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vendredi, 28 septembre 2007

Sur la scène toulousaine, par Jacques Miquel 3/3

« L’âge d’or »

Tout au long des années 80 et au tout-début des années 90, Léo Ferré se produisit dans de nombreuses villes situées à moins de cent kilomètres de Toulouse, permettant aux amateurs toulousains  de suivre les différents jalons de cet « âge d’or » de l’artiste  : le 6 août 1981 à Castres ; le 23 novembre 1985 à Montauban ; le 7 octobre 1986 à la Halle de la Verrerie de Carmaux pour le récital Les poètes ; successivement les 29 et 30 septembre 1988 à Foix et Albi ; le 18 mai 1989 à Auch et le 10 novembre suivant à Moissac pour la fête de la poésie; enfin, les 7 et 9 mai 1992 encore une fois au théâtre de Montauban pour le festival Alors chante. Aucun de ces spectacles ne donna lieu à quelque incident que ce soit et chaque fois, devant des salles pleines, le chanteur remporta de très grands succès. Pendant la même période, on le revit à trois reprises sur des scènes toulousaines.

 

Chapiteau à Colomiers, 29 septembre 1982

Les articles qui annoncèrent la venue de Léo Ferré aux portes de Toulouse ne firent pas spécialement dans la sobriété et en voulant fuir la banalité, ils n’évitèrent pas toujours la boursouflure : [Léo Ferré] « semble être né de nulle part, d’un mélange alchimique du soleil d’hier et de la nuit de demain. Humble comme un bidonville, écorché comme un abattoir, il ouvre sur le monde les yeux plissés de celui qui s’est usé la vue à regarder, à comprendre. Ses gros mots vont aux épousailles du grand souffle de la poésie… »

Difficile d’évaluer le nombre de spectateurs ayant pris place sous ce chapiteau plein à craquer et que l’on aurait pu croire soulevé par les bravos qui accueillirent l’artiste si au dehors le vent d’autan ne gonflait pas la toile. Très tôt Léo Ferré s’en prit à cet orage qui chahutait le voilier, et demanda au public de pousser à l’unisson un grand coup de gueule pour protester contre les éléments… L’ambiance était à la connivence, mais l’écoute fut intense quand le chanteur déclina selon sa fantaisie, les trente-cinq chansons de son répertoire de cette soirée : Vitrines – Les 400 coups - Thank you Satan – Vingt ans – Y en a marre – Chanson mécanisée – Monsieur Barclay – L’Âge d’or - C’est extra – Les Anarchistes – Madame la Misère – Le Printemps des poètes – Le Chien – La Folie - La Solitude / L’Invitation au voyage – Avec le temps – Préface –Allende – À vendre – Les Celtiques – Géométriquement tien – Words words words – Frères humains / L’amour n’a pas d’âge – La Mort des amants – L’Adieu - La Vie d’artiste – La Mélancolie – Ils ont voté – Cette blessure – Ta source – De toutes les couleurs – En faisant l’amour – Un jean’s ou deux – T’as d’beaux yeux tu sais – Les Poètes de sept ans

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Colomiers, 29 septembre 1982 – D. R.

 

La Dépêche du Midi du 30 septembre 1982.

Léo « Le Lion ». Hier soir, à Colomiers, le poète était seul. Sans orchestre, avec « sa lucidité » et ses chansons.

Un chapiteau sur une tranche de bitume, au cœur d’une ville frileuse et ouverte aux fantasmes. Et cette pluie qui tombe comme une voix houleuse. Vieux fascisme, défaitisme… Hier soir, à Colomiers, le vieux lion n’a pas pu s’empêcher de rugir contre cet orage qu’il n’avait pas voulu.

Il cogne, il frappe, il cingle, il fonce, il chante…. C’est Léo Ferré, soixante-six ans, traînant ses lambeaux de rêves et gardant « sa lucidité dans son froc ». Il n’a plus d’âge et son public non plus. Sous la tente, ils étaient nombreux venus l’écouter : des anars, des amoureux du lyrisme extasié, des fidèles de la voix faite de soufre et de sang, les branchés de la symphonie rose et noire qui se balance comme du Verlaine, et ceux qui n’ont pas oublié ce mot de Léo : I am un immense provocateur.

Tous ont été gâtés. Ferré seul avec son piano et sa bande magnétique (hélas !) leur a tout servi : des bouffées de violence, des couplets fous de vie et d’humour, des imprécations tout d’un souffle, des chansons murmures et des chansons cris, des chansons qui portent l’élan spontané, les tensions sourdes de la vie, des chansons qui s’ouvrent sur un monde en révolte, un monde sans raison.

Léo sait bien qu’on ne plante plus son vieux drapeau noir sur les barricades, mais il continue de prendre son mal en impatience, et sa vieille carcasse vibre autant avec ses tripes qu’avec sa tête. Vingt ans, Avec le temps, La Solitude, C’est extra… Il ne manquait rien à cet étincelant spectacle. Mais quand la voix fauve et ocre s’est éteinte sous les projecteurs, la pluie était toujours là, tapie dans la nuit.

[non signé].

 

Halle aux Grains de Toulouse,  29 mai 1985

Revoilà donc Léo Ferré à la Halle aux Grains à Toulouse, six ans jour pour jour après le récital quasi insurrectionnel de 1979. Ce retour se fit apparemment sans tambour ni trompette et un seul article annonça le récital prévu le soir même.

 

La Dépêche du Midi du 29 mai 1985.

Aujourd’hui à 20 heures 30 à la Halle aux Grains Léo Ferré.

Il fait encore quelques apparitions de temps à autre. De moins en moins : retranché dans sa campagne d’Italie, le vieux maître n’éprouve plus le besoin de paraître, occupé qu’il est de jongler avec les mots, les doubles-croches et les silences, poursuivant une œuvre sans pareille.

Depuis combien d’années maintenant ses mots brûlants comme une lave jaillissent-ils de l’obscurité ? Depuis combien d’années cet homme rongé de solitude est-il le copain, le frangin de notre multitude ? Depuis combien d’années cette fraternité fragile qu’il délivre nous réchauffe-t-elle les jours de pluie ?

Non, Ferré n’a pas changé, il ne changera jamais : il est un torrent de mots sur des flots de musique, il est un homme debout qui ne fait que passer, il est un sourire un peu pâle, lointain, vacillant comme son regard. Une voix surtout.

Ferré l’amour, Ferré la mort, qui chante la folie et les cœurs piétinés, les années disparues et le goût furtif du bonheur, l’injustice et le silence, l’absurdité de toute chose.

Aujourd’hui, Ferré qui voudrait que « tout s’arrête là du temps compté des hommes », nous revient avec la neige de ses cheveux qui accroche la lumière, la grimace d’un sourire comme une blessure, sous le ciel blanc des projecteurs.

Une escale dans la poursuite de l’errance incertaine de « monsieur le poète qui semble venir d’ailleurs ».

[non signé].

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 Halle aux Grains à Toulouse, 29 mai 1985 – D. R.

 

 

Aucun compte rendu de presse n’a décrit cette soirée qui méritait pourtant d’être évoquée, tant le triomphe fut grand dans une Halle aux Grains bondée et ployant sous le charme. Finis les incidents d’avant spectacle pour forcer les portes ou pour revendiquer sur des sujets pour lesquels le chanteur ne détenait pas spécialement la solution.

Il est vraisemblable qu’avant ce spectacle, Léo Ferré avait rencontré des représentants de la mouvance libertaire, car aussitôt achevée l’interprétation de Frères humains,  après avoir jeté un coup d’œil sur un tract, il dédia la Ballade des pendus de Villon « aux quatre militants antifascistes emprisonnés à Toulouse… », dédicace ponctuée du vers : « Mais priez Dieu que tous les veuille absoudre ».

Quant à son programme il était composé de cette large trentaine de chansons : La Vie d’artiste – Pauvre Rutebeuf – Graine d’ananar – Le jazz-band – T’es rock coco – Les Copains d’la neuille – Les Amoureux du Havre – La Solitude / L’Invitation au voyage – À celle qui était trop gaie – Mon camarade – La Vie moderne – Thank you Satan – L’Amour – Madame la Misère – Pépée – Marizibill – La Porte – Le Printemps des poètes – Le Chien – Ton style – Préface– Je te donne – Les Artistes – Tu penses à quoi – Allende – Words words words – Frères humains / L’amour n’a pas d’âge – Ta source – Un jean’s ou deux – Le Tango Nicaragua – T’as d’beaux yeux tu sais – Avec le temps.

 

Halle aux Grains de Toulouse,  12 janvier 1990

Sous l’intitulé « Léo, à certaines heures pâles de la nuit », le traditionnel article destiné à présenter l’artiste qui allait bientôt se produire à Toulouse aurait plutôt découragé le spectateur perplexe si Léo Ferré n’avait pas fait depuis longtemps ses preuves…

Vingt-cinq ans après son premier récital toulousain sur la scène de l’ancien marché aux grains transformé en Palais des Sports, revoilà le poète au même endroit, cette fois-ci devant une Halle aux Grains archicomble. Comme il le disait lui-même, il y a aussi des journalistes qui connaissent leur métier ; c’est vraiment le cas de Marie-Louise Roubaud.

 

La Dépêche du Midi du 13 janvier 1990.

En concert à la Halle aux Grains, Léo d’enfer.

Il a la passion mimétique. Ses révolutions, certes, ne sont pas de velours, elles ont le goût âcre des orages et du sang, et pourtant, qu’il vienne à chanter la tendresse et « que sont mes amis devenus » de Rutebeuf, et soudain s’installe sous les sunlights une fraternité à couper au couteau. Et la minute suivante qu’il se mette à tempêter et on le croirait vomi par les bouches d’enfer d’un volcan mal éteint. Celui de ses colères fumantes. Avec sa gueule de chimpanzé ou de trappiste triste d’avoir longtemps courbé l’échine sur le même sillon maigre – « en 1956, c’était pas facile de vivre, le téléphone ne sonnait pas, aujourd’hui, il sonne trop » – Léo Ferré reste conforme à son image de toujours. Mais il ne se fige pas. Qu’il se mette à danser un air de jazz-band et le rythme se met au pas et la salle à la mesure.

Cet ancêtre a tous les culots. Celui de nous chanter une messe des morts, un chant des trépassés qui nous ramène tous les vieux fantômes, Lorca, Allende et même Franco. On le croyait bien mort pourtant, celui-là. Et bien non, Ferré a la rancune tenace, et les amours aussi. Il ne faut pas croire que lorsqu’il tient une proie, il va la lâcher pour l’ombre. Alors, dans ses imprécations pas de pardon, mais dans ses amours pas d’oubli.

Son Bateau espagnol descend toujours la Garonne avec une Madone en figure de proue et Aragon et son Affiche rouge flamboient toujours au firmament. D’ailleurs, comme Aragon, Ferré chante pour « passer le temps petit qui lui reste à vivre ». Sans ostentation. Faisant fi de toutes les barrières, celles du temps, de l’âge, des modes, des convenances, Ferré joue les charmeurs de serpents qui sifflent sur sa tête, cette tête d’artiste maudit qui ressemble vingt ans après, au dessin qu’en fit un peintre qui était espagnol et qui s’appelait Carlos Pradal…

Dans toute sa gloire, face aux ovations qui bercent sa tête chenue et qui désaltèrent son cœur exigeant, ce frangin du malheur continue à faire de drôles d’invocations à « l’ange des plaisirs perdus »… Comment, dès lors, ne pas l’aimer comme il le mérite… À la folie.

Marie-Louise Roubaud.

 

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Toulouse, 13 janvier 1990, Éditions Universelles.

Commentaires

"Il continue de prendre son mal en impatience" : encore une formule bien fichue, qui illustre plutôt bien l'attitude de toute sa vie. Enfin, je trouve.

Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 28 septembre 2007

Il me semble utile de revenir sur les propos que nous avons formulés quant à la vulnérabilité de Léo Ferré pour préciser qu'à mon sens cette fragilité émotionnelle n'empêchait pas chez lui le courage moral ni physique, comme je crois le montrent assez bien les comptes rendus de presse des récitals houleux. Il restait sur scène malgré l'hostilité, provoquant à l'occasion ses détracteurs, en toutes circonstances se révélant sans concessions, comme ce fut aussi le cas à Marseille quand "L'idiot international" avait lancé son anathème sur lui.
Par ailleurs dans la citation de Patrick Ullmann rapportée par Jacques Layani, transparait l'inclination de Léo Ferré à donner de lui-même une image de prophète. A l'occasion de mes recherches aux archives de La Dépêche du Midi, j'ai relevé l'article ci-après de Marie-Louise Roubaud, livré à l'occasion du dixième anniversaire de la mort du poète. Au-delà de la veine thuriféraire on y retrouve intact le sens aigu de l'analyse de cette journaliste quant à l'art de Léo Ferré. En fin d'article elle semble avoir particulièrement saisi cet intérêt de l'artiste quant à l'image de prophète:
- 14 juillet 2003 - Éditorial : C’était extra ! – Marie-Louise Roubaud
- Pas plus mort que vivant Léo Ferré n’a été en odeur de sainteté. Poète et libertaire de surcroît, pouvait-il en être autrement dans un pays où l’on se méfie de la poésie comme d’un vice impuni ? La mort a transfiguré le grand Ferré en statue de commandeur. On pouvait dire de lui ce qu’il a écrit lui-même de Verlaine : « Sa vie fut un malentendu.» Il l’avait voulu ainsi et il n’est pas sûr que dix ans après sa disparition – un jour de fête nationale ! – il se soit dissipé. « Un poète ça grogne » affirmait-il aussi. Et lui aura grogné un peu plus fort que d’autres au point qu’on l’a pris pour ce qu’il n’était pas : un fauteur de troubles. C’était inévitable, sur son passage il semait le vent, faisait se lever les drapeaux noirs de la révolte. Or son affaire à lui n’était pas là, sa grande affaire c’était de tordre le cou à la langue rétive, de donner des ailes au solfège et d’arracher au silence des éclats d’obsidienne. C’était de dire que la vie était à tout prendre une farce tragique, qu’il n’y avait pas que les tropiques qui étaient tristes. C’était de dire l’indicible solitude, l’orgueilleuse mélancolie, les vertiges de l’amour, le goût âcre de la liberté en un temps où on la rencontrait plus sur les pistes noires des vinyles que sur les trottoirs des villes.
- La plainte qui surgissait de ses complaintes n’était pas de comédie. Et pourtant, il fut dans tous les sens du terme un intermittent du spectacle ; un jour sous les sunlights, adulé, le lendemain dans l’ombre, oublié, relégué, nié. Mort et ressuscité dans un métier où il faut avoir des nerfs solides comme des câbles. Un jour seul sur scène avec un pianiste aveugle pour compagnon, un autre jour à la tête d’un orchestre symphonique. A chaque fois payant de sa personne avec une voix de violoncelle, un tête de jugement dernier. Car la scène c’était son lieu de travail, pas celui du compagnonnage. Il en parlait en connaissance de cause : « la liturgie du théâtre avec ses trois coups, ses sortilèges, son odeur de poussière, ses drames de carton-pâte, allait encombrer toute ma vie et lui donner ce sens du pas vrai qui interdit aux vieux cabots et aux poètes l’accès des portes sociales. »
- Il aura donné durablement et presque à son corps défendant à quelques générations des leçons de savoir-vivre. Debout. Cet artiste singulier appartenait au clan de ceux qui n’ayant pas deux sous de rente, comme disait Voltaire, ont le fier culot de discuter de tout. On en connaît d’autres. Mais lui y rajoutait le talent et le goût de la provocation. En un mot comme en cent il exagérait. C’était extra. Et puis il nous avait, de manière prophétique, ouvert l’avenir : « Plus rien n’est à inventer. Tout est à dire. »

Écrit par : Jacques Miquel | samedi, 29 septembre 2007

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