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vendredi, 14 novembre 2008

Armand Lunel le méconnu... (1892-1977), par Francis Delval

Je remercie une fois de plus Francis Delval pour sa participation érudite et amicale à la vie de ce lieu.

 

 

J’avais évoqué dans ma note de juin, Ferré et les philosophes, très brièvement, la figure d’Armand Lunel, en une dizaine de lignes. Je reviens sur ce personnage mal connu qui traversa la vie de Léo Ferré. Cette note sera très différente de mes notes déjà mises sur le blog.

 

Armand Lunel est né à Aix-en-Provence en 1892, et descend d’une vieille famille de lettrés liés à la communauté juive du Comtat Venaissin, plus précisément de Carpentras. Jacob de Lunel, poète et rabbin, écrivit au XVIIIe La tragédie provençale de la reine Esther, et le grand-père d’Armand Lunel fut un ami très proche de Frédéric Mistral, co-prix Nobel de littérature en 1904.

 

lunel.jpgLunel fera ses études au lycée Mignet d’Aix-en-provence, où il se liera d’amitié avec Darius Milhaud, son condisciple, juif également. Cette amitié durera jusqu’à la mort de Milhaud en 1974. Après le baccalauréat, il continue ses études à Paris, notamment en khâgne au lycée Henri IV, où il suit les cours d’Alain. Puis il intègre Normale Sup et passe avec succès l’agrégation de philosophie. Après avoir participé à la Grande guerre, il sera nommé professeur au lycée de Monaco en 1920, poste qu’il occupera jusqu’à la retraite.

 

Armand Lunel a souvent  dit qu’il n’était pas philosophe, mais seulement professeur de philosophie. Il se bornait à traiter le programme et n’a jamais publié de texte philosophique, n’étant pas, ne se voulant pas un « créateur de concepts ». Il consacrera sa plume à d’autres tâches.

 

Ainsi, il publie un premier roman en 1925, L’Image du cordier (NRF), et la même année offrira un livret d’opéra à D. Milhaud : Esther de Carpentras, début d’une longue collaboration. C’est à cette époque qu’il rencontre Albert Cohen, l’auteur de Solal et de Belle du seigneur, œuvre majeure, un des plus grands romans sur l’amour qu’on puisse lire. Cohen suggère à Lunel d’écrire un autre roman, qui serait entièrement hébraïco-comtadin. Ce sera Nicolo-Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras, qui fut en 1926 le premier roman à inaugurer le prix Renaudot, que l’on venait de créer. Ce roman nous conte à la fois les troubles que causa à Carpentras l’assignation à résidence de Dreyfus, troubles que Lunel vécut enfant, son père s’étant installé dans cette ville, et l’histoire de Nicolo-Peccavi, antisémite notoire, marchand d’habits ecclésiastiques, qui découvrira qu’il est l’arrière petit-fils de juifs convertis au christianisme. Ce livre fut réédité en collection « Folio » en 1976 pour le cinquantenaire du Renaudot. Il fut vite épuisé et non réédité depuis… Pas rentable, Lunel ?

 

Armand Lunel publiera six romans, des recueils de nouvelles, des essais savants sur les juifs du Languedoc et de Provence, un ouvrage sur le Sénégal. En 1945, il publie un livre appelé Par d’étranges chemins, où il rapporte les scènes atroces dont il fut le témoin en 1940.

 

Lunel fut aussi librettiste d’opéra. Il écrivit La Chartreuse de Parme pour Henri Sauguet, et bon nombre de livrets pour son très prolifique ami Milhaud : Les malheurs d’Orphée, Maximilien (mal accueilli par la critique), Esther de Carpentras, Barba Garibo, et David, pour le tri-millénaire de Jérusalem… Lucien Rebatet traite cette œuvre de « chromo » dans son Histoire de la musique, mais avec Rebatet, on ne sait jamais si c’est le critique, le wagnérien ou l’antisémite qui juge…

 

Un ouvrage de jeunesse, écrit vers 1912 ou 1913, fut publié en 2000, Frère gris, une prose poétique aux accents claudéliens, mais qui fait aussi penser aux Nourritures terrestres de Gide, et qui abuse un peu du « ô » vocatif… (Milhaud mit aussi ces deux écrivains en musique).

 

Armand Lunel ne quitta donc jamais le lycée de Monaco. Rappelé aux armées en 1939 comme interprète, il fut, après la défaite de 1940, atteint par le statut des juifs, mis en place dans la région par les troupes italiennes d’occupation. Les autorités monégasques purent le maintenir un an à son poste en payant elles-mêmes son salaire. Lorsque les Allemands succédèrent aux Italiens en 1943, le Prince Louis II, à la demande de Lunel, prit en charge une trentaine de familles juives… D’où l’attachement de Lunel à la famille Grimaldi.

 

Armand Lunel est mort à Monte-Carlo en 1977. On dit qu’il fut le dernier locuteur vivant du judéo-provençal, langue qui s’est éteinte avec lui.

 

Recentrons-nous sur la rencontre Lunel-Ferré.

 

Le collège de Bordighera n’ayant pas de classe terminale, Léo Ferré rejoindra en octobre 1933 le lycée de Monaco. Il passera donc une année, à raison de neuf heures par semaine, dans la classe de philo d’Armand Lunel. Lunel traite le programme, rien que le programme. Ce n’est pas un professeur charismatique, il ne prétend pas innover en philosophie. Il crée sur d’autres terrains. Léo Ferré, apparemment, s’est passionné pour la philosophie. On le sait, cette année-là, il reçut de ses camarades le surnom de « Philo »…

 

Plusieurs questions restent sans réponse. Ferré savait-il qui était Lunel ? Qu’il était romancier, librettiste, ami de nombreux musiciens (le Groupe des Six, particulièrement) ? C’est fort probable. Aussi discret puisse être le professeur, les élèves finissent toujours par découvrir ce genre de choses. Si la philosophie a accroché Ferré, le cursus très particulier de Lunel n’y est sans aucun doute pas étranger… Un grand bol d’air, d’intelligence, et de liberté après les années de censure des livres chez les frères…

 

Autre question sans réponse : Ferré et Lunel se sont-ils revus après 1934 ? Ferré retourne plusieurs mois à Bordighera pour enseigner le français, puis ce sera la fac à Paris, le service militaire, la « drôle de guerre ». Il ne réintègre Monaco qu’en 1940. Mais Monaco n’est pas grand… Il est hautement probable qu’ils se soient rencontrés, au moins croisés. Si Léo Ferré a, comme l’a confié Maurice Angeli, son ami depuis le lycée, aidé des juifs à se cacher, avant de passer en Italie, l’antisémitisme étant peu virulent en Ligurie, ou joué les passeurs, il n’est pas impossible qu’il ait eu des contacts avec Lunel.

 

Il est de même plausible que Lunel, en tant que président du Pen Club de Monaco, ait assisté aux concerts et spectacles de Ferré dans la principauté (comme la création de La Chanson du mal-aimé, en 1954), et qu’il ait suivi de près sa carrière.

 

On n’oublie pas ses anciens élèves si facilement… Je parle d’expérience.

 

Léo Ferré fut en certaines circonstances un homme discret. Il a par exemple dit très peu de choses sur Léonid Sabaniev. Il fallut une recherche serrée de notre ami Jacques Miquel pour savoir qui était exactement ce musicien émigré à Monaco.

 

Si Ferré n’a jamais parlé de Lunel, cela ne signifie rien. Il faudrait consulter le fonds d’archives Armand Lunel, consultable à la bibliothèque municipale d’Aix-en-Provence, mais c’est un peu loin. Ou les archives Ferré.

 

La ville d’Aix a tenu à honorer la mémoire d’Armand Lunel, à sa manière : une salle de cinéma porte son nom ! Sic transit gloria mundi...

Commentaires

Ceci n'est pas un commentaire, mais une précision nécéssaire:
Le P.E.N club est une association internationale de défense des droits des écrivains à la libre expression, créée en Angleterre en
1921.PEN signifie "Poets,Essayists,Novelist"..R.Rolland, A.France et Lunel furent en France parmi les premiers écrivains à y militer.Et bon nombre d'écrivains de langue allemande, face à la montée du péril fasciste (Brecht, Remarque, Broch, Musil...)
Le P.E.N Club de Monaco décerne chaque année un prix Armand Lunel.

Écrit par : Francis Delval | vendredi, 14 novembre 2008

Il faut être reconnaissant à Francis Delval de cette nouvelle page importante de la biographie de Léo Ferré consacrée à Armand Lunel, écrivain aujourd’hui effectivement méconnu pour un grand nombre de lecteurs. Une des premières associations du nom de cet auteur à celui de Léo Ferré est due à Gilbert Sigaux dans son Album de la chanson en 1962 où il mentionne que le chanteur eût comme professeur de philosophie à Monaco l’écrivain Armand Lunel (p. 7). On peut avancer l'hypothèse qu’il tenait cette information de Léo Ferré lui-même qui devait la considérer suffisamment significative pour en faire état. Malheureusement ainsi que le souligne F. Delval on n’en sait guère plus sur le devenir des relations professeur – élève et on en est réduit à des suppositions. En cela on suivra effectivement F. Delval quand il imagine que les deux hommes ont pu se rencontrer dans les années d’Occupation où chacun d’eux a manifesté une solidarité active aux réfugiés juifs. Dans les années 40, Monaco comptait alors environ 25.000 habitants sans compter de très nombreux déracinés. Le Rocher demeurait quand même un microcosme où en tant que lauréat du Renaudot, Armand Lunel devait être considéré comme tête de proue des milieux cultivés. On sait que c’est là que Léo Ferré commença à composer ses premières chansons, et également à écrire des textes en prose comme l’établit en 1946 la revue d’art et d’action Polyèdre. A côté du texte de Léo Ferré, on trouve dans ce premier numéro ceux de Prévert (qui vient de publier Paroles) et de Georges Ribemont Dessaigne poète que Léo Ferré mit en musique et qui collabora avec Prévert notamment pour le recueil Arbres. Là aussi on peut supposer que comme initiative monégasque, la parution de Polyèdre, n’a pas dû échapper à Armand Lunel. Il semblerait que cette revue n’eut qu’une durée éphémère (Première parution en novembre 1946 et seconde début 1947). La consultation de ce bulletin, tant en ce qui concerne son sommaire, que son comité de rédaction et son administration apporterait peut-être de nouveaux éclairages sur les débuts littéraires et poétiques de Léo Ferré.

Écrit par : J. Miquel | dimanche, 16 novembre 2008

En fait, Lunel et Sigaux ont souvent publié des articles dans la revue "La table ronde"...Ils se connaissaient donc..
je renvoie pour compléter les informations à la note de J.Miquel sur René Baër, dont on sait que, juif, il s'était réfugié
à Monaco.
Lunel,Baër, Sabaniev..Il est nécéssaire d'aller parfois dans les "marges" de Ferré pour comprendre certaines choses..

Écrit par : Francis Delval | dimanche, 16 novembre 2008

Il nous l'avait dit : "J'suis dans la marge". (Rires).

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 16 novembre 2008

Concernant la revue Polyèdre : C'est dans cette revue qu'est publié le premier texte (in)connu de Léo Ferré, 'Chanson'. C'est un manifeste : Ferré se présente comme chanteur et se pose là !Il s'agit du numéro pilote (N° 0) accessible à la Bibliothèque Nationale sous la cote Cote B.N : 8-Z-49679

Voici quelques précisions supplémentaires :

POLYEDRE
Revue d’art et d’action
Responsable Marcello-Fabbri
Novembre – décembre 1947
Cote B.N : 8-Z-49679

Sommaire :
Ch. R. GRASSI : Procès de l’intellectualité
Jacques PRÉVERT : Trois poèmes
. Les nombres
. Le météore .
. Au Pavillon de la Boucherie
MARCELLO-FABBRI : Regards sur le destin des arts
G. RIBEMONT-DESSAIGNES : Poèmes
R. BERGOUZI : Construires les devenirs
MARYLÉO : Grands fonds (poèmes)
Roger VARD : Proses
André VERDET : le Professeur (conte)
L’art et les idées
Louis LE SIDANER : La Grande saison de Paris Le Salon d’Automne
Pierre LABRACHERIE : Guillaume Apollinaire à Monaco
Léo FERRÉ : Chanson

Rubriques :
Polyèdre partout
Échos et notes de lecture. Le point artistique et littéraire
Dessin inédit de Wozlav NIJINSKY
Cliché d’humour de R. ROBINI conscré à Jean-Paul Sartre

La revue était domiciliée à l'Hôtel Bristol de Monaco (Ferré a un temps assuré le 'ravitaillement' des hôtels de Monaco).


Cette revue et le texte de Ferré appellent à revoir sinon à réviser ce que l'on sait des débuts de Léo. Notamment Ferré y revendique (et comment !) un rôle de chanteur (pas de musicien).
L'article Guillaume Apollinaire à Monaco est décevant (rien de bien nouveau).
Dans cette revue Ferré y côtoie J. Prévert et G. RIBEMONT-DESSAIGNES que Ferré a mis en musique. Se sont-ils rencontrés dès cette époque ?

Je ne résiste pas au plaisir de citer la dernière phrase de 'Chanson' :
Et si j’avais un levier assez solide et que je m’appelle Archimède, il se chanterait dans l’espace une drôle de chanson.

On a vu !
Daniel DALLA GUARDA

Écrit par : DALLAGUARDA | dimanche, 16 novembre 2008

Avec la permission de Daniel, une toute petite correction. Polyèdre est daté novembre-décembre 1946, non 1947. C'était évidemment une faute de frappe.

Ce numéro paraît très exactement au moment où l'artiste débute au cabaret, à Paris. Un texte en prose intitulé Chanson... Eh eh ! Sans aller plus loin, on voit là que, dès l'origine, toutes les frontières de genre et de style étaient abolies et que la notion de "périodes" dans son oeuvre est une fois de plus mise à mal.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 16 novembre 2008

Mea culpa : Merci Jacques d'avoir rectifié cette faute de frappe.
Et une précision :
le comité de rédaction était constitué de :
Raymond BERGONZI
Charles_Richard GRASSI
Robert ROBINI

Charles_Richard GRASSI faisait également fonction d'administrateur. Il est l'auteur d"une Introduction à l'oeuvre de Marcello-Fabbri, décédé à la parution de ce numéro témoin.

Polyèdre se présente comme une 'Revue d'Art et d'Action' dans la lignée du G.A.M clandestin. La prière d'insérer précise 'Pour un art nouveau dans un monde libre'


Seul paraîtra un second volume, en janvier 1947.


Daniel DALLA GUARDA

Écrit par : DALLAGUARDA | dimanche, 16 novembre 2008

"Chanson", texte en prose...mais on sent bien que ce n'est pas un coup d'essai, que Ferré a une pratique de ce genre de textes déjà bien maîtrisée....Il y a probablement des textes anté
rieurs que l'on ignore , ou qui ont pu, transformés, nourrir les
proses des années 60-70.
Je suis tout à fait en phase avec Jacques pour bannir définitive
ment la notion de périodes dans l'oeuvre de Ferré.Il y a eu des évolutions,des transformations de l'écriture comme de ses
composition musicales, mais on ne peut périodiser bêtement, et surtout pas par label!.....

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Écrit par : Francis Delval | lundi, 17 novembre 2008

Ces coupures sont obsolètes, je l'ai dit ici et là à de nombreuses reprises. Je ne me fais toutefois aucune illusion : elles persisteront dans l'esprit du public, et surtout dans celui des firmes phonographiques, notamment Barclay-Universal qui a tout intérêt à répéter que son fonds est le meilleur, que sa "période" est la plus grande. C'est stupide, mais ça marche.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 17 novembre 2008

Je viens de lire le petit livre de Lunel: "Par d'étranges chemins", journal de la débâcle de mai-juin 40, assez pathétique,et qui dévoile des aspects inattendus de cet
écrivain.(le livre parut en 46 )..notamment grand admirateur
d'Aragon,et fraternel avec les espagnols anti-franquistes réfu-
giés en France....
Le livre parut aux éditions Jaspard , à Monaco.Lunel y était
directeur de collection , avec une ligne éditoriale assez large.
Il publia aussi bien ,dès la libération , des romans de Jean Cassou que de Claude Aveline,et aussi une anthologie des
écrits de Saint-Just..!

Écrit par : Francis Delval | mardi, 18 novembre 2008

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