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samedi, 09 juin 2007

La chose rurale dans l’œuvre de Ferré

Comment se traduit la vie rurale dans l’œuvre de Léo Ferré qui, près de Beausoleil, dans le Lot comme en Italie, a passé à la campagne une part fort importante de sa vie ? On sait que la chanson C’est le printemps lui a été tout simplement inspirée par la vision d’un agriculteur travaillant dans un champ, un jour, en Quercy. Mais encore ?

J’ai choisi deux textes qui ne sont pas des chansons, mais ont été, en leur temps, publiés dans La Rue, sous-titrée « revue littéraire et culturelle d’expression anarchiste », que publiait autrefois le groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste. Il s’agit de Perdrigal et du Chemin d’enfer. La poésie Perdrigal a été ensuite proposée dans le recueil Testament phonographe sous le titre Le Loup, après que des modifications eurent été apportées au texte.

Il s’agit d’une campagne « lyrisée » mais il n’y a pas lieu de s’en étonner puisque tout, chez Léo Ferré, est lyrisé : toutes les inspirations sont passées au crible du lyrisme, tout texte est susceptible, en permanence, de devenir chanson, intégralement ou par extraits, tout souci s’apparente à ceux, classiques, des poètes lyriques.

 

Perdrigal

Dans sa parution originale, Perdrigal est dédié « À Serge et Jannah Arnoux, mes frères du Lot ». C’est un poème de vingt-trois quatrains d’alexandrins, soit quatre-vingt douze vers.

Un premier examen permet de dresser une liste de mots faisant état de la nature : moutons, sapins, arbres, racines, forêt, chêne, automne, perdrix, grillons, oiseau, vent, nid, nature, charrues, socs, grain, serres, aigle, moutons, prés, chênes, bouleau, hêtres, paille, foin, fumier, museaux, avoine, aspic, hibou, bois, plaine.

Ces mots, cependant, ne forment pas un univers autre que celui, habituel, de l’auteur, qui commence par se mettre en scène avec les siens : « Les loups n’ont plus de dents, ils mangent des idées ; / À Perdrigal les loups commentent les nouvelles ». Il ajoute : « Il en va de l’espoir comme d’un tapis vert. / Usé, l’espoir déçu se trame une autre chaîne / Sur les brisées de ceux qui portent de la laine, / En guise de moutons les loups vont prendre l’air ». Quand il évoque la nature, Ferré continue à parler de lui, moins directement cette fois : « Les arbres sont polis quand j’y passe mon cœur, / Je me les fais copains d’une ancienne habitude, / Et mes racines se mêlant à leur étude, / Quand je deviens forêt ils deviennent malheur ». Comme souvent dans son œuvre, le départ du poème – ici, les arbres – devient prétexte à une méditation, une transformation du fait premier, du fait donné – ici, la nature – en une complainte mélancolique où pointe toujours le nez triste d’une inquiétude métaphysique. « Je suis le chêne blond d’un automne déçu », dira le poète, s’autorisant ensuite une image très ferréenne dans sa forme : « Des perdrix pour la chasse ont mis leur feu arrière », et une conclusion inattendue : « Les chansons de l’été des grillons de naguère / Grillent dans le phono vers l’Ouest descendu ».

Une évocation de la nature à proprement parler (l’automne) existe bien (« Paradis Perdrigal le jaune te va bien, / Cette couleur qui fonce à mort vers les ténèbres ») mais elle cède aussitôt la place à un souvenir de sa vie à Paris (« Je me souviens du givre et des lundis funèbres / Dans la voiture vers Boulogne avec les chiens… ») qui, chanté en six vers, n’a plus rien à voir avec une inspiration rurale. L’évocation de son inquiétude d’artiste se poursuit avant de retrouver une allusion à la nature, réelle mais immédiatement transformée par la condition humaine. Le quatrain est très beau : « La nature est sévère à qui la prend d’un coup ; / Nous sommes des charrues avec des socs de rêve, / Et quand nous essayons le grain entre ses lèvres / La nature nous rend la monnaie de nos sous ». L’auteur poursuit alors ce parallèle constant entre la nature et sa propre existence, nichée en elle : « Les moutons dans les prés rêvent d’être mangés, / Les loups à Perdrigal boivent du sang de Une ».

Un quatrain, par la suite, vient cependant chanter la nature en soi, sans évidemment être élégiaque : « Arbres aux noms perdus, Chênes faits de bouleau, / Hêtres décapités par un néant de paille, / Foin rêvant d’être acquis aux meilleures ripailles, / Fumier devenant OR sous l’arche des museaux… » C’est toutefois pour ouvrir la voie à douze vers mélancoliques qui reviennent à la condition propre de Ferré : « Perdrigal des fureurs jaunes, je te salue ! / Je t’apporte un bouquet de fidèle écriture, / Un bouquet de parole où la voix démesure / Les mots de tous les jours qui n’en finissent plus. / Il faut prier pour moi dans ton ordre païen, / Il faut me pardonner mes pas dans ton silence / Et me donner le temps pour que mon temps commence. / Pour que tout aille mieux et du Mal et du Bien… / Il faut me laisser rire au sourire du bleu, / Quand la figure du jardin me fait des signes / Et que le sort jaloux relâche ses consignes / Pour nous voir respirer ensemble, l’air heureux ».

Un peu plus loin, semble apparaître, enfin, un repos : « Je voyais une avoine avenante et de chic, / Folle, comme on le sait, dans la nuit des conquêtes, / Et des ombres frôlant ses grâces de coquette, / Saluant de mémoire un frôlement d’aspic ». On note, au passage, l’expression « de chic » qui ne doit plus dire grand-chose aux lecteurs d’aujourd’hui. On sait que l’argot évolue. « De chic » signifie (sauf erreur de ma part, car cette expression est même antérieure à moi) « au flan », « au culot », « tout à trac », « comme ça », « spontanément », « sans préparation ». Ce qui rend l’image intéressante : une avoine se faisant avoine sans être préparée à cela, cela lui suppose un sacré talent. On connaît aussi le cliché « avoine folle ». C’est celui que l’auteur s’amuse à sanctionner en écrivant : « Folle, comme on le sait ». Ce « comme on le sait » est grinçant. Mais le cliché est aussi chez Verlaine : « Tels ils marchaient dans les avoines folles / Et la nuit seule entendit leurs paroles » (Colloque sentimental). Peut-être cette nuit verlainienne est-elle celle que Ferré appelle « des conquêtes » ?

La nature, encore – mais la mélancolie avec, qui s’inscrit au bout comme un paraphe inévitable : « Je saluais les prés où se mire le Nord, / Dans le vert en allé de ses fins cardinales, / Dans la glace posée au pôle d’une eau pâle / Qu’un avenir d’hiver a durcie dans sa mort ». On salue l’allitération : « au pôle d’une eau pâle » qui elle-même contient un jeu de mots : « eau pâle-opale ».

S’il évoque ensuite les oiseaux, c’est pour lier leur chant à la musique, ce qui n’étonnera guère de sa part : « Un hibou dans les bois joue de la flûte en sol, / Des cris, comme une écharpe aux gorges des fauvettes / Lui jouent la tierce des terreurs et des boulettes… / Ô lugubres chansons des hiboux parasols ! ».

Plus loin encore, on lit : « J’entends le train passer son message de fer ». Concrètement, il s’agit tout simplement d’une allusion au trajet du Paris-Toulouse qui, après un arrêt en gare de Gourdon et un passage à niveau, passe en contrebas de Perdrigal et se fait entendre du château, pourtant bâti sur un tertre et isolé de la voie par une départementale, quelques centaines de mètres de prés et de champs et un chemin encore, au-delà duquel commence l’ascension du pech rigal. Mais au-delà de ce biographisme, on peut lire autrement ce vers, dans la mesure où il ouvre le mouvement final du poème, qui se clôt en deux quatrains : « J’entends le train passer son message de fer, / Le monde survécu dans un paquet de cendres, / Un Boeing éployé qui ne veut plus descendre, / Ô renaître de Vous et remanger la mer ! / Repasser sous le plat du fer qui plane et plie, / Être la soie perdue au bord de la blessure, / Être le feu qui rêve au froid de la brûlure, / Accaparer du Rien dans un verre d’oubli… ». Quelle mélancolie ! Et quel retour aux soucis existentiels (dans lesquels on se dispensera ici de deviner d’autres allusions biographiques car ce n’est pas notre sujet), en ne s’interdisant pas de nouvelles allitérations et des images érotiques.

On remarque que Ferré a conservé ici la ponctuation, supprimée en poésie par Apollinaire corrigeant, en 1913, les épreuves d’Alcools. Après lui, la plupart des poètes ont, sauf désir particulier d’exprimer quelque chose grâce à elle, maintenu cette suppression. Léo Ferré lui-même a abandonné la ponctuation dans ses vers, la plupart du temps en tout cas. Ici, il paraît avoir désiré la maintenir, mais pourquoi ? Ce ne sera pas le cas du Chemin d’enfer, auquel on consacrera intégralement une prochaine note, toujours dans l’esprit d’examiner la chose rurale dans l’œuvre de Ferré.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (12)

Commentaires

Bonjour Jacques. Je ne vais pas commenter ce poème, que d'ailleurs je ne connaissais pas, mais je veux te dire que tu m'as rappellé des vieux souvenirs.
En effet, tu évoques le magazine "La Rue" que publiait le groupe libertaire Louise Michel.
J'avais une vingtaine d'année et j'essayais souvent de me le procurer. Je crois que sa parution était trimestrielle. Le local de ce groupe était situé rue Robert Planquette dans le 18ème. Une petite impasse qui donne dans la rue Lepic.
Quel époque que tu me rappelles là!!! Nous allions au gala de ce groupe à la Mutualité.
Où sont passés tous ces gens qui vivaient debout???

Écrit par : Marc | samedi, 09 juin 2007

Bonsoir Marc
"La rue" j'y étais abonné. et aussi à "La Feuille" du vieux camarade Finster.

"Que sont nos amis devenus . ? "

Daniel DALLA GUARDA

PS : mais ça intéresse qui ?

Écrit par : Daniel Dalla Guarda | samedi, 09 juin 2007

La Rue a existé longtemps, du n° 1 (mai 1968, mais cette date est un hasard) jusqu'au milieu des années 80. Au début, oui, c'était trimestriel et comme toujours, par la suite, la parution s'est espacée. C'était une bonne revue, bien fichue, intéressante, abordant de nombreux sujets. Beaucoup de texte, dans une typographie serrée. Maquette de couverture établie d'après une photo de Grooteclaes : les pavés d'une rue, naturellement.

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 09 juin 2007

"Je mettrai en chanson la tristesse du vent
Quand il vient s'affaler sur la gueule des pierres
La nausée de la mer quand revient le jusant
Et qu'il faut de nouveau descendre et puis se taire"

On remarque en effet que chez Ferré la nature n’est jamais représentée pour elle-même (la description d’un paysage, la beauté de celui-ci, l’émotion positive qu’il peut susciter, le bien-être « animal » que l’on ressent souvent au contact d’une nature vierge), mais pour ce qu’elle évoque en lui. Or il se fait qu’il a une certaine propension à se tourner vers la mélancolie. La nature devient donc un prétexte pour évoquer un monde intérieur assez sombre.
Chaque objet extérieur semble renvoyer à une « idée » intérieure et non à lui-même. Ainsi, ici, le spectacle de la mer qui se retire renvoie à autre chose (la nausée qui saisit l’homme quand il doit s’incliner).
Un arbre n’est plus un arbre, une pierre n’est plus une pierre, mais l’évocation d’un état d’esprit. De plus, les « rêves » de Ferré sont souvent littéraires. Ils font référence aux livres lus, à un monde, à un « paysage » affectif qui sort tout droit de ses lectures. Pour lui, la Seine n’est plus de l’eau qui coule, mais elle doit renvoyer à l’univers d’Apollinaire, etc.

Même le chant d’un oiseau comme le rossignol éveille des échos qu’on n’attendrait pas :

"A mon enterrement je ne veux que des morts
Des rossignols sans voix des chagrins littéraires
Des peintres sans couleurs des acteurs sans décor
Des silences sans bruits des soleils sans lumière"

La nature vue par Ferré semble donc n’être que prétexte pour rentrer dans le seul vrai paysage, celui qu’il s’est construit en lui-même.

Écrit par : Feuilly | mardi, 12 juin 2007

Comme je l'avais dit dans un commentaire de la note "Ferré-sur-Seine", je comptais revenir sur la question de la campagne. Je m'en tenais ici aux choses de la campagne, car la mer chez Ferré, c'est toute une affaire, mais l'ensemble de tes remarques vaut parfaitement, en effet.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 12 juin 2007

Monsieur Layani,
Ce tout "petit" message pour vous dire un "grand" merci de l'énorme travail que vous faites pour nous faire connaitre Léo dans les moindre détails. je télécharges toutes vos pages pour les lire tranquillement. je n'ai pas un grand talent d'écriture c'est pourquoi je ne "discute" pas vos articles. mais je vous assure que j'apprécie beaucoup les lire.
- Encore merci.

Écrit par : Arkel | mardi, 12 juin 2007

Jacques, si tout ce que vous dites est fort juste,vous sous doutez bien que je suis en décalage avec votre lecture:Si le contexte biographique peut rendre compte des images ,des thèmes du poème,cela ne peut en rien expliquer l'écriture de ce poème exceptionnel
nous aurons ,j'espère, à en rediscuter bientôt en d'autres lieux, mais aussi ici,pourquoi pas?

Écrit par : francis delval | samedi, 16 juin 2007

J'ia encore dû mal me faire comprendre (ça m'arrive de plus en plus souvent). Je voulais au contraire éviter tout biographisme. J'ai précisé : "Mais au-delà de ce biographisme, on peut lire autrement ce vers" et aussi : "on se dispensera ici de deviner d’autres allusions biographiques car ce n’est pas notre sujet".

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 17 juin 2007

mais on ne peut pas ne pas relever les allusions biographiques dans un texte comme celui-là,où Perdrigal est souvent cité;mais "le loup"est construit autrement.Je ne peux que redire ce sur quoi nous sommes en accord (mais sans doute pas évident pour tous les lecteurs du blog):cela laisse intacte la question de l'écriture....faut-il qu'un vrai train passe pour écrire"J'entends le train passer son message de fer"?je ne le pense pas,c'est purement anecdotique.Je chicane car nous sommes pleinement en accord sur l'essentiel
Que seraient les "confessions" de Rousseau sans l'écriture exceptionnelle et jamais égalée de l'auteur?
C'est tout le pb du style,que l'on n'a pas fini d'épuiser,et dont les fonctionnements demeurent encore mal élucidés
Je vous rassure:vous vous faites bien comprendre.....

Écrit par : francis delval | dimanche, 17 juin 2007

Précisément, si j'ai donné la "clef" biographique pour cette histoire de train, c'était pour l'évacuer. On le dit une fois et on n'en parle plus. Reste le vers, que je trouve très personnel, très ferréen. Il écrit aussi : "Les perdrix pour la chasse ont mis leur feu arrière", ici, c'est "J'entends le train passer son message de fer". Je trouve qu'on est ici dans son style, dans son côté le plus personnel. Je veux dire que l'écriture de tous les registres (je répète souvent cette expression, pardon) se retrouve dans ces exemples à l'intérieur d'un seul vers.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 17 juin 2007

j'ai dû mal m'expliquer...je ne connaissais pas la première version,"perdrigal",et les citations que vous donnez,les entours biographiques du texte,m'ont éclairé certains passages de le seconde version,que je comprends mieux:la bio n'est certes pas inutile si c'est un outil d'appoint et non une fin en soi,puisque la question de l'écriture demeure intacte,dans un éclairage nouveau,avec la version 1;pour LMELM,c'est beaucoup plus compliqué
nous sommes donc en accord sur l'essentiel

Écrit par : francis delval | mardi, 19 juin 2007

Mon but n'était pas de comparer les deux états du texte, seulement d'évoquer la chose rurale chez Ferré, à travers le poème Perdrigal. Poème plus long que Le Loup, d'ailleurs, en tout cas de mémoire : je n'ai pas relu Le Loup.

Quoi qu'il en soit, pour Perdrigal comme pour Le Chemin d'enfer, on est dans le cas de longs textes, de longs chants. Moins que Les Chants de la fureur (La Mémoire et la mer, comme on voudra), mais ce sont de longs chants tout de même, avec une structure régulière et versifiée, rimée régulièrement, chants qui sont beaucoup plus écrits que certaines chansons. Perdrigal a été remanié une fois, Le Chemin d'enfer pas du tout, et La Mémoire et la mer, comme on le sait, durant toute la vie de l'auteur (enfin, de 1962 à 1986, c'est déjà conséquent).

Il y a quelque part, je crois, un désir de grand-oeuvre. J'en ai parlé sur ce blog, déjà. Ce grand-oeuvre est en partie inachevé : sans doute était-il impossible de faire autrement. Mais il y a toujours cette volonté de s'arracher à l'éphémère de la chanson, du texte court, cette recherche du chant long.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 19 juin 2007

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