jeudi, 26 avril 2007
À propos de Ma vieille branche
Dès l’abord, s’agit-il d’une femme, d’un homme ou réellement d’une branche (par extension, d’un arbre) ? Ou tout simplement de la nature ? « Ma vieille branche », c’est une expression qui s’applique à un vieux camarade, par exemple. Mais ce n’est pas à un ancien ami qu’on dira : « T’as l’ cul tout nu comm’ les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment / Mais toi ma vieille il faut qu’ tu bosses / Pour arriver jusqu’au printemps ». C’est à une femme. C’est aussi à une femme qu’on parle de ses « ruisseaux » et du chagrin qui s’y trouve, pour signifier que son regard est triste ou qu’elle pleure. Je ne sais pas, à ce propos, si « ruisseau » relève de l’argot courant ou de ce que Ferré a lui-même nommé le « ferrémuche ». C’est aussi d’une femme qu’on peut avancer qu’elle a « les yeux doux en coup d’brouillard ». On peut encore lui dire qu’elle a « des cheveux comm’ des feuill’s mortes » s’ils sont châtains (couleur) ou décoiffés (aspect). Mais ce n’est pas à elle qu’on dit : « T’as les prés comme un chapeau d’ paille / De quand l’été se f’sait tout beau / Et des guignols que l’on empaille / À fair’ s’en aller tes oiseaux ». C’est à la nature : on parle bien d’épouvantails. C’est encore à la nature qu’on parle du rossignol, qualifié de « vieux chanteur » par métonymie, certes, mais aussi par allusion, même inconsciente, à celui qui chante la chanson, c’est-à-dire à soi-même. On note la présence des quatre saisons, donc du rythme du temps, de la durée. Et quel culot dans l’expression : « la mère pluie qu’est toute en eau » !
Non, c’est bien de la nature qu’il s’agit : feuilles mortes, ruisseaux, vent du Nord, azur, papillons, rossignol, brouillard, prés, été, oiseaux, printemps, sapin, fleurs, hiver, automne. Tout le reste est polysémie. La nature a « l’cul tout nu comme les bell’s gosses / Arrivées là pour un moment », c’est-à-dire qui viennent de naître et ont encore du temps devant elle. Seulement, la nature doit travailler « pour arriver jusqu’au printemps » alors que les « belles gosses », elles, vont petit à petit parvenir à leur printemps sans avoir rien à faire. Cependant, si la nature travaille, elle sait qu’elle pourra le faire en permanence quand les jolies filles, elles, se faneront irrésistiblement. D’autres les remplaceront mais, à moins de considérer qu’il s’agit d’une chaîne unique, elles seront différentes quand la nature, elle, est constante et unique.
D’un bout à l’autre de cette chanson, Léo Ferré parle à la nature et l’on n’est pas si loin de L’Été s’en fout. Même s’il y a moins d’érotisme que dans ce texte-là, il y a toujours la mort à l’horizon : « Et puis l’hiver au bout d’ ta vie ». Le temps de cette vie est toujours gagné sur le néant : « Un vieux sapin qui t’ fait crédit ». Le sapin, en argot, c’est le cercueil, d’où l’expression : « Ça sent le sapin ». S’il « fait crédit », ce sapin-là, c’est qu’il accepte d’attendre avant de nous accueillir. Oui, on vit à crédit : une traite tirée sur une banque inconnue et peu fiable, aux guichetiers douteux. Et c’est par un renversement de l’image que la nature, tout à fait à la fin de cette poésie, devient femme et, ainsi, mortelle. Où la nature recommençait le cycle, la « vieille branche » devient « d’automne » et n’a plus que « l’hiver au bout d’[sa] vie », sans espoir de résurrection.
On a dit plusieurs fois que la langue de Ferré était celle de tous les registres. Il faut peut-être répéter que ces registres sont explorés simultanément et que rien n’interdit leur rapprochement dans un même texte. C’est là, peut-être, que se tient l’originalité la plus certaine de Léo Ferré.
Ici, dans le domaine du familier, s’incrivent des expressions comme « la mèr’pluie », « l’cul tout nul », « ma vieille », « « il faut qu’tu bosses ». L’ensemble du texte tient son équilibre de cette familiarité et d’un sentiment d’argot qu’éprouve le lecteur, même si rien ne se rattache expressément à ce lexique. L’adresse est faite à la nature et cependant, le ton reste très proche, comme si l’immensité de la nature se réduisait à la figure féminine que fait d’elle l’auteur.
On observe une succession de couleurs, moins explicite que dans Mon p’tit voyou où les couleurs fondaient les strophes. Dans Ma vieille branche (comment ne pas souligner la similitude des titres, d’ailleurs ?), les couleurs sont plus discrètes, non citées mais évoquées : brun-roux-jaune (les feuilles mortes), bleu et gris (le froid, le vent du Nord, le brouillard), vert (les prés de l’été) – avant l’hiver final.
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Commentaires
Avec Ma vieille branche on est en présence d'une des pièces les plus mystérieuses de Léo Ferré mais pas forcément des plus complexes si l'on suit les éclairages proposés par la lecture faite par le Taulier. L'usage fréquent de l'élision laisse penser que le texte est peut-être venu simultanément avec la musique. En tout cas on connaît d'abord la version enregistrée vers novembre 1955 dans laquelle Léo Ferré s'accompagne lui-même au piano (33-tours 25-cm Odéon OS 1123 - "8 Chansons nouvelles") puis le texte est repris dans le recueil Poète vos papiers en 1956 (Chapitre L'amour). Toujours grâce à J. Layani on sait combien cette chanson fut appréciée des surréalistes, Breton en tête qui la fit entrer dans le thème astral de Léo Ferré qu'il dressa avec sa fille Aube (cf. Les chemins de Léo Ferré).
Cette chanson poème peut effectivement être mise en perspective avec d'autres pièces de la même époque - bien sûr L'été s'en fout, ou Mon p'tit voyou - mais également plus tardives avec On s'aimera (L'art d'aimer - vers 1962) qui toutes montrent la sensibilité du poète aux cycles de la nature sans jamais verser dans le naturalisme. On peut se demander quel projet non dit se profile dans l'intention de l'auteur ?
On remarquera qu'à partir des années 60 Léo Ferré a rarement inscrit la chanson au répertoire de ses récitals (Bobino 67 étant l'exception) et qu'il ne l'a pas réenregistrée. (Mais on n'est jamais à l'abri d'une version inédite !). Quant aux interprètes contemporains du poète, ils ne semblent guère avoir été inspirés par Ma vieille branche, seuls Germaine Montéro et Robert Ripa s'y étant alors essayés.
Écrit par : Jacques Miquel | jeudi, 26 avril 2007
J'avais pensé à relier Ma vieille branche à L'Eté s'en fout et à Mon p'tit voyou, mais pas à L'Art d'aimer-On s'aimera. Vous avez raison. On est en présence, ici, d'un cycle de chansons (cycle voulu ou pas, c'est une autre question) : nature, amour, saisons, couleurs. Un projet non-dit, pensez-vous ? Ou une inspiration commune, de fait ? Toujours cette inspiration panique.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 26 avril 2007
C'est vrai qu'en lisant et relisant le texte,on retrouve une thématique (outre du temps qui passe,ce qui est banal et peu intéressant en soi, en dehors de la manière de l'exprimer..)des saisons, du cycle de la nature,panique,oui pourquoi pas:on pourrait composer un disque entier:c'est l'printemps,le printemps des poètes,alors vint le printemps,l'été s'en fout,l'été 68,soleil(bérimont),le soleil(baudelaire)automne malade(Apollinaire)brumes et pluies ('baudelaire)chanson d'automne (Verlaine)rêvé pour l'hiver(Rimbaud), Noël(Berimont).la façon dont jacques lit "ma vieille branche",une longue métaphore du cycle donnée sous forme parfois sybilline,qui fait que nous demeurons toujours dans l'incertitude,et devant d'autres lectures possibles,c'est ce qui rend pour moi Ferré passionnant:il n'écrit pas comme un notaire:nous ne sommes jamais assurés du sens de ce qu'il écrit,quelque soit le texte,à chaque lecture ou écoute,il y a un "travail" -d'accoucheur- à faire,toujours recommencé,à recommencer.On y reviendra ,je pense,souvent sur ce blog..
Écrit par : francis Delval | jeudi, 26 avril 2007
En tout cas, il faudra traiter Ferré et la nature, dans le même mouvement que Ferré et la ville. On a fait de lui un urbain, au motif qu'il chanta beaucoup Paris et cette vie nocturne qui, par définition, ne peut être qu'urbaine, alors que c'est un homme de la nature : campagne, mer, chaque fois que possible et toute sa vie. Mais c'est un long développement, je ne peux pas tout faire. Plus tard, peut-être.
Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 26 avril 2007
Comme vous relevez Soleil de Bérimont et Le Soleil de Baudelaire, il faudrait relever Ca s'lève à l'est. Sans parler des allusions multiples au soleil à l'intérieur des textes, vers ou prose, et des interviews. Il y a une note à faire sur Ferré et le soleil.
Écrit par : Jacques Layani | vendredi, 27 avril 2007
Je proposerai cette note demain, lundi 30. Il y a quelque chose à creuser du côté de l'inspiration panique, il me semble, mais je ne sais pas très bien quoi. Je pense qu'il faudrait procéder peu à peu et que plusieurs notes seront nécessaires. Il y en a déjà eu, il faudrait aller plus loin. Il me semble en effet que cette veine-là n'est pas d'une évidence absolue dans l'oeuvre de Ferré et cependant, je la ressens confusément. C'est très intuitif et je voudrais aller plus loin. Dès l'abord, je précise donc qu'il ne s'agira que d'une tentative, d'un banc d'essai, pas de tables de la loi.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 29 avril 2007
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