mercredi, 26 septembre 2007
Sur la scène toulousaine, par Jacques Miquel 2/3
« Les temps difficiles »
Retors, rétif, rebelle, tel apparut sans doute le public toulousain à Léo Ferré qui allait connaître localement d’amères déconvenues. En effet, malgré d’incontestables succès, les récitals à Toulouse des années 1969-1979 se sont déroulés à l’enseigne des « temps difficiles »…
Cinéma Le Royal de Toulouse, 15 décembre 1969
Nul besoin d’article avant-coureur pour annoncer ce récital organisé par le Centre culturel de Toulouse, réservé aux seuls adhérents, en principe un auditoire plutôt calme et conquis d’avance. Les salles de spectacles du centre culturel étant trop petites, Christian Schmidt, le directeur fondateur de cet institut, avait loué celle du Royal, un cinéma du centre ville pouvant accueillir un millier de spectateurs. En guise de commentaire à la note Contester Ferré, je me suis efforcé en juin dernier de raconter cette soirée houleuse contre toute attente, et dont Léo Ferré a partiellement fait les frais. En découvrant l’article de La Dépêche relatant ces faits, je me rends compte que ma mémoire m’a trahi à propos de la nouvelle tenue de scène de l’artiste dont j’ai inversé les teintes, en revanche, c’étaient bien plusieurs spectateurs qui avaient pris place sur la scène. Peu importe. Voici donc le point de vue à chaud de Marie-Louise Roubaud publié le surlendemain de cette soirée passionnée.
15 décembre 1969, photo La Dépêche, op. Esparbié.
La Dépêche du Midi du 17 décembre 1969.
Léo Ferré au Centre culturel : le fauteur de troubles…
On sait depuis toujours que là où il passe, Léo Ferré provoque le trouble. Ses pamphlets anarchistes n’écorchent pas que le langage et la bonne morale ; ils dérangent. Car le grand Ferré est un homme en colère qui se sert des mots comme d’autres se servent de grenades.
S’il y a aujourd’hui une poésie qui touche au vif la jeunesse révolutionnaire, c’est bien celle de cet homme de plus de cinquante ans. À la fois insolent et tendre, sincère et roué, irritant et attachant, Ferré est un de ces êtres excessifs qui sèment le vent et récoltent la tempête.
Adoré et haï, il aura connu lundi soir, au Royal, l’encens du triomphe et le vitriol des injures.
La rue d’Alsace embouteillée, des grilles défoncées n’étaient qu’un prélude. À l’intérieur, fauteuils et couloirs étaient pris d’assaut par un public secoué par la fièvre des combats.
Quand Léo Ferré apparaît aux couleurs de l’anarchie – pull noir et pantalon rouge – crinière romantique, ce public se retrouve uni pour lui faire une ovation.
Aux deux premiers rangs, les plus « enragés » de ses admirateurs de jeunes anarchistes venus faire un triomphe à celui qu’ils considèrent, à tort comme à raison, comme leur prophète.
À voix basse d’ailleurs, ils disent les vers qu’ils connaissent sur le bout du cœur pour y avoir trouvé l’écho de leur propre révolte.
Ils n’ont pas porté de drapeaux noirs comme leurs camarades parisiens à Saint-Denis, la semaine passée, mais ils ont tous des tenues qui sont autant de porte-drapeaux de l’anticonformisme.
Ils applaudissent et crient plus fort que les autres pendant que Ferré, seul en scène avec son pianiste aveugle, domine la salle de son inquiétante présence. Il est doué d’une puissance de destruction presque satanique, et d’une vulnérabilité désarmante.
Sa poésie torride, son visage terriblement mobile, qui se craquelle parfois comme ravagé par des peines anciennes, sa voix qui tremble et semble sourdre des entrailles, ses belles mains d’artiste qui implorent et menacent, créent un envoûtement et une magie.
Tout va se gâter dès qu’un jeune du premier rang monte sur scène. Il a une tête de saint-Jean-Baptiste, un chapeau de Chouan : il s’assied tranquillement et il écoute. Cinq minutes après, on voit surgir des coulisses un gorille blond, qui lui intime l’ordre de descendre et joint le geste à la parole.
Il y a eu des protestations dans la salle, un autre jeune bondit sur scène et redescend aussitôt. Léo Ferré, avec un visage de jugement dernier, crie dans le micro : « Je ne peux chanter que dans la solitude de la scène. Ici ce n’est pas un foutoir. » Et il enchaîne sur des couplets engagés.
Les uns applaudissent, les autres contestent. Le charme est rompu et va prendre l’allure d’un réglement de comptes. L’injure est dans l’air de part et d’autre, et quand Léo Ferré entonne Les Anarchistes, ceux du premier rang crient à la trahison, se lèvent en chœur le poing levé, en poussant un cri de guerre et de ralliement : « Anarchie ! »
Ils brûlent l’idole qu’ils ont adorée avec la même sauvagerie. Leur silence est un silence armé, leur hostilité ira crescendo. Leur erreur est d’avoir cru tout frontière abolie entre l’artiste et eux ; leur ressentiment est sans pitié.
L’erreur de Ferré, c’est d’avoir traité de haut un public qui n’était turbulent que par excès de passion et d’avoir contredit par un geste de répression sa légende d’« anar ».
Il s’arrêtera d’ailleurs de chanter pour lancer le mot de Cambronne et inviter ceux qui l’insultent à venir s’expliquer d’homme à homme sur scène.
Il finit son récital par un poème débridé : « Je suis un chien », tout empli de tumulte et de désespoir, et où il donne rendez-vous dans dix siècles aux nouvelles générations pour vivre dans un monde d’amour.
La salle est divisée une fois de plus. Ferré a séduit ses ennemis et déçu ses amis… Il n’y a pas de rappel. La polémique continue dans la loge de l’artiste.
« Ce n’est pas parce que je suis un anarchiste que je dois coucher avec tous les anarchistes à la petite semaine. Il y a vingt ans que je lutte. Bientôt je ne vais plus pouvoir chanter. Dans deux ans, au train où vont les choses, ils vont me demander de marcher sur l’eau. Il n’y a qu’un point sur lequel je triche, c’est que je suis persuadé que nous allons vers un monde effroyable et que je ne le dis pas, et que je chante quand même l’espoir. Je suis un chanteur, un point c’est tout, et pas une idole. On me demande : pourquoi ne chantez-vous pas dans la rue ? Je réponds : parce que c’est interdit. »
M.-L. Roubaud.
Théâtre du Capitole de Toulouse, 13 mai 1970
Sans doute pour estomper le souvenir de cette soirée particulièrement remuante, Léo Ferré était de retour à Toulouse, tout juste cinq mois plus tard, cette fois-ci devant un public non d’invités, mais ayant en majorité acquitté le prix de la place. Pour ce retour, la salle la plus prestigieuse de Toulouse lui ouvrait ses portes : le Capitole, théâtre à l’italienne de mille deux-cents fauteuils et temple du Bel Canto.
Profitant de la circonstance, les échotiers sortirent les superlatifs et parlèrent à son endroit de « poète terrible et virtuose de la scène » ou encore de « semeur de foudre à la présence magnétique ». Les photos communiquées par le service de presse Barclay montraient un Léo Ferré barbu et l’un des laudateurs se demandait si l’artiste ne revenait pas d’une saison en enfer, comme le laisse penser son visage torturé de « Christ des douleurs »…
Je n’ai pu assister à ce récital, tout comme aux deux suivants dont je parle ici. Toutefois, les échos qui me sont parvenus font état d’un Léo Ferré particulièrement las, résigné à laisser ceux qui n’étaient venus que pour le contester prendre le dessus. Le programme, centré sur les nouveaux titres d’Amour Anarchie en fut plutôt gâché.
Si je n’y étais pas, en revanche la journaliste Marie-Louise Roubaud, à son habitude, était tout à fait présente.
La Dépêche du Midi du 15 mai 1970.
Pour le récital Léo Ferré, la révolte avait changé de camp.
Pour Léo Ferré, Toulouse est toujours une étape mouvementée. Elle l’aura été cette fois, un peu plus que de coutume.
À neuf heures du soir, une trentaine de jeunes anarchistes – si du moins il faut en croire le drapeau noir qu’ils ont agité en fin de spectacle comme signe de ralliement – a envahi les galeries du théâtre du Capitole réclamant l’entrée libre et occupant « sauvagement » des lieux dont on ne songeait d’ailleurs pas à leur défendre l’accès.
Le procédé n’est pas nouveau. Les « fans » du Living Theatre le pratiquent couramment ; on est du moins assuré une fois qu’ils sont dans leur place de les voir respecter et le spectacle et les spectateurs.
La non-violence n’était malheureusement pas le fait des jeunes gens de l’autre soir, très soucieux de leur propre liberté mais pas de celle de leurs voisins. Employant des méthodes qu’ils récusent chez les autres, ils justifient le propos désabusé de Léo Ferré : « Les anarchistes de ce soir ? Mais ce sont des fascistes ! C’est clair comme de l’eau de Mao. »
Il est clair aussi que ce sont des gens qui se flattent, pour reprendre un mot d’Henry Miller, d’être différents mais qui ne sont que trop semblables à ceux qu’ils savent si bien condamner.
Ils n’auront, l’autre soir, convaincu personne de leur bon droit, sinon eux-mêmes. Il est vrai que pour eux l’autosatisfaction remplace l’autocritique, et que le chahut leur tient lieu de contestation. C’est se donner à bon compte des brevets de courage et de révolutionnaire, que de prêcher à coup d’injures la révolte à un public d’avance converti aux vertus de l’anticonformisme.
La majorité s’en tint donc au silence par la force des choses, du moins pendant le spectacle, et Léo Ferré, homme de fureur, n’a pas cette fois répondu aux provocations imbéciles, grossières et anonymes d’une minorité ayant visiblement mal digéré les doctrines de la Commune et des idéaux de l’anarchie.
Il est tout de même curieux que sur les vingt spectacles organisés à Toulouse, au Capitole et ailleurs, en cours de saison et qui sont tous régis sur les mêmes principes financiers, les anarchistes aient précisément choisi le récital de Léo Ferré pour contester. On comprendrait si une telle remise en question s’adressait à un spectacle de qualité médiocre, à un poète de peu d’envergure.
« Ferré n’est pas représentatif de notre mouvement », rétorquent les « anars ».
Ferré répond : « Je ne représente que moi-même et je n’ai jamais prétendu représenter un groupe. Il faudrait supprimer le « fric » et c’est utopique. Le premier État à placer son argent en Suisse s’appelle le Vatican, le second c’est la Chine gouvernementale.
Plus je vis, plus je suis convaincu de l’inutilité de l’expression artistique. L’art est une excroissance de la solitude. Le poète converse avec des ombres. Je crois que la poésie a fait plus pour l’humanité que toutes les autres sciences. La poésie c’est une séquelle divine. Je disais, tout à l’heure, la ségrégation c’est l’argent, non c’est l’intelligence. Mais les c… aujourd’hui, sont moins c… qu’avant. Il ne faut pas être trop intelligent pour vivre. »
Léo Ferré va publier à la rentrée, un roman : Benoît Misère, où il raconte l’histoire d’un petit garçon qui devra beaucoup, bien sûr, au collégien qu’il fut :
« J’avais le matricule 38. Je ne veux plus connaître le passé. Ce sont des souvenirs qui font froid au cœur. On ressemble assez peu à celui qu’on a été, on ne peut pas ressembler à celui qu’on sera demain… »
M.-L. Roubaud.
Palais des Sports de Toulouse, 29 octobre 1971
C’est en épluchant les archives de La Dépêche du Midi que je suis tombé sur ce récital dont je n’avais jamais entendu parler. Deux articles non signés étaient censés donner le ton de ce retour au Palais des Sports de Léo Ferré, accompagné par le groupe Zoo qui devait donner une « dimension apocalyptique » à la soirée. On était prévenu des possibles débordements, la présence seule de Léo Ferré suffisant à « engendrer des cataclysmes d’enthousiasme ou de contestation » car « il fait partie de ces êtres qui ont le redoutable privilège de n’avoir que des amis fanatiques… ou des ennemis tout aussi acharnés. » Également appelé en renfort, Maurice Frot annonçait la couleur : «Insurrectionnel le récital ! »
Le groupe Zoo, dont on nous assurait qu’il avait une réputation internationale, était au complet, avec le chanteur Ian Bellamy, Daniel Carlet aux violon et sax ténor, Michel Ripoche, également au violon mais aussi aux trombone et sax, André Hervé à l’orgue, au vibraphone, et à la guitare rythmique, Michel Hervé à la guitare basse, et Christian Devaux à la batterie.
Zoo, La Dépêche du Midi, 1971.
Comme on peut le lire sous la plume de Marie-Louise Roubaud, la soirée qui avait attiré la foule des grands soirs commença violemment à l’extérieur où « ceux qui n’avaient pas de quoi payer » revendiquaient la gratuité de l’entrée. Léo Ferré vint à leur secours en exigeant que les portes du Palais des Sports restent ouvertes toute la soirée. Visiblement, cela contribua à éviter un nouveau sabotage du spectacle.
La Dépêche du Midi du 1er novembre 1971.
Au Palais des Sports, Léo Ferré : « Un immense provocateur ».
Vingt-et-une heures, vendredi soir, le Palais des Sports est en effervescence, au-dedans comme au dehors.
Dedans, il y a déjà trois mille spectateurs assis, des jeunes en majorité écrasante. Dehors, c’est l’affrontement classique entre représentants de l’ordre et ceux qui veulent entrer sans bourse délier (15 francs, étudiants ; 20 francs, entrée générale).
Entre ces deux mondes bouillonnants d’une égale violence et tendresse, Léo Ferré, lèvres serrées, crinière ébouriffée, arpente la coulisse.
« J’en ai marre. Il y a des gens qui veulent me voir et n’ont pas d’argent. Moi, je veux les laisser rentrer, et on m’empêche. Et puis, ça me retombe sur la gueule… »
Il allume une cigarette, parlemente avec véhémence avec les organisateurs, et puis s’avance seul au dehors au milieu du dernier carré de ses fidèles qui s’est reformé après le départ de la police.
L’affaire est entendue. Les grilles s’ouvrent sans coup férir, et elles le resteront jusqu’à la fin du récital.
Les Zoo ont sur la scène précédé la vedette qui arrive un quart d’heure après, chemise noire et pantalon de couleur violet, suivi de son fidèle pianiste aveugle, Paul Castanier, habillé de noir comme à l’accoutumée, mais cette fois avec des cheveux aussi longs que ceux de Léo Ferré.
Dans la salle, l’élan est unanime pour saluer les deux hommes dont les rapports ne sont pas de toute évidence des rapports de convention…
« Je cherchais un bon pianiste qui soit de surcroît un homme intelligent avec qui je puisse parler… J’ai rencontré Paul Castanier, nous ne nous sommes plus quittés. »
Le troisième homme est dans les coulisses. C’est Maurice Frot, lui aussi connaît Ferré depuis quinze ans et lui est resté fidèle. Romancier (il a écrit en 1965 Le Roi des rats ; en 1969 Nibergue, qui a obtenu le prix du roman populiste ; il prépare un autre ouvrage : L’étouffe-chrétien ; il a, par amitié, pris la relève de Madeleine Ferré ! Il assure des fonctions qui vont de celles du régisseur à celles de scénariste.
Il vient d’écrire le scénario du film que Léo Ferré va tourner comme acteur avec Philippe Fourastié (le réalisateur de La Bande à Bonnot) et qui s’appellera Mon frère le chien, ma sœur la mort, sorte de transposition moderne de Saint-François d’Assise qui ne regarde plus voler les oiseaux… mais les « Boeing ». Le pianiste aveugle jouera son propre rôle.
En attendant c’est la tournée dans le sud de la France : Aix, Montpellier, Toulouse, Perpignan, avant la reprise des concerts à la Mutualité, à Paris, à 12 francs (du 22 au 25 novembre, du 12 au 16 décembre, avec les Zoo que Ferré semble avoir définitivement adoptés ainsi d’ailleurs que son pianiste et Maurice Frot, qui n’hésite pas à reconnaître combien le nouveau spectacle doit à « ces jeunes gens qui sont très bien et qui ont secoué nos vieilles habitudes ».
Le fait est que dans le nouveau spectacle qu’il rode en province, Léo Ferré sort grandi de sa confrontation avec la pop music et les jeunes générations.
Léo Ferré artiste cède aujourd’hui le pas à Léo Ferré tribun… Commencé sur L’Âge d’or, le récital s’achève sur un poème en prose de : « Je suis un chien » qui plonge l’assistance dans un état second… Chemin faisant, Léo Ferré s’est mis en colère, dominant le Palais des Sports plein de haut en bas de sa hargne et de sa grogne, de vétéran de la contestation… Il a chanté l’anarchie, l’amour fou, la solitude ; il a tourné en dérision les gouvernements et les étiquettes politiques, les bonnes manières et lui-même, est passé de la fraternité pathétique à un narcissisme impudique.
« Je suis un immense provocateur ». Il frôle et le sublime et l’odieux. Bref, il est lui-même, véritable archange satanique, défiant les règles. À cinquante ans passés, Léo Ferré retrouve le second souffle.
Il y a six ans, son nom déplaçait à Toulouse, tout juste un millier de personnes. Aujourd’hui chacun de ses récitals fait figure d’événement.
M.-L. Roubaud.
Palais des Sports de Toulouse, 9 février 1973
Léo Ferré + Charlebois, tournée 1973.
La presse locale annonçait à la même affiche, « deux monuments de la chanson, deux générations mais la même violence pour crier à la face du monde que seule la folie est raisonnable ». Il s’agissait d’une part de Léo Ferré, « vieux loup redevenu solitaire depuis plusieurs années et qui ne désarme plus », d’autre part de Robert Charlebois qui poursuit, lui aussi, une carrière explosive et « qui progresse en sabots dans la rocaille et les escarpements du folklore québécois. »
Pour ma part, je n’ai pas assisté à ce récital dont j’ai appris les écueils par la presse. Quelques années plus tard les hasards de la vie m’ont conduit à me lier d’amitié avec un des principaux protagonistes des incidents qui ont émaillé la première partie de cette soirée. Alors étudiant, Antoine était proche des groupes maoïstes surnommés les « mao spontex » par leurs voisins trotskistes. C’est donc sa version des faits qui a partiellement inspiré les lignes qui suivent. Cette version est parfois en contradiction avec celle donnée par Maurice Frot dans son livre de souvenirs Je n’suis pas Léo Ferré (Éd. Fil d’Ariane, 2002).
Le moins que l’on puisse dire c’est que la soirée allait être des plus chaotiques, commençant de façon presque banale par des échauffourées entre ceux qui exigeaient la gratuité du spectacle et la police. Ce qui est certain, c’est que beaucoup de militants d’extrême-gauche se trouvaient dans la salle quand Robert Charlebois débuta son tour de chant, et qu’au moins un détail fut perçu par certains comme une provocation : la présence en fond de scène du drapeau québécois largement déployé. Devant un public plutôt sensible aux thèses internationalistes, cet emblème fleurdelisé faisait un peu désordre. L’indifférence de Robert Charlebois aux rudiments de la sociologie française n’a pas non plus simplifié les choses. Les calembours ne marchent pas forcément partout de la même façon et sans doute a-t-il sous-estimé la politisation du public toulousain lorsqu’il a balancé en plaisantant qu’il était « marxiste tendance Groucho ». C’est cette boutade qui faisait simplement partie de son jeu de scène, qui a été le point de départ du « foutoir » qui s’est installé sur la scène du Palais des Sports. Esprit frondeur et rigolard, Antoine, dont la stature est réellement très éloignée de celle d’un lutteur de foire, aurait à ce moment-là bondi sur scène dans le but de s’emparer du micro pour reprendre le leitmotiv bien connu de « laissez entrer nos camarades ». La bourrade qu’il aurait donnée à Robert Charlebois qui tentait d’entraver cette dépossession du micro fit rouler celui-ci à terre, avant que la scène ne soit effectivement livrée à une grande pagaille, ainsi que le décrit Marie-Louise Roubaud dans deux chroniques reproduites ci-dessous. Là aussi cette relation s’écarte de celle de Maurice Frot, concernant l’attitude de Léo Ferré en coulisses qui en réalité aurait été plus lucide et décisif que ce qu’en a dit son ancien factotum. Quant à la quinzaine de titres que le poète chanta au cours de la seconde partie, les voici en respectant l’ordre de leur interprétation : Préface – Les Poètes – Ton style – À toi – Le Crachat – Vitrines – L’Oppression – Les Amants tristes - Avec le temps – Night and day - Comme à Ostende – Ne chantez pas la mort - La Solitude – Ni Dieu ni maître – Il n’y a plus rien.
La Dépêche du Midi du 11 février 1973.
Le Québécois Robert Charlebois a mordu la poussière du Palais des Sports où Léo Ferré a triomphé.
Soirée mouvementée vendredi au Palais des Sports de Toulouse, gorgé de monde et qui a débuté dès les portes ouvertes par l’affrontement classique des forces de l’ordre et des spectateurs désargentés exigeant le droit d’entrée et le prenant.
Pas de blessés, mais des vitres cassées et quelques sévères empoignades qui ont donné le ton de la violence et échauffé les esprits.
Tout semble se calmer lorsque Robert Charlebois et ses musiciens entament leur récital. C’est la première fois qu’on les entend et qu’on les voit, donc qu’on les juge. Leur réputation n’est plus à faire auprès des amateurs de « pop music ». Avec sa chevelure rousse et bouclée de jeune Papou, avec son accent québécois où le français prend une saveur terrienne, avec un folklore puissant et un peu fou qu’il a réinventé à sa propre mesure, et qui tient du rock et de la danse indienne, Robert Charlebois est une hyper-vedette en puissance. Hélas ! il a bien failli laisser son scalp à Toulouse au terme d’un véritable pugilat qui lui a fait mordre la poussière et s’affronter avec les spectateurs. Tout a commencé quand un militant est monté sur scène pour demander le micro, la parole et le droit d’entrée pour ses camarades d’infortune. Des cris de sympathie émanent des gradins pris du frisson des combats politiques, Robert Charlebois arbitre malgré lui du conflit est déconcerté, et puis se fâche rouge lorsque son partenaire impromptu lui jette le micro aux pieds. Le Québécois lève le poing et dans l’instant les spectateurs du premier rang montent en force sur scène, la salle hurle son mécontentement tandis que Charlebois est à terre.
Tout n’est que cris, tumulte et confusion.
L’incident est passé du registre cocasse au registre dramatique.
Charlebois reprend ses esprits et tente de renouer le récital. Mais le charme est rompu, le cœur n’y est plus de part et d’autre. Désormais le récital va prendre l’allure d’un réglement de comptes entre le spectateur anonyme revenu sur scène et les musiciens excédés qui vont quitter la scène en pliant bagages.
L’entracte ne coupe pas court à la contestation. Le micro est à qui veut le prendre. Tout semble aller à la dérive. Léo Ferré est dans les coulisses et attend son tour avec son visage de jugement dernier. Il avance sur scène où l’attend Popaul, son pianiste aveugle avec l’énergie rentrée des vieux capitaines au long cours. Il ne changera pas un iota à son tour de chant : quinze longues chansons dont cinq nouvelles au verbe délirant, au style pamphlétaire et qui placent le vieux lion Ferré au-dessus de la mêlée. La partie est gagnée. La jeunesse médusée écoute ce prophète terrible à cheveux blancs qui réduit en charpie toutes les institutions « Le désordre c’est l’ordre moins le pouvoir » et qui est de la même race qu’elle, avec l’étincelle du génie en plus.
M.-L. Roubaud.
La Dépêche du Midi du 12 février 1973.
À Robert Charlebois les risques du métier, à Léo Ferré les lauriers.
La soirée de vendredi, au Palais des Sports, aura bien sûr dépassé le cadre de l’événement artistique. Les incidents qui ont marqué la première partie où Robert Charlebois officiait, n’ont fait que confirmer l’emprise de Ferré sur un public déchaîné, qui a rendu les armes au talent et à plus contestataire que lui. Le prestige de Ferré avait pourtant été mis à mal il y a trois ans, pour les mêmes raisons qui ont motivé, l’autre soir, l’insuccès personnel de Robert Charlebois. Les rapports qui régissent le dialogue entre le public et les vedettes sont, à Toulouse plus qu’ailleurs, d’ordre passionnel. Le succès n’y est jamais garanti d’avance et pas un faux pas n’est pardonné. Dure leçon pour Charlebois, flamboyant Québécois et jeune idole à la tête fière descendu, pour un soir seulement, de son Olympe.
Pour Ferré, une ferveur accrue et qui est à la mesure de sa propre maturité. Depuis qu’il a déserté sa propriété de Saint-Clair, Ferré, rendu à ses démons, continue de se battre envers et contre tous, revêtu d’une invisible tunique de Némésis qui lui brûle la peau. « Ce qu’il y a de plus profond en nous c’est la peau… »
Ses textes sentent toujours la rue et son langage cru, mais ce n’est plus la même rue, ni tout à fait les mêmes générations qu’on y croise. Aussi ses derniers poèmes en prose sont-ils des tracts fleuve dont la violence frappe comme un boomerang. Et ce n’est pas par esprit d’opportunisme, mais bien parce que Ferré hume le vent de l’Histoire, qu’il vit son temps avec tous ses pores. Poète insurgé, il n’en faut pas douter, bête de scène aussi, Ferré avec son refus nouveau de fioritures et d’artifices un peu déclamatoires, Ferré le nihiliste, poing fermé ou poing levé continue de s’abreuver aux sources de la colère.
M.-L. Roubaud.
Halle aux Grains de Toulouse, 29 mai 1979
Lorsque Léo Ferré revient plus de six ans plus tard à Toulouse, l’appellation « Palais des Sports » s’est effacée depuis quelques mois seulement au profit de celle de « Halle aux Grains », mais il s’agit bien du même lieu, complètement restauré et réaménagé ainsi que mentionné plus haut. Au cours de ces six années, Léo Ferré a lui aussi changé. Désormais il est seul sur scène, avec son piano et ses bandes magnétiques, parfois un grand orchestre, mais ce n’est pas le cas ce soir-là. Sa notoriété de poète, de musicien, d’artiste lyrique, s’est considérablement accrue et dépasse les frontières de la francophonie, si bien que dans ces circonstances, la Halle aux Grains affichant « complet », on s’attend à une grande prestation. Pourtant, selon Robert Belleret dans Une vie d’artiste, dès la veille du récital Léo Ferré avait confié à son entourage qu’il redoutait « qu’il y ait de la merde à Toulouse », et effectivement, cette soirée-là releva une nouvelle fois de la rubrique des faits divers :
La Dépêche du Midi du 30 mai 1979.
Toulouse : bagarres pour le récital Léo Ferré. Plusieurs blessés place Dupuy.
Léo Ferré était, hier soir, à Toulouse. Ses fans voulaient le voir, et ce à tout prix, la Halle aux Grains n’est pas extensible et ceux qui voulaient payer, les resquilleurs aussi, étaient nombreux.
Les choses se sont finalement envenimées lorsque des énergumènes essayèrent de forcer les portes.
Les responsables du spectacle durent alerter Police secours, qui tenta de dégager les abords de la salle. Les manifestants lancèrent alors des pierres et des bouteilles sur les forces de l’ordre qui eurent plusieurs blessés. La police dut alors charger et les manifestants qui s’étaient réapprovisionnés en munitions sur des chantiers en construction voisins, revinrent en force.
La bagarre s’est soldée par de nouveaux blessés. Un des « fans » de la chanson a même dû être hospitalisé.
Il faut souligner que les spectacles de rock avaient déjà été l’objet de semblables « émeutes » et que de ce fait les organisateurs ont décidé de les supprimer dans la Ville « rose » !
[non signé].
Désormais on ne parlait plus d’anarchistes ou de militants d’extrême-gauche, mais plus prosaïquement de resquilleurs, qui ne réservaient plus leurs exigences aux seuls spectacles de Léo Ferré mais aussi aux festivals de rock…
Concernant cette soirée, on sait qu’un commerçant victime des casseurs a adressé directement à Léo Ferré la facture des réparations. Dans l’ironique fin de non-recevoir qu’il lui opposa, l’artiste qualifia les auteurs des dégâts de « jeunes prématurément vieillis »…
Pour ce qui est de ce qui s’est passé à l’intérieur de la Halle aux Grains ce soir-là, le compte-rendu qu’en donne La Dépêche du Midiest particulièrement fidèle. Il faut dire que la grande confusion qui régnait a bien failli tourner à un mouvement de foule en proie à la panique. D’une part, on entendait dans un vacarme assourdissant comme des coups de boutoirs donnés contre les portes mêlés aux sirènes des voitures de police, sans vraiment savoir de quoi il s’agissait. D’autre part certains en avaient après Léo Ferré tandis que d’autres enfin tout aussi véhéments l’assuraient de leur solidarité en lui conseillant d’abandonner la partie, le public ne méritant pas qu’il poursuive son récital. Au bas de la scène, des spectateurs gesticulaient provoquant la colère de l’artiste qui à ce moment-là ne comprenait pas ce qui se passait et croyait que ce tumulte était dirigé contre lui. Quand enfin il s’arrêta pour demander que l’on ouvre les portes, de très longs moments de confusion s’écoulèrent, où la gorge protégée par une serviette, Léo Ferré arpentait la scène, ne laissant aucune prise à l’hostilité persistante d’une partie du public ni à l’insistance de ses proches en coulisse pour qu’il arrêtât là le concert. Sourd à tous ces discours, avec beaucoup d’abnégation, il mena son récital jusqu’au terme qu’il s’était assigné, interprétant dans les pires conditions et « dans l’ordre qui lui a plu », les vingt-trois chansons suivantes : La Mémoire et la mer – Vingt ans – C’est extra – La Solitude / L’Invitation au voyage – Avec le temps – Préface – Muss es sein es muss sein – Les Musiciens – La Vie d’artiste – La Frime – Les Étrangers – Comme à Ostende – Tu penses à quoi – Ton style – La Jalousie – Je te donne – Chanson d’automne – C’est fantastique – La Nostalgie – Ma vie est un slalom – Des mots - Ni Dieu ni maître - Thank you Satan.
La Dépêche du Midi du 30 mai 1979.
Ferré place Dupuy : rude soirée pour le « roi » Léo.
Chemise de soie noire (il y a dix ans, c’était un pull-over) col ouvert, pantalon noir, chaussettes rouges, cheveux en halo blanc et mousseux, Léo Ferré entre en scène devant une salle impatiente. Il est 21 heures 15. Il envoie, du bout des doigts, un baiser au public, et s’assied au piano noir.
Dans le recueillement s’élève cette voix depuis longtemps célèbre, murmurante et rauque de sentiments retenus ; la tendresse. « La marée je l’ai dans le cœur ».
Et la houle, aussitôt après, dans les gradins où l’on manifeste, dès la deuxième chanson. Ferré chante, debout au micro, sur une bande musicale enregistrée.
« À quand le tourne-disques, Ferré ? » « Place aux jeunes ! » Sifflets. Contre protestations. Silence revenu, tandis que sans ciller, « le vieux Léo » qui ne s’est pas interrompu, chante La Nostalgie. « Ils n’ont de noir qu’un faux drapeau de 68… » Début de réponse aux perturbateurs, qui ne s’en contenteront pas, faisant entendre leur mécontentement à chaque fois que Léo Ferré utilisera ainsi le magnétophone.
Quatre fois, avec La Vie d’artiste, L’Allitérature (sic), Avec le temps et Thank you Satan, il reviendra au piano. Quatre fois, sur plus de vingt chansons au total. Alors, les manifestations se faisant de plus en plus pressantes, il fallut bien expliquer, même si très violemment : « J’ai chanté à Paris avec quatre-vingts musiciens et soixante choristes. Alors, quand je ne peux pas les avoir, je chante tout seul ! Tu comprends ? Merde ! »
Climat qui n’était pas favorable à la délectation de textes aussi purement beaux que « l’oreille de Beethoven en train d’imaginer pour la neuvième fois des symphonies muettes », « mon ombre a son soleil qui lui lèche sa trace », « si tu le veux, ta parallèle s’entrianglera avec la mienne » ou « les ailes de l’archange au milieu des pavés », aussi simplement forts que « ces bois que l’on dit de justice et qui poussent dans les supplices », « pour la prise de la Bastille même si ça ne sert à rien » « dans ce monde où les muselières ne sont plus faites pour les chiens. »
Et des chiens, justement, muselés, et d’aucuns diront démuselés, il y en avait pendant ce temps, aux portes de la Halle aux Grains. Dans notre rubrique « faits divers », nous relatons ce qui s’est passé à l’extérieur de la salle. Dedans, la rumeur des affrontements parvint vite. On crie, pour avertir Léo Ferré de ce qui arrive. Il ne comprend pas. On l’insulte. Il continue de chanter La Musique.
À la fin de cette chanson, une vingtaine de jeunes gens s’approchent de la scène, et, troublé, Ferré les écoute. « Tu ne comprends pas ? Il y a les flics, dehors ! » « Pourquoi les flics ? » « Parce qu’il y avait des types qui voulaient entrer sans payer ! » « Les cons, il n’y a qu’à ouvrir les portes ! » On s’est un peu bousculé, on s’apaise. « Dis-le très fort, Ferré, qu’il faut ouvrir ! » Il le dit.
Le calme revient lentement. Les jugements sur l’incident sont divers. D’aucuns laissent entendre que l’on profite qu’il s’agit d’un chanteur de « gauche » pour s’en prendre à lui. Lui, répète « je ne pouvais pas le savoir, qu’il y avait les flics dehors, comme ça, que les flics partent ! »
Il chantera et dira encore « les violons de l’automne », Marie, Ni Dieu ni maître, qui le fait acclamer, la salle enfin gagnée, et, parce qu’on lui demande un « bis », Thank you Satan.
Mardi à Toulouse, une rude soirée pour le roi Léo.
[non signé].
Quelques années plus tard, lors d’une entrevue avec le poète, nous avons évoqué ce récital de la Halle aux Grains de mai 1979. C’est alors qu’il eut ce commentaire sans appel : « Ce soir-là, c’était vraiment la Halle aux cons ! »
Léo Ferré par Carlos Pradal, La Dépêche du Midi, 1971.
00:00 Publié dans Les invités du taulier | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
"Il est doué d’une puissance de destruction presque satanique, et d’une vulnérabilité désarmante" :
Outre que ces articles de M.-L. Roubaud sont bien mieux écrits que ceux d'Edmée Santy dont nous avions parlé il y a quelque temps, je trouve qu'on a rarement mieux senti ce qu'était Léo Ferré et synthétisé son impression, qu'en ces quelques mots.
Cette vulnérabilité, qui est apparue davantage avec les années, n'était en général pas perçue à l'époque. C'est ce que dit Patrick Ullmann je ne sais plus où, lorsqu'il parle de cette photo qu'il a prise, qu'on connaît dans son "virage" vert (pochette du disque Il n'y a plus rien), photo qui est devenue un symbole de Léo Ferré et qui, pour tous à ce moment-là, exprimait une très grande force, un côté battant. Et Ullmann de dire en substance qu'au contraire, lui savait fort bien que Léo Ferré était quelqu'un de vulnérable.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 26 septembre 2007
Il me semble que la vulnérabilité et l'émotivité de Léo Ferré ont commencé à transparaître aux yeux du plus grand nombre à l'occasion du Discorama de Denise Glaser en 1965 (?) lorsque la réalisatrice qui le connaissait bien fit allusion à sa vie de famille à Gourdon. Il me semble que son hypersensibilité se devinait également dans les différentes Radioscopies qu'il fit avec Jacques Chancel vers 1969, toujours à propos de sa vie privée, etc. Je ne crois pas qu'il ait cherché à dissimuler ce trait de caractère ni à en jouer.
Écrit par : Jacques Miquel | mercredi, 26 septembre 2007
Non non, lui n'a jamais cherché à le dissimuler -- mais beaucoup ne le voyaient pas, durant un long moment et, surtout, en ces années "dures". Je vais rechercher le propos d'Ullmann.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 26 septembre 2007
Je l'ai retrouvé. Voici le propos exact de Patrick Ullmann :
"J'ai dû prendre dix-mille photos de Léo Ferré. Celle-ci n'est pas ma photo préférée ; je trouve que c'est une de mes plus belles photos, mais ce n'est pas Léo. Ce qui est formidable, c'est que c'est vraisemblablement ainsi qu'il avait envie de se montrer. Une image de prophète, les cheveux auréolés, bon et fort. Une image de vainqueur. Et, pour moi, chez Léo, le plus fort c'était le fragile. Je préfère les photos où il est plus tendre, plus fragile. Là, il est très, très fort".
Patrick Ullmann et François Jouffa, Chanson portraits, Hors-Collection, 1998.
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 26 septembre 2007
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