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lundi, 26 mars 2007

Imprimatur, I

L’ami Patrick Dalmasso me faisait remarquer, il y a quelque temps, que, paradoxalement, le fait que Léo Ferré n’ait pu faire la carrière de chef d’orchestre qu’il eût aimée, lui avait rendu service : il serait certainement devenu un chef d’orchestre parmi d’autres, talentueux sans doute – d’autant qu’une pratique plus constante lui aurait forcément enseigné quelque chose – mais un chef d’orchestre, simplement, si l’on peut dire. Au lieu de cela, il est devenu un artiste pluridisciplinaire original, un « OVNI artistique » tel que je me suis plu à le dénommer.

Une question, cependant, ne cesse de se poser. S’il avait pu devenir ce musicien, vivre de sa musique ou de l’exécution de celle des autres, les mots ne l’auraient-ils pas tenté malgré tout ? On a vraiment beaucoup de mal à le supposer n’écrivant pas. Dès les premières années 50, sous les combles de son appartement du boulevard Pershing, il installe une petite machine offset et, avec l’aide de Maurice Frot quelquefois, imprime ses textes. Puis, dans la nuit, il part chanter dans les cabarets, l’odeur de l’encre d’imprimerie inscrite dans la mémoire olfactive dont on sait qu’elle était chez lui fort développée. Il s’est souvent expliqué – et même justifié comme s’il avait eu à le faire, ce qui est étonnant – quant à son amour de l’imprimerie en disant qu’il avait toujours eu honte de ne rien savoir faire, de n’être pas du tout manuel, et qu’ainsi, il pouvait se donner l’impression de travailler de ses mains. Soit. On remarque toutefois que l’activité choisie, pour ne pas écrire : élue, fut l’imprimerie, c’est-à-dire, concrètement, le papier, l’encre et les mots. Et, ne l’oublions pas, un métier de tradition anarchiste… Les typographes et les correcteurs ont toujours été adhérents de la Confédération nationale du travail (CNT), syndicat anarcho-syndicaliste. Au XIXe siècle, ils étaient même considérés comme le fleuron de la classe ouvrière, ne serait-ce que parce qu’ils savaient lire et écrire.

N’extrapolons pas. Il reste qu’imprimeur, Ferré imprime… quoi ? En tout premier lieu, de la musique, plus précisément medium_Untitled44445.jpgdes partitions, plus exactement des « petits-formats » ainsi qu’on les dénomme alors. Frot dessine leur couverture (Paulette Caussimon en illustrera un, celui des Indifférentes) et les deux hommes réalisent leurs tirages en bichromie (deux passages en machine seulement, c’est plus facile et moins onéreux), essentiellement en rouge et noir, mais pas uniquement. Comme cela sera une constante dans sa vie, Léo Ferré allie, ce faisant, son goût artistique et les nécessités matérielles. À l’époque, il y a peu de disques, le 78-tours cohabite avec le microsillon puisque tout lemedium_Untitled-444.jpg monde ne possède pas encore d’électrophone (on dit parfois pick-up par snobisme anglo-saxon), il existe beaucoup d’orchestres, des bals, on enregistre de nombreux disques de danse, on chante chez soi ou en groupe et même dans les rues, bref, on achète des petits-formats en grand nombre et cela constitue donc pour Léo Ferré une source de droits. À ce moment-là, hormis quelques chansons déposées au Chant du Monde et La Chambre de René Baer, primitivement déposée chez Hortensia, il n’a pas d’éditeur « papier » et met donc en vente ses chansons imprimées par ses soins chez lui, ainsi qu’à l’adresse monégasque de ses parents. Testament phonographe conservera le souvenir du travail nocturne des deux amis : « Sur cette offset à la voix off / Nous imprimions nos infortunes / Ô Maurice à Pershing la lune / Avait la gueule d’un sous-off ».

Il apparaît donc que les circonstances – sinon les motivations – qui poussent Ferré à devenir imprimeur à toute petite échelle pour commencer, sont multiples et peut-être plus complexes qu’il n’y paraît : désir d’œuvrer manuellement, attirance naturelle pour la chose écrite, nécessités matérielles et, pourquoi pas, inscription, même inconsciente, dans une tradition historico-professionnelle. Cela se confirmera et se nuancera par la suite, c’est pourquoi on reviendra dans plusieurs notes sur cette activité qu’il pratiquera toute sa vie.

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Sous les combles du boulevard Pershing (photo Roger Pic)

00:00 Publié dans Propos | Lien permanent | Commentaires (10)

Commentaires

"...il n’a pas d’éditeur « papier » et met donc en vente ses chansons imprimées par ses soins chez lui"

Ce qui fait qu’il ne passe pas par un éditeur officiel et que son activité ressemble à de l’auto-édition. Il y a là un côté artisanal bien sympathique, mais qui témoigne d’un certain amateurisme. D’où peut-être la nécessité de justifier cette activité par des motifs plus nobles.

Écrit par : Feuilly | lundi, 26 mars 2007

Attention, il s'agit d'édition "papier" de chansons, de petits-formats donc, comme cela se faisait alors beaucoup, mais oui, c'est de l'auto-édition. Il fera de l'auto-édition toute sa vie, comme cela sera détaillé dans les trois notes suivantes.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 mars 2007

C’est tout de même étonnant. Il y a comme cela des personnalités qui sortent par ailleurs du commun et qui se sont débrouillées, à un certain moment, pour diffuser par elles-mêmes leurs idées ou leurs écrits, sans doute parce que les institutions officielles ne leur permettaient pas de le faire vraiment.
Il en est ainsi par exemple de Claude Lévi-Strauss, qui fonda avec Focillon et quelques autres l’Ecole libre des hautes études de New-York parce que le monde universitaire se montrait réticent à ses théories structuralistes. Faut-il y voir une manière habile de s’imposer ou au contraire la preuve d’un génie qui refuse de se laisser enfermer dans les carcans existants ? Personnellement, je pencherais pour la deuxième solution.

Écrit par : Feuilly | lundi, 26 mars 2007

Je ne vois pas de différence réelle entre ces deux solutions. Il est bien évident qu'il faut, autant que faire se peut, se débrouiller seul lorsque les institutions vous refusent. Je ne sais pas si c'est une "manière habile", peu importe. L'essentiel est d'aller jusqu'au bout de son projet.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 mars 2007

Je veux dire par là qu'au moment où ces idées ne parviennent pas à s'imposer elles sont considérées comme ridicules parce qu'elles sont refusées par l'intelligentsia. Quelques années plus tard, une fois qu'elles ont droit de cité, on crie au génie.

Il est clair que les institutions en place sont souvent slérosantes et conservatrices. Il est donc normal et salutaire de les contourner. Ferré n'aurait pas désavouer de tels propos!

Écrit par : Feuilly | lundi, 26 mars 2007

Contourner l'obstacle fut en effet une constante chez lui. Je ne sais pas si c'était un trait de caractère ou une conséquence de sa formation en droit. Peut-être les deux. Pour avoir fréquenté durant des années un milieu de juristes (lorsque je travaillais en fac de droit, à Paris V), je sais que c'est, chez eux, une seconde nature : il suffit qu'on leur oppose quelque chose ou qu'on fasse simplement état d'une réglementation pour qu'ils tentent immédiatement de la contourner (les avocats, surtout, c'est frappant). Même dans la vie de tous les jours.

On ne s'est jamais trop préoccupé, je crois, de l'influence, sur Léo Ferré, des études qu'il avait suivies, même de loin. A part redire qu'il a fait droit et sciences po (ce qui est d'ailleurs un anachronisme puisqu'à son époque, ce n'est pas encore sciences po, mais l'école libre des sciences politiques) et aller répétant que Mitterrand fut son condisciple mais que les deux hommes ne se connaissaient pas, on n'a pas cherché à mieux comprendre l'influence de sa formation sur Ferré.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 mars 2007

En fait,si on suit Belleret,Ferré avit un contrat avec Méridian depuis Février 52,et il lui a donné des titres jusque décembre54,puis cédé ses petits formats le 5 novembre 59,pour acheter Guesclin.J'avais ,en 61 ou 62 consulté le catalogue chez un marchand de musique ,comme on disait à l'époque,à Lille et noté tous les titres de chansons que je ne connaissais pas:il m'a laissé faire,me prenant sans doute pour un doux maniaque:je me souviens parfaitement des titres des Jamblan,et aussi d'autres disparus depuis de leur catalogue,et que le recueil de partitions vendus par LMELM ignore:par exemple,"Viole te voile",je ne l'ai pas rêvé:je l'ai retrouvé dans "les noces de Londres"! ou "Marco",sans doute le Verlaine dont la musique aurait été éditée...Il faudrait retrouver un catalogue de cette époque, ça doit être possible.
Pour la formation de Ferré,je retiendrai aussi l'importance qu'a pu avoir la classe de philo,c'était la sortie de Bordighera,et Armand Lunel,au moins célèbre déjà comme écrivain et prix Renaudot dès 1926 fut un professeur apprécié.
Notons que dans la "distiction" Bourdieu crédite Ferré d'une licence de Lettres,se fondant sur le who's who,c'est fort improbable, encore que les licences à l'époque s'obtenaient facilement( S de Beauvoir obtint 3 licences en deux ans:philo,lettres classiques et mathématiques....Il y avait des systèmes d'équivalence...)
On s'éloigne d'Imprimatur,mais le sujet est neuf et on y reviendra:c'est un fil d'Ariane peu suivi...

Écrit par : francis delval | lundi, 26 mars 2007

Justement, les petits-formats imprimés par Léo Ferré se situent entre les dates que vous donnez. Il est alors son propre éditeur-papier.

Viole de voiles était encore au catalogue Méridian en avril 1985. Un catalogue non daté, mais dont l'exemplaire que je possède le fut par mes soins. Il était donc antérieur à cette date. On m'avait dit alors chez Méridian qu'on n'avait plus d'exemplaire de Viole de voiles mais qu'on ne pouvait l'enlever du catalogue puisque la chanson appartenait à la maison. J'avais à l'époque fait une descente chez Méridian et acheté toutes les partitions des chansons non enregistrées.

A propos de cette histoire de licence de lettres, mention en est faite, effectivement, au Who's who, donc avec l'imprimatur de Léo Ferré puisque les notices du Who's who sont rédigées par les intéressés, dans le cadre fixe fourni par l'éditeur.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 mars 2007

Donc il aurait bien une licence de lettres,c'est un scoop...le titre exact de la chanson ,dans les Noces de Londres est "viole ta voile",je crois..nos infos se recoupent....deux ou trois remarques encore,bien que je n'aime guère parler de moi:il se trouve que j'ai passé mon enfance dan le monde le l-imprimerie.Mon père ,typographe et photograveur avait créé une imprimerie dans les dépendances de la maison,avec ses deux frères,et de deux ans à neuf ans, j'ai vécu entre les rotatives,l'odeur des encres, et les affiches au mur(on y créait pas mal d'affiches pour les artistes locaux,la toute jeune Line Renaud,ou l'accordéonniste Marceau,célèbre à l'époque..Puis il a fallu fermer,concurrence, mauvaise gestion?mon père changea de métier,mes oncles puis mes cousins continuèrent,expatriés à Gap,menton ou Beausoleil..Je n'ai jamais eu l'impression que c'était un milieu libertaire ni même progressiste.Le foot y tenait pluse de place que la politique.Heureusement que j'avais la bibliothèque de mon grand-père....Je raconte cela car il ne faut pas tomber dans le mythe de l'imprimeur "anar".Il y eut certes cette tradition syndicaliste au XIXème,encore au début du siècle dernier ,et puis basta!
Oh, il y a encore des "imprimeurs" certainement à la Cnt,ou dans les marges gauchisantes de F.O,mais il faut abandonner ce "mythe" libertaire
pour revenir à Ferré,qui a toujours tenu bon sur une certaine anarchie,qu'il faudrait redéfinir sans arrêt,n'oublions pas son antisyndicalisme radical:
le syndicat,c'est un fuel plutôt glaçant
le syndicat c'est la mort de la révolution
(death,death,...)
Ferré est très proche des positions défendues notamment par Benjamin Peret dans la brochure écrite avec Munis:"les syndicats contre la révolution" .Influence,rencontre?Ferré pouvait penser par lui-même et il ne faut pas toujours chercher où il a pris ses idées....ils se connaissaient,soit.
Ne lions pas imprimerie et anarcho-syndicalisme sans périodiser finement (cf travaux de Jacques rancière....)
Encore un mot:vous citez "Testament phonographe",et qu'en sort-il?Lune,rimant avec infortune...Décidément...

Écrit par : francis delval | lundi, 26 mars 2007

Je me doutais que vous réagiriez pour la rime. En tapant ça, je pensais à vous.

Pour l'anarcho-syndicalisme de la corporation des imprimeurs, je voulais surtout faire allusion à une tradition dans laquelle Léo Ferré se serait inscrit, fût-ce inconsciemment. Je l'ai dit à la fin du texte : "inscription, même inconsciente, dans une tradition historico-professionnelle". Si vraiment, c'était pour faire quelque chose de ses mains, il aurait pu choisir la peinture ou la sculpture -- ou au moins, essayer -- non, il choisit les mots... Ou ne choisit pas, d'ailleurs. C'était sans doute l'évidence même pour lui. Ce qui renvoie à mon idée de départ : peut-on, même musicien, l'imaginer n'écrivant pas ? Je n'ai pas la réponse.

Je suis ravi d'apprendre que vous êtes d'une famille d'imprimeurs. Vous savez, je m'intéresse à l'imprimerie depuis trente ans, même en dehors de Léo Ferré. Il y avait longtemps que je tournais autour de l'idée de cette série de notes. Il a fallu qu'une fois de plus, ce soit Patrick Dalmasso qui, il y a quelques jours, me pousse pour que je m'y plonge.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 26 mars 2007

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