jeudi, 24 juillet 2008
Banlieue-sur-Love
Je crois l’avoir déjà dit, une des chansons qui m’« épatent » le plus est La Banlieue. J’ai découvert ce texte – sans le comprendre totalement et avec le trouble qu’on imagine – à dix-sept ans, en 1969, l’année même où s’ouvrait à moi l’œuvre ferréenne. C’est dire que je ne connaissais pas la première version, celle, en studio, de 1967. Longtemps, pour moi, La Banlieue, ce fut celle-là, enregistrée en public à Bobino dans le double 30-cm Barclay de 1969. Un peu plus tard, découvrant le disque de 1967, j’entendis la première version, que j’appellerai ici La Banlieue I, la chanson en public devenant évidemment La Banlieue II.
Cette convention purement chronologique établie, voyons.
Pour dire ce qui lui plaît « chez les filles », Léo Ferré use comme souvent de l’anaphore. Cette construction est par ailleurs établie sur une suite d’images – là aussi, c’est fréquent chez lui. Cette fois, une troisième donnée est à prendre en compte : à l’anaphore et à la suite métaphorique s’ajoute l’élimination, puisque l’auteur prend soin de toujours décrire la femme en précisant que « c’est pas » cela qui lui plaît chez elle. Ce n’est qu’au refrain – s’agit-il d’un refrain à proprement parler ? – qu’il énonce ce qui le touche le plus dans le corps féminin : « C’est la banlieue ». Je ne pense pas me tromper en avançant que ce genre d’image, en 1967, est foncièrement nouveau, tout au moins au disque ou sur une scène de music-hall. Peut-être trouverait-on l’équivalent chez Sade ou Bataille, voire dans certaines poésies jargonnantes de Villon – ce n’est pas certain – mais cela ne dépasserait pas alors le cadre de publications littéraires, ni l’audience d’un public lettré ou seulement curieux. Ici, nous sommes au spectacle ou chez le disquaire, l’image est portée à l’avant-scène, voire à domicile, elle revêt un caractère plus populaire.
Ce qui est plaisant, c’est que le procédé de l’élimination employé par l’auteur aboutit à une série de peintures brèves des différentes parties du corps féminin, qui sont à leur manière d’authentiques blasons. Mieux : le poète s’applique tant à nous dire que, non, ce n’est pas ça qui lui plaît vraiment, qu’on devine que cela, justement, lui plaît beaucoup, même si c’est un peu moins que « la banlieue ». Car tout est fort beau ici.
Autre point, à présent. Le final de La Banlieue I dit ceci : « Quand je brûl’ pour les filles / Au feu de Dieu / C’est pas pour leur p’tit’ gueule / Que j’irai vendr’ mon âme / Et quand j’me r’trouv’rai seul / Pour mes dernières gammes / Moi j’crèv’rai sans un’ fille / Dans un’ banlieue ». Chute simple et grave, touchante. Un peu classique même, puisque alors, le mot « banlieue » reprend son sens tout simple, géographique : un endroit plus ou moins annexé par la cité qu’il borde, isolé, peu riant et indéfini : une banlieue.
Deux ans plus tard, la fin de la chanson est modifiée : « Moi quand j’vais chez les filles / C’est pour pas cher / Quant à brûler ma gueule / Au feu du nom de Dieu / Comm’ je n’suis pas bégueule / Je fais tout c’que je peux / Quand j’descends chez les filles / C’est en enfer ». Le propos est plus violent, comme l’est d’ailleurs l’interprétation chantée (encore faut-il prudemment nuancer ce dernier point : La Banlieue II, en public, est forcément plus forte que La Banlieue I, à cause des effets de scène). On ne parle plus du « feu de Dieu » mais du « feu du nom de Dieu » : l’imprécation, le blasphème sont présents. On ne brûle plus « pour les filles » mais « [s]a gueule ». Même si on se retrouve seul, on fait « tout ce qu’[on] peut » (l’année suivante, Avec le temps reprendra en partie ce propos : « tout seul peut-être mais peinard »). Surtout, les filles dont il était question deviennent uniquement des prostituées : « C’est pour pas cher ». On « descend » chez elles comme on fait une descente dans des quartiers réservés… mais cela va plus loin, et c’est peut-être le plus intéressant de cette deuxième version. Car on descend aussi vers le sexe, qui est en bas. On descend vers la banlieue… Or, l’on retrouvera dans Et… basta !, en 1973 : « Foutez-m’en vingt litres, camarade ! Je descends à la proche banlieue, celle qui se défait doucement vers le XVe, cette banlieue de mes défaites et de votre vertu, camarade ». Il s’agit sans doute d’autre chose encore mais dans l’imaginaire de l’auteur, pour aller en banlieue, il semble qu’il faille descendre. Il apparaît qu’il descend en banlieue, de la même manière qu’on monte à Paris : par familiarité de langage. On descend cette fois « en enfer », ce qui est intuitif : l’enfer est en bas, certes, on y descend – mais pas seulement, car il y a, comme toujours, polysémie chez Léo Ferré. C’est « la banlieue » qui est devenue « l’enfer ». Le sexe de la femme s’est mué en enfer : on peut toujours comprendre qu’il s’agit ici de chaleur, d’érotisme, de péché, de ce qu’on voudra. On peut aussi imaginer que les femmes lui sont (au moins en théorie) devenues infernales, insupportables, une malédiction : il se trouve alors au lendemain de sa rupture sentimentale de mars 1968. Il ne faudra certes pas y voir une prémonition : celle des banlieues d’aujourd’hui devenues un enfer, celui des « violences urbaines » ; ce serait commettre un contresens par anachronisme : en 1969, ce n’est pas le cas (les interprétations a posteriori constituent toujours un piège dangereux). Enfin, je propose pour le vers « C’est pour pas cher » une dernière piste interprétative : une femme légitime coûterait cher (dans l’esprit de l’auteur, évidemment, et à ce moment-là seulement), surtout lorsque rien ne va plus ; on va donc « chez les filles ».
Enfin, on observe qu’à la fin de La Banlieue I on trouve la mort, alors que, dans celle de La Banlieue II, on se heurte à la damnation. La damnation fera l’objet d’une chanson lorsque l’artiste aura constaté que « tout ce qui est mal, c’est bon ; tout ce qui est bon, c’est mal » et en aura tiré la leçon : « Alors, damne-toi ! »
Me trouvant à la campagne, je ne dispose pas des textes en ce moment. J’ai donc été obligé de citer de mémoire. Je vous remercie de bien vouloir excuser les erreurs éventuelles.
14:05 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Jacques, ne soyez pas inquiet, vous avez une excellente mémoire.Cette chanson est rarement citée et étudiée.
Ce qui est est curieux, c'est que dans "Testament phonographe",et aussi dans "la mauvaise graine", Ferré ait choisi
de faire figurer la première version, qui serait le "bon texte",comme si la seconde n'était qu'une variation scénique de circonstance,liée sans doute au contexte affectif qui est le sien à
l'époque.
Deux rimes font penser évidemment à "Poète..vos papiers!":
Western,Pigalle."Western Pigalle " est le titre d'un des poèmes du recueil.
Écrit par : Francis Delval | jeudi, 24 juillet 2008
Je n'avais pas vérifié dans les livres que vous citez, puisque je ne les ai pas avec moi. En effet, la seconde version n'a connu que les feux de la rampe, un temps. C'est l'intérêt le plus évident des enregistrements publics, que de conserver des variantes et des textes nouveaux.
Le western et Pigalle font, je pense, partie de l'imaginaire de ceux qui furent adultes dans les années 30, 40, 50, 60. Après, cela a changé. Je crois, mais je me trompe peut-être, qu'on ne s'attache plus à cela aujourd'hui. Cela ne remet pas en cause l'imaginaire des personnes en question : je crois simplement qu'on est -- reste -- le fils de ses vingt ans, toujours.
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 26 juillet 2008
Lorsque j'ai découvert la seconde version, publique,j'ai pensé
à un repentir de Ferré,qu'il n'était pas satisfait de la première,et
donc avait réécrit la fin.
De même qu'il remaniera les fins de "La jalousie" et de "Muss es sein", versions Pia Colombo.
Il semble donc qu'il n'en fut rien, puisqu'il a gardé pour ses recueils le version 1...Ce qui pourrait être un nouveau repentir
d'ailleurs.
C'est vrai que "Pigalle"fait partie de l'imaginaire de ma génération (et des gens un peu plus vieux), des films de Gabin, de la chanson de G.Ulmer...de même que le "vrai western",celui des séries B des cinés de quartier, avec Alan Ladd, randolph Scott,etc...Pigalle n'est plus mythique, et le western, après la version dite Spaghetti, est devenu écologique... ( a voir absolument:"le nouveau monde" de ce
cinéaste de génie qu'est Terrence Malick)....Autres temps, autres moeurs.
Léo Ferré, lui,malgré son imaginaire à l'ancienne (si j'ose dire..),traverse le temps et est au delà des modes.
Écrit par : Francis Delval | samedi, 26 juillet 2008
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