mardi, 05 juin 2007
Bons baisers de Tahiti
Une des chansons les moins connues de Léo Ferré, une chanson dont, en tout cas, on ne parle pratiquement pas, est Tahiti. Pourtant, elle est intéressante.
Elle l’est en premier lieu, par l’opposition apparente entre Paris et Tahiti, endroit communément vécu, dans les années 50 et certainement aujourd’hui encore, comme le paradis sur terre. C’est une image d’Épinal mais, pour Ferré, ce doit être bien davantage qu’une carte postale puisqu’y traîne, exacerbé par son imaginaire, le souvenir de Gauguin dont il a souvent dit qu’il avait « inventé » le mauve. Mauve qui est pour Ferré, comme on le sait, la couleur de l’érotisme.
Un but, donc, pour le « je » de la chanson : partir pour Tahiti. En rêve, naturellement : « Moi qui n’irai jamais / À Tahiti, Tahiti / Car il faut bien des sous / Pour faire Paris-Tahiti ». Le chanteur (le narrateur, le rêveur) assume. Tahiti restera un rêve et ce n’est peut-être pas plus mal ; cela évite une déception éventuelle (et même certaine) et puis, finalement, « Je reconnaîtrai bien / Monsieur Gauguin / Et ses pinceaux de majesté / Qui venaient piquer / Un peu de mauve / Sur les quais de la Seine / Quand la Seine ressemble / À Tahiti / Comme une amie ». L’opposition entre Paris et Tahiti disparaît à la fin du texte. Est-ce de la résignation puisque, décidément, on ne part pas pour Tahiti comme ça ? De la prudence car, vraiment, l’idée qu’on s’en fait doit être plus belle que la réalité (« Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Ça s’rait comme dans la rue / De Rivoli, Rivoli ») ? Ou bien, tout simplement, la raison raisonnante : « On est partout quand on est à Paris » ?
De toute manière, tout au long de la chanson, Tahiti n’a pas cessé d’être utopique. Le voyage lui-même l’était déjà (« Le jour où j’ m’en irai / À Tahiti Tahiti / Sur un bateau qui pass’ra / Par Paris par Paris ») car il y avait peu de chance, en vérité, qu’un navire passât par Paris. À partir de là, le rêve était autorisé : « Le vent me f’ra crédit » et, sur le pont du navire, à n’en pas douter, « Les goélands de majesté / Viendront piquer le pain / Dans mes mains étoilées / Et de loin me feront / Des signes d’amitié / Comm’ des baisers ».
Le futur cède vite la place au conditionnel et, avec celui-ci, le doute s’installe : « Si des fois j’arrivais / À Tahiti, Tahiti / Je saluerais bientôt / Monsieur Gerbault / Sa goélette en majesté / Viendrait traîner sa traîne / Dans le ciel mouillé / Et partout il flotterait / Des signes d’amitié / Comme des regrets ». L'aspect verbal entre en jeu : « Les goélands de majesté » deviennent « Sa goélette en majesté » mais cela demeure un simple sourire un peu musical, car le reste est moins gai : ce n’est plus le pain que des oiseaux marins viendront manger dans des mains d’étoiles, mais une traîne qui s’installe dans le ciel mouillé, promesse de désillusion sinon de déconvenue. Hélas encore, voilà que les « signes d’amitié » se muent de « baisers » en « regrets ». Le bonheur ne dure pas longtemps, même en songe.
Reste la volonté sans faille du poète, qui transmue la réalité par la force de ses mots, armes de son vouloir : « J’ mettrai la Tour Eiffel / Dans mon chapeau et d’en haut / Je confondrai les ciels / De Tahiti à Paris ». L’abandon du conditionnel et le retour au futur signent la volonté d’agir et de manier le rêve comme un moyen. On n’est pourtant pas loin, ce faisant, des velléités de L’Opéra du ciel où l’emploi du conditionnel ne signifiait pas une impuissance à agir (ou pas seulement) mais aussi une volonté farouche de parvenir un jour à son but, une façon de prendre date : « si j’avais » peut se comprendre comme « lorsque j’aurai ».
Il est enfin loisible de rattacher Tahiti à cette veine ferréenne qu’on pourrait dénommer « les voyages imaginaires » (Le Bateau espagnol qui trouve le chemin de l’Espagne… en remontant la Garonne n’est pas moins exotique ou chimérique que celui qui passe par Paris pour gagner Tahiti. L’Inconnue de Londres pourrait être d’Alger ou de Francfort. Le Flamenco de Paris pourrait résonner à Toulouse). Après tout, il nous a dit ailleurs ce qu’il pensait des gares et des ports. Et même L’Invitation au voyage ne conduit chez lui qu’à la solitude : il le montrera en croisant justement une version de La Solitude avec le poème de Baudelaire.
Tahiti sera plus tard évoqué de nouveau dans l’œuvre de Léo Ferré : « Gauguin crevait à Tahiti » (Les Temps difficiles), « Les amants de la mer s’en vont en Bretagne ou à Tahiti » (Il n’y a plus rien). Toujours l’assimilation du lieu avec Gauguin, toujours l’idée d’un rêve.
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Commentaires
« Les voyages imaginaires » (Le Bateau espagnol qui trouve le chemin de l’Espagne… en remontant la Garonne n’est pas moins exotique ou chimérique que celui qui passe par Paris pour gagner Tahiti.)
Certes. Encore qu'il n'y ait pas vraiment de contradiction dans ce texte:
« J'étais un grand bateau descendant la Garonne
Farci de contrebande et bourré d'Espagnols »
Rien d'étonnant à ce que des Espagnols se retrouvent au Sud de Bordeaux, surtout après la guerre civile. Car ces Espagnols, s’ils peuvent être assimilés aux contrebandiers, peuvent aussi renvoyer à l’Espagne mythique de Ferré, celle de la Liberté (rappelons que Pedro Neruda, sur ordre de son gouvernement, avait affrété un bateau pour les réfugiés).
Bien sûr, au retour, les Espagnols sont toujours là :
« Tout seul mieux qu'un marin je violerai le vent
Harnaché d'Espagnols remontant la Garonne
Je rentrerai chez nous éclatant de lueurs »
Donc, soit il faut les assimiler à de mauvais garçons qui vivent de la contrebande (et on sait comme la bohème aime à s’encanailler) soit ils représentent bien une part du rêve de liberté de Ferré. Il est donc logique qu’après ce voyage, qui est finalement poétique, on les retrouve à l’arrivée :
« Qu'il est doux le chemin de l'Espagne
Qu'il est doux le chemin du retour »
Chemin de retour pour les Espagnols, donc, qui pourraient, après ce périple initiatique regagner une patrie enfin libérée du joug franquiste. Voir d’ailleurs :
« Le bonheur ça vient toujours après la peine »,
phrase qui laisse la porte ouverte à l’espoir.
Notons qu’à la fin, Ferré, comme il le fait souvent, interpelle l’auditeur/spectateur :
« T'en fais pas mon ami je reviendrai
Puis les voyages forment la jeunesse
Je te dirai mon ami à ton tour
A ton tour... »
Le « à ton tour », répété deux fois ainsi que l’emploi du tutoiement invite donc la salle qu’il a devant lui à partager son expérience, à « oser » le voyage en compagnie des Espagnols.
Écrit par : Feuilly | mardi, 05 juin 2007
dans « L'opéra du pauvre » :
Je roule ma bosse, de l'Île de Pâques à Tombouctou, night and day, puisque night, c'est ma frangine itou.
Je traîne ma gueule de Tahiti à n'importe où, day and night, puisque day, c'est mon frangin anglais.
Écrit par : Patrick | mardi, 05 juin 2007
Feuilly :
"Harnaché d'Espagnols remontant la Garonne / Je rentrerai chez nous" : sur le simple plan de la compréhension du texte, si on remonte la Garonne, on ne se retrouve pas en Espagne, mais dans les Pyrénées, au Val d'Aran. Le bateau se retrouverait donc à sec, dans une haute-vallée. De même que les bateaux (à part les péniches et les pains d'épices flottants pour touristes) ne passent pas par Paris, et surtout pas quand ils font route vers Tahiti.
Il est bien évident que ce n'est pas le problème de Léo Ferré. On reste effectivement dans le domaine du rêve. Je reviendrai sur cette idée de voyages imaginaires.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 05 juin 2007
Patrick :
Oui, encore une occurrence de Tahiti, qui conforte, je trouve, cette notion d'imaginaire déplacement : "à n'importe où". De plus, "day and night", jour et nuit, c'est au-delà du temps, c'est la permanence. On a donc : un lieu (Tahiti-n'importe où), une heure (jour et nuit), qui sont annihilés. L'espace-temps de la réalité est nié au profit du rêve.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 05 juin 2007
Bien sûr qu'on ne se retrouve pas en Espagne, mais en Gascogne, soit à la frontière et dans une région où vivent de nombreux réfugiés.
Mais de toute façon il s'agit d'une Espagne symbolique.
Écrit par : Feuilly | mardi, 05 juin 2007
Ce serait un sujet à traiter, d'ailleurs, ça : le symbole, l'imaginaire, le rêve chez Léo Ferré. Comment tout est exprimé dans l'utopie, y compris des pays réels. Comment seul le rêve est opposé à la réalité déplaisante, le rêve étant par ailleurs une arme et pas seulement un moyen d'évasion. Mais c'est un sujet de maîtrise, de DEA, de thèse. Trop vaste pour un blog, même en plusieurs notes. Je ne m'interdis pas, toutefois, d'y revenir.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 05 juin 2007
En effet car chez ferré ce rêve n'est pas fuite, il est accession à un monde supérieur (et donc lutte contre le monde présent).
Écrit par : Feuilly | mercredi, 06 juin 2007
A Feuilly.
Il s'agit de Pablo NERUDA et non de Pedro. Le bâteau s'appelait le WINNIPEG.
Écrit par : Luis Miguel VALLEJO | mercredi, 06 juin 2007
A Feuilly.
Il s'agit de Pablo NERUDA et non de Pedro. Le bâteau s'appelait le WINNIPEG.
Écrit par : Luis Miguel VALLEJO | mercredi, 06 juin 2007
Il s'agit de Pablo NERUDA et non de Pedro. Le bateau s'appelait le WINNIPEG.
Écrit par : Luis Miguel VALLEJO | mercredi, 06 juin 2007
Oui, oui, Pablo bien entendu. De l'inconvénient des réponses faites dans l'urgence.
Écrit par : Feuilly | mercredi, 06 juin 2007
"il pleure dans ma cour des chats deTahiti" in "Le faux poète". Assez surprenant je trouve.
Écrit par : thierry | samedi, 09 juin 2007
Image étonnante, oui, mais toujours dans la même optique : Tahiti est le rêve. A moins qu'une allusion précise ne se cache là-derrière, mais je ne le crois pas. Si c'était le cas, elle resterait à décrypter, mais ce serait du biographisme.
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 09 juin 2007
Dans l'enfance, Ferré évoque également Tahiti, il dit que l'enfance, c'est "Tahiti dans un dortoir"...Je cite de mémoire. Cette belle image m'avait frappé.
Enfance, rêve, ailleurs...Le voyage chez Ferré est le voyage des mots, de l'écriture, c'est un voyage poétique et rimbaldien.
Écrit par : Marco | jeudi, 14 juin 2007
Oui, c'est vrai, il y a cette image récurrente dans la chanson L'Enfance, également. C'est un raccourci formidable. Léo Ferré était le champion du raccourci et c'était souvent cela qui donnait à ses mots une telle force. Il n'y avait pas que ça, bien entendu, mais le raccourci, chez lui, est fréquent et extrêmement suggestif.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 14 juin 2007
C'est ce qu'on appelle "monter un bateau"? "le bateau espagnol" est un texte historiquement et géographiquement incohérent,oui,certes:"rassasié d'or ancien..."renvoie te toute évidence au pillage de l'or inca ,à l'époque des "conquérants"(il y a du Heredia dans l'air),"porter des tonnes d'or aux nègres du coton"n'a pas plus de sens que vouloir remonter la Garonne....Mais nous sommes dans le voyage imaginaire et poétique,ou alors ,si comme Ferré l'a prétendu,il a écrit ce texte en 20 mn sur un coin de table pour une émission radio,il s'agit de ,disons, "distractions"
Qu'on lise dans un n° des cahiers Ferré,dans un entretien avec,je crois, une personne de la féfération anarchiste, que le "bateau espagnol",c'est quand même mieux que "le bateau ivre",faut quand même pas exagérer!
Écrit par : francis delval | samedi, 16 juin 2007
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