samedi, 03 mars 2007
Bac blanc
On a évoqué ici Gaby de l’Arlequin, et, dans les commentaires apportés à diverses notes, il a été rapidement question de Jacques Jordan des Assassins, et de Suzanne Lebrun de l’Échelle de Jacob. Il s’agissait des tauliers de cabarets, présents plus ou moins nominativement dans les textes de Léo Ferré.
Il est une autre taulière qui, elle, est très présente, mais ne tenait pas de cabaret. Elle se contentait d’un café-tabac, sis 13, rue du Bac, dans le septième arrondissement de Paris. Ce café à l’arrière-salle vitrée avait la particularité d’être, par autorisation préfectorale, ouvert toute la nuit, afin que les typographes qui imprimaient alors non loin, nuitamment, le Journal Officiel, puissent venir boire et se restaurer, oublier le plomb dans lequel ils évoluaient en permanence. On aura reconnu Blanche, bien sûr.
En 1956, elle figure à part entière dans le feuilleton lyrique La Nuit que publie Léo Ferré, et son café sert carrément de décor à l’action : « C’est un vulgaire bistrot « de nuit » avec son décor familier de bouteilles, de tabacs alignés, son bar flambant neuf, sa putain de service ou de congé, son chauffeur de taxi en déroute, et toutes ses filles et ses garçons se nourrissant de projets et de sandwiches. Derrière son comptoir, Blanche, la patronne », écrit Ferré. Blanche parle avec la Nuit, qu’elle n’a jamais vue. Puis la Nuit donne au poète un croissant qu’elle prend dans la corbeille, sur le comptoir, avant d’endormir Blanche et de vider les bouteilles et le tiroir-caisse. En 1966, elle est évoquée dans Paris-Spleen : « Au Bar Bac y avait Blanche / Qui nous vendait l’bonsoir ». En 1980, quand paraît Testament phonographe, on peut lire dans le texte éponyme l’évocation du fameux café : « Huit heures du soir au Bar Bac / Et des hiboux plein le parterre / À s’immoler pour quelques verres / Que Blanche vide dans son sac ». Ensuite, le legs auquel elle a droit : « Taulière des soirs en allés / Je te laisse mon capuchon / Que je baissais sur mes chansons / Le soir dans ton ancien café / Maintenant c’est sous l’œil néon / Que tu lis tes comptes de bique / Et rumines sous la musique / L’oseille bleue des vagabonds ».
Cette Blanche dont j’ignore le nom était célèbre, pas seulement dans l’œuvre de Léo Ferré, mais dans toute la nuit germanopratine. C’était paraît-il un personnage. Telle qu’on la décrit habituellement, il faut imaginer un mélange de Fréhel et de Simone Signoret dans le rôle de Madame Rosa, mais plus robuste, avec la gouaille parisienne et l’accent faubourien desideratur, comme disait Verlaine. Léo Ferré avait dû être amusé par la personnalité de cette dame et s’attacher à elle, la trouver en tout cas suffisamment originale pour en faire une image littéraire. Comme toujours, sa vie est son matériau propre, mais elle est revue, relue, retouchée, revécue : Blanche existe mais elle devient personnage, puis souvenir personnel, puis prétexte à legs au travers d’une imitation de Villon.
Une fois n'est pas coutume, voici une anecdote. Le poète Bernard Delvaille (décédé le 18 avril 2006) que j’avais un peu connu, il y a vingt ans, aux éditions Seghers où il s’occupait de la collection « Poètes d’aujourd’hui », m’avait parlé de Blanche. Dans la salle du Bar Bac, Delvaille, un jour, discutait de poésie avec des amis. Ils reconstituaient de mémoire un poème de Maurice Scève et ne se trouvaient pas d’accord sur le texte. L’un d’entre eux insistait : « Je te dis qu’il manque deux vers ». La dispute, certes toute littéraire, fit monter le ton et les éclats de voix parvinrent jusqu’à Blanche. De sa caisse, elle tonitrua, de la voix qu’on imagine : « Deux verres, deux verres ! Vous n’allez pas vous disputer pour deux verres ! Je vous les offre, vos deux verres ! »
(Illustration : menu du Bar Bac, 2001)
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Commentaires
Apparemment, il y avait du beau monde dans ce "vulgaire bistrot de nuit". C'était le repaire de Blondin et des Hussards, on y revient.
Un extrait de Paris by Right (le guide de l'homme de droite à Paris), trouvé sur un blog:
" Ce bar-P.M.U.-tabac est franchement sinistre. Mais la place qu’il occupe dans la geste des Hussards rend indispensable d’y aller prendre un (dernier !) verre en compagnie des personnages d’Antoine Blondin et d’Albert Vidalie.
Evocation du Bar Bac dans les gens de la nuit de Michel Déon et surtout a maintes reprises dans Monsieur Jadis de Blondin : « La nuit s’achevait au Bar Bac, comme si notre avenir le plus immédiat eût été invariablement inscrit dans les marcs de ce café. On s’y enlisait lentement au moment ou la barbe pousse. Les chiffonniers de l’abbé Pierre surgissaient alors, sollicitant la charité dans un climat persuasif de hold-up. Mais il y avait un enthousiasme insoutenable dans la croisade, et après leur passage qui nous laissait un peu plus vieillis et fourbus, croyions-nous, seuls relevaient la tête les véritables vieillards précoces aux fronts ravagés par le génie : Wols, Audiberti, Adamov, Giacometti, que des femmes douloureuses et superbes, trop jeunes ou trop âgées, semblaient mener en laisse. Nos propres fronts n’étaient ravagés que par le farniente.» "
Qu'en était-il en 2001?
Écrit par : gluglups | samedi, 03 mars 2007
Blondin en a beaucoup parlé, je sais. C'était un café célèbre et tout Saint-Germain-des-Prés y est passé un jour ou l'autre, ne serait-ce que parce qu'il était ouvert toute la nuit. Quand je dis Saint-Germain-des-Prés, c'est en fait assez excentré, rien à voir avec le Flore, les Deux-Magots ou le Bonaparte, ni avec le bar du Pont-Royal (le bar de l'hôtel, pas le bistrot Le Pont-Royal) -- mais personne n'a jamais su fixer les limites exactes de Saint-Germain-des-Prés, en réalité.
Aujourd'hui, c'est un bar-tabac tout ce qu'il y a de plus simple, fermé le samedi, ouvert le dimanche. Nous y allons quelquefois, comme ça. Rien n'y rappelle le souvenir de qui que ce soit d'autrefois. Il n'est même pas certain que le patron, aujourd'hui, sache ce qu'était l'établissement autrefois. Le dimanche, quelques touristes parce qu'on n'est pas loin de la Seine, du Louvre de l'autre côté et, sur cette rive-ci, du musée d'Orsay. A cette hauteur de la rue du Bac, il n'y a que deux cafés et le Bar Bac est un peu moins cher.
Écrit par : Jacques Layani | samedi, 03 mars 2007
Je rouvre cette discussion près de deux ans plus tard.
Je viens de tomber sur un exemplaire d'occasion des Cahiers de la Table Ronde, daté printemps 2004. J'y ai fait attention parce qu'en ce moment (janvier 2009), nous parlons de la Table Ronde dans les commentaires d'une autre discussion.
Dans ce numéro, je trouve un texte consacré à Saint-Germain-des-Prés, signé Antoine Blondin. Il évoque précisément le Bar Bac et il s'agit d'une version légèrement différente de celle citée plus haut par Gluglups. La voici :
"La nuit s’achevait au Bar Bac, bistrot totalement artificiel qui avait pour lui de ne fermer jamais et dont la patronne avait l'oeil d'une tireuse de cartes ce qui donnait à penser que l'avenir était dans les marcs de ce café. On s’y enlisait doucement à l'heure où la barbe pousse".
Je donne cet extrait que j'ai appris par coeur à l'éventaire de la librairie, pour plusieurs raisons : il est toujours plaisant de comparer les états d'un même texte ; l'opinion de Blondin sur l'endroit (pourquoi "totalement artificiel" ? C'est le tabac du coin, tout simplement) ; l'opinion de Blondin sur Blanche : sa description vient s'ajouter à toutes celles qu'on avait déjà et il semblerait que la tireuse de cartes en question ait suffisamment marqué de nombreux littérateurs pour se retrouver dans tous leurs récits, écrits ou oraux.
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 20 janvier 2009
J'ai de la suite dans les idées et reviens au sujet.
Encore un portrait de Blanche par Blondin :
"Le taxi s'arrêta au coin de la rue du Bac, dont le cours porte à cette heure des remous aventureux sous les façades dormeuses d'un peuple d'inspecteurs des Finances, de savetiers honoraires, de poètes. Tandis qu'il comptait sa monnaie, son attention fut attirée par le rectangle éclairé du Bar-Bac, dernier écueil avant la vie rangée. A l'époque où les générations du couvre-feu aspiraient à retrouver les approches de l'aube, une Aveyronnaise charbonneuse tenait là un débit de boissons, dont le mérite le moins secret était de ne fermer jamais. Le bruit se répandit peu à peu qu'une veilleuse brûlait ainsi à longueur de temps derrière un tiroir-caisse. Elle s'appelait Blanche dans la nuit noire et sa silhouette noire ne tarda pas à recevoir l'hommage de toute nuit blanche. Certains ivrognes lui vouaient un culte qu’on réserve aux icônes. Mais son extraordinaire taille de guêpe étranglée sous une poitrine de comices, son œil de jais surplombé par une tignasse engluée dans la laque, donnaient plutôt à ce personnage, dont on ne connaissait que le buste et son reflet sur le zinc, l'aspect fabuleux de la Dame de Pique affligée de l'accent des Auvergnats de Paris. La mode s'accordant à la nécessité, boire le dernier verre chez elle était devenu l'épilogue attendu d'un roman qui tirait ses envoûtements de la répétition".
On sait maintenant qu'elle était de l'Aveyron. Et son portrait physique se précise un peu.
(Extrait de Antoine Blondin, Monsieur Jadis ou L'école du soir, La Table Ronde, 1970).
Écrit par : Jacques Layani | mardi, 27 janvier 2009
Ecrit le 19 avril 2005 par Robert Lévesque, sur le blog Le Libraire, portail du livre au Québec :
(A propos de Blondin).
"Et de ses bars, souvent les zincs les plus ordinaires, l’auteur du Singe en hiver a élu de préférence celui qui était à mi-chemin de l’appartement du quai Voltaire où il créchait chez ses parents et les bureaux de son éditeur (La Table Ronde) rue du Bac, le Bar Bac, œil du cyclone de sa vie de vagabond urbain, un bar ouvert 24 heures sur 24 où il remporta le record de cinquante heures d’affilée…"
Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 28 janvier 2009
Merci Jacques de nous avoir rappelé ce portrait de "Blanche" par Antoine Blondin, qui m'était sorti de la mémoire...J'ai lu pas
mal de livres des hussards, étant adolescent, où il n'y avait guère que"le livre de poche" à 2 francs qui était à la portée de
nos thunes de collégiens..A l'époque, j'ai lu pas mal de livres de
Blondin, Vidalie, Nimier,Jacques Laurent...Quand j'ai su qui ils étaient, leurs positions, notamment sur la guerre d'Algérie, j'ai pris quelques distances..Et me suis débarrassé d'un certain nombre de leurs livres.
Je n'ai gardé que "Le hussard bleu" de Nimier..et j'ai par la suite acheté "Monsieur Jadis..", qui est un beau livre, dont vous avez cité l'extrait sur le Bar Bac,et " le flâneur de la rive
gauche", un petit livre d'entretiens que vous devez connaître, de Blondin, bien sûr.
Écrit par : Francis Delval | jeudi, 29 janvier 2009
Depuis le 20 janvier, je ne cesse de tomber, soit en librairie, soit sur la Toile, sur des extraits de Blondin évoquant Blanche et son café. D'où mes trois derniers commentaires. C'est un hasard, c'est marrant.
Je n'ai jamais lu un livre de Blondin. Je n'ai de Nimier que Le Hussard bleu qui m'est toujours tombé des mains, d'ailleurs, et un livre de Jacques Laurent, Les Dimanches de mademoiselle Beaunon, qui date de 1982. C'est tout.
Ces trouvailles récentes m'ont permis de relancer cette discussion d'il y a deux ans. C'est Blanche qui m'intéresse parce que Léo Ferré en a fait un personnage, certes, mais pas seulement. Son rade est cité dans tant d'histoires de Saint-Germain-des-Prés, dans tant de témoignages, que j'aimerais mieux la connaître -- mais au même titre que Gaby, par exemple, présent chez Ferré et chez Godard.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 29 janvier 2009
Ces auteurs ne doivent plus être beaucoup lus.On connaît encore Blondin par le film "un singe en hiver", Vidalie par le mauvais film "Les bijoutiers du clair de lune"...
Par contre , Vidalie a laissé quelques bonnes chansons, "Actualités", mise en musique et chantée par Stéphane Golmann,(une chanson que j'aime bien)et repris par Montand, "la chanson de Jack l'éventreur"(Gréco?), et " les loups sont entrés dans Paris" , succès de Reggianni,(dont Ferré pensait
qu'il n'aurait jamais dû chanter....)
Blondin et Vidalie étaient aussi souvent chez Lipp qu'au Bar Bac..Lipp était leur QG...face aux deux-magots où ils venaient
narguer les "existentialistes"....
Écrit par : Francis Delval | vendredi, 30 janvier 2009
C'est exact, je ne pensais plus à ces chansons, pourtant bien connues.
C'est marrant, comme perdure la légende de Saint-Germain-des-Prés. Les lieux existent toujours, évidemment -- enfin, pas tous, certains seulement -- mais l'histoire est finie depuis longtemps, et des gens de passage viennent toujours là, croyant qu'ils vont encore trouver les grands noms du moment, l'atmosphère, les cabarets... Je me rappelle qu'en 1976, des collègues de ma mère, de passage à Paris, m'avaient dit : "Emmène-nous à Saint-Germain-des-Prés". Elles ont été déçues. Je me demande si elles ne s'attendaient pas à voir Sartre ou Gréco au coin des rues, mais à les voir jeunes, évidemment.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 30 janvier 2009
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