièces une « période Barclay » qui n’existe pas puisqu’elle est elle-même constituée de plusieurs aspects de l’œuvre. On le dira jusqu’au bout alors que la « période toscane » comprendra à plusieurs reprises des éléments de la « période Odéon ». Cette fausse question des « périodes » supposées de Léo Ferré fera ultérieurement l’objet d’un développement détaillé.

Commentaires

Bobino 67... demandez le programme !
Pour ma part le programme que je détiens de ce même "récital 68" donné en octobre 1967 à Bobino mentionne en avant dernière page la liste des chansons interprétées par Léo Ferré. Selon ce document 35 chansons sont officiellement prévues pour ce tour de chant dont 10 figurent sur l'album qui vient de sortir (Ferré 67) et 4 sur le double album Baudelaire qui vient également de paraître, soit 14 nouveautés. Toutefois j'ai une photocopie de ce même programme qui mentionne manuscritement 4 autres titres de chansons interprétées le soir en question (dont La poisse, inédit), et par ailleurs l'enregistrement pirate du Bobino 67 comporte également l'interprétation de Pacific blues (16ème nouveauté). Ce qui fait en tout pour chaque récital un choix parmi 39 chansons.
Voici donc la retranscription de la page du programme en question : « Récital 1968 - Léo Ferré choisira parmi ces chansons : Les romantiques - La maffia - La chanson mécanisée - Notre amour - Recueillement (Baudelaire) - On n’est pas des saints - Comme à Ostende - Le lit - Une charogne (Baudelaire) - Mon camarade (Caussimon) - Les gares les ports - Salut beatnik - Ni Dieu ni Maître - Thank you Satan - Paname - Spleen (Baudelaire) - A une chanteuse morte - Quartier latin - On s’aimera - Ils ont voté - La vie est louche - La poésie - Cette chanson - Le vin de l’assassin (Baudelaire) - L’étrangère (Aragon) - L’inconnue de Londres - La Marseillaise - Les poètes - Le bonheur - La mélancolie - C’est un air - Graine d’ananar - Nous deux (Caussimon) - Ma vieille branche - Merde à Vauban (Seghers). Léo Ferré est accompagné au piano par Paul Castanier » Sur la photocopie du programme que j'ai, outre l'ajout manuscrit des 4 titres supplémentaire - Les retraités - Tu sors souvent la mer - La poisse - Ils étaient 23 (sic) - le spectateur a numéroté dans l'ordre les 26 chansons interprétées ce soir-là :
1 La maffia - (2 ?) - 3 On n’est pas des saints - 4 La chanson mécanisée - 5 Les retraités - 6 Le bonheur – 7 Salut beatnik - 8 Quartier latin - 9 Spleen (Baudelaire) - 10 Le lit - 11 Ils ont voté - 12 La mélancolie - 13 A une chanteuse morte - 14 Cette chanson - 15 L’inconnue de Londres - 16 Ma vieille branche - 17 Les gares les ports - 18 L’étrangère (Aragon) - 19 Le vin de l’assassin (Baudelaire) - 20 Tu sors souvent la mer - 21 La poisse – 22 Nous deux (Caussimon) - 23 La Marseillaise - 24 Ils étaient 23 (sic - Aragon) - 25 Graine d’ananar - 26 Thank you Satan

Écrit par : Jacques Miquel | jeudi, 05 avril 2007

Eh bien voilà, l'ami Miquel a encore donné tous les détails. Bravo.

Ce n'est pas la première fois que je constate qu'il existe, pour les rentrées parisiennes de Léo Ferré, des éditions différentes du programme. Dans le mien, il n'y a, comme je l'ai dit, aucune indication et pourtant, à première vue, aucune page ne manque. Il y a donc bien eu des programmes différents.

Je suppose que cela s'explique ainsi : le programme est imprimé à l'avance afin d'être disponible dès le premier soir du spectacle. A la date de remise à l'imprimeur, Léo Ferré n'a pas encore arrêté son choix. On imprime donc un programme sans liste. On n'est pas tenu d'acheter le programme, il se vend donc plus ou moins bien. S'il se vend bien, il est vite épuisé et, dans le cas de récitals durant, comme ici, un bon moment, on procède à une réimpression en ajoutant ce qui n'était pas prêt lors du premier tirage. Je ne vois pas d'autre explication.

Je rappelle qu'il n'existe pas de dépôt légal des programmes de spectacles. J'en avais parlé, autrefois, avec une bibliothécaire de l'Arsenal. Il n'y a aucun moyen de retrouver des programmes de spectacle vivant de façon systématique et ordonnée. C'est toujours au hasard des trouvailles.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 05 avril 2007

Puisque vous parlez de programmation... Je n’ai malheureusement pas retrouvé le document final qui m’avait permis de lister les titres chantés sur ce tour de chant de Bobino 67. Sur ce site que tous deux connaissez figure sur la page de garde trente-quatre morceaux auxquels il convient donc d’ajouter "la chanson mécanisée" et "l’étrangère" si nous suivons les indications de Jacques.

Si je me mords les doigts de ne pas retrouver ce fichier je me souviens de deux choses :

- A la Seine fût interprété (indication d’une personne avisée)
- Paname et Recueillement étaient pointés également sur deux programmes différents (un titre par programme, info communiquée par le possesseur de ces programmes).

Cela ferait donc un total de trente-six titres dont six pour lesquels j’ai égaré les sources. Trente six titres cela peut sembler beaucoup mais sur plusieurs semaines de programmation avec un Ferré dont les récitals étaient loin d’être figés, pourquoi pas ?

Écrit par : thierry | dimanche, 08 avril 2007

Trente-six, c'est possible. Il est allé jusqu'à trente-neuf au moins, à ma connaissance. Et puis, effectivement, le répertoire pouvait varier d'un soir à l'autre.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 09 avril 2007

Apparemment Léo Ferré s'est produit 5 semaines sur la scène de Bobino, soit du 20 septembre au 24 octobre 1967.
A partir du 25 octobre on trouvait à l'affiche "Le triomphe des jeunes" c'est à dire Pierre Perret, Georges Chelon, Anne Vanderlove et Les haricots rouges...

Écrit par : Jacques Miquel | lundi, 09 avril 2007

Parfait. Je n'avais pas les dates exactes. Merci.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 10 avril 2007

Les commentaires sont fermés.