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lundi, 24 décembre 2007

Contourner l’obstacle

Au collège des Frères des écoles chrétiennes, Léo Ferré découvre les poètes et les auteurs interdits en arrachant les pages de leurs ouvrages et en les cachant dans son livre de messe. Délicieux plaisir de la transgression mêlé à celui de la découverte et de l’enchantement de découvrir des textes et des univers qui le satisfont. Mais pas seulement. Car cette façon de faire – une forme de résistance instinctive qui s’organise d’elle-même et solitairement – va conditionner son esprit pour longtemps, en cette période de formation, puis d’apprentissage. Interdiction, désormais, égale moyen à trouver pour tourner l’interdit.

Certainement, les études de droit qu’il suivra, même de loin, même distraitement, même s’il passe plus de temps au Dupont-Latin qu’à la faculté, contribueront à ancrer en lui cette manière que je résume ici en trois mots : contourner l’obstacle.

Durant toute sa carrière, chaque fois qu’il sera en butte à un événement extérieur l’empêchant de s’exprimer ainsi qu’il l’entend, Ferré va contourner l’obstacle. C’est-à-dire ne jamais insister outre-mesure, ne pas persister dans la voie bloquée, ne pas avancer dans le brouillard, ne pas foncer obstinément la tête la première, mais, tout simplement, s’y prendre autrement. Comme font les avocats qui se servent du droit pour obtenir gain de cause, en cherchant la faille, interprétant, plaidant, avec les ressources de leur art – si c’en est un – ainsi que leurs études les ont formés avant qu’ils accèdent au barreau.

Une première manifestation de résistance organisée se situe en 1957, quand Ferré, qui ne parvient pas à faire jouer son oratorio lyrique depuis sa création à Monte-Carlo en 1954, cet oratorio qui a été refusé par la radio, a l’idée d’« échanger » des droits que lui doit la maison Odéon contre deux disques : La Chanson du mal-aimé et Les Fleurs du mal dont il sait pertinemment qu’il ne trouvera pas d’éditeur pour réaliser un disque entier – au moins pour le moment. Pour faire bonne mesure, il réclame et obtient l’orchestre de la Radiodiffusion française pour son œuvre consacrée à Apollinaire. À l’obstacle de l’édition et de l’exécution impossibles, il oppose un contournement : le renoncement à ses droits.

Lors de l’affaire d’À une chanteuse morte, face au refus de diffusion de la chanson enregistrée, il utilise son moyen d’action favori : l’interprétation publique. À Bobino, les spectateurs de 1967 découvrent la chanson et, toujours pour faire bon poids, se voient distribuer une copie de l’assignation faite à la Compagnie phonographique française. Ferré perdra son procès en janvier 1968, mais la question n’est pas là. Il y a eu de nouveau contournement d’un obstacle.

En 1969, quand il rencontre Brel et Brassens, la question est posée par Brel, quant à l’attitude à adopter si l’on se trouve face à un mur. Les réponses que chacun apporte sont très fidèles à leur tempérament respectif. Sans hésiter, Léo Ferré dit : « Moi, je le contourne ».

Lorsque, au moment de sa contestation par son jeune public, il finit par se rendre compte que les discussions d’après spectacle au cours desquelles il est sommé de se justifier en permanence, ne mènent à rien, le mécanisme se met en marche. Comment éviter ces demandes de comptes qui l’ennuient et ces explications qui ne solutionnent rien ? En contournant l’obstacle. Lorsqu’il entame sa dernière chanson, sa voiture est devant la porte, prête à partir. Au dernier mot de la dernière œuvre, il sort de scène et, tandis que s’élèvent les applaudissements, il est en coulisses où on lui tend son blouson ou son manteau, une cigarette déjà allumée, puis il s’engouffre dans l’auto. Lorsque les lumières se rallument dans la salle, il est parti depuis un moment déjà. Solution de fuite, certes, mais aussi contournement de l’impossible obstacle, contournement d’une situation refusée par lui. Cela, d’ailleurs, n’aura qu’un temps, et il recommencera ensuite à recevoir les spectateurs avec la gentillesse qu’on lui connaît.

En 1975, le disque Ferré muet dirige Ravel et Léo Ferré est le couronnement de la méthode en question. Il ne peut pas, par une clause de son contrat expiré, enregistrer ses chansons dans une autre maison, durant deux années. Soit. Il enregistre donc ailleurs… la musique. Et, chez ce même éditeur (CBS), un disque jumeau où, sur sa partition, Pia Colombo chante pour lui les chansons qui, autrement, auraient été retardées de deux ans. Toujours un coup de griffe supplémentaire : les deux pochettes, manifestement conçues dans le même esprit, proposent deux textes brefs qui informent le public de ce qui se passe. Juridiquement imparable, cette réaction de « survie » artistique se manifeste encore dans un cas d’expression entravée.

J’ai choisi ces quelques exemples mais, certainement, la liste n’est pas close. Ce qui est intéressant, c’est de remarquer que cette façon d’agir devient constitutive de l’artiste, qui ne renoncera jamais à sa libre expression. Elle entre en jeu chaque fois qu’il refuse une situation donnée, qu’il n’a pas choisie et dont il estime qu’elle l’enferme. Et dans Thank you Satan, en 1961, on entend bien, parmi la litanie des raisons que l’artiste donne à son remerciement, la formule explicite : « Le moyen de tourner la loi ».

00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (0)

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