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mardi, 19 juin 2007

Au salon du Livre

Jeudi 19 mars 1987. Au salon du Livre de Paris, qui se tient alors au Grand-Palais, sur le stand des éditions Laffont-Seghers, Léo Ferré signe les deux volumes qui lui sont consacrés dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Françoise Travelet, à ses côtés, dédicace avec lui le n° 93-2, sous-titré « Les Années-galaxie ». La foule est considérable et, comme toujours, elle mêle plusieurs générations. On ne fait pas signer que les ouvrages en question : on a aussi apporté des disques, des cassettes, des affiches roulées, d’autres livres. On parle. Une dame évoque une connaissance lotoise commune. Comme souvent, on demande à Ferré son soutien pour diverses causes, on lui remet des textes militants (cahiers traitant de pédagogie libertaire, documents relatifs aux droits de l’homme en Algérie), on lui expose des problèmes. Il écoute tout le monde. Il y a rupture de stock, il faut attendre de nouveaux exemplaires. Sur le stand, se trouvent des employés de la maison d’édition ; l’ami Richard Marsan ; le jeune homme dont nous avons déjà parlé ici et qui, dans l’intervalle, a atteint l’âge de trente-cinq ans ; et Bernard Delvaille, alors directeur de la célèbre collection fondée par Pierre Seghers en 1944.

De l’autre côté de l’allée, se dresse le stand du Figaro où d’élégantes hôtesses reproduites à la photocopieuse attendent d’avoir quelque chose à faire. À une table, le poète Alain Bosquet signe ses ouvrages. Il n’y a pas un chat. Rien. Personne. Bosquet avait eu un jour cette phrase : « J’ai pour Georges Brassens et Léo Ferré, en particulier, une méfiance extrême. Ils empêchent les gens d’aller à la véritable poésie. Mieux vaut qu'ils se taisent ». Je ne connais pas, malheureusement, les références initiales de cette déclaration qui a été citée par Le Crapouillot (nouvelle série, n° 53, hiver 1979), ce curieux journal anti-conformiste lorsqu’il fut fondé par Galtier-Boissière dans les années 30, d’idées plutôt « avancées » comme on disait lorsque Jean-Jacques Pauvert le reprit dans les années 60, et devenu d’extrême-droite dans le giron de Minute, par la suite. Ce qui explique que Ferré, qui avait participé au numéro d’hommage de 1965, fut ensuite la cible régulière de cette publication.

La situation est donc la suivante : Ferré, qui « empêche les gens d’aller à la véritable poésie » a en face de lui une queue très importante ; Bosquet, qui est certainement, lui, un « poète véritable » selon une définition qu’il n’a jamais donnée, n’a personne.

On peut penser, a contrario, que cet état de fait donne justement raison à Bosquet. On peut aussi s’amuser à observer cela, sans en tirer de conclusions excessives. Je ne pense pas que Ferré ait vu Bosquet : il est arrivé au salon et s’est rendu directement sur le stand où il était attendu. Je ne crois pas non plus que Bosquet ait seulement su la présence de Léo Ferré ce jour-là.

Le Grand-Palais est glacial. Après une signature de deux heures, deux entretiens avec des journalistes et l’écriture d’un texte de présentation pour le catalogue d’un ami peintre (de mémoire, il doit s’agir de Dominique Baur mais je n’en suis pas absolument certain), Léo Ferré va fureter un moment, en compagnie de Marie, dans les rayons de livres et part chanter dans une salle des fêtes de banlieue.

Ferré est mort, Marsan est mort. Delvaille a été retrouvé mort en 2006, à Venise. Le jeune homme est mort dans la peau de l’homme mûr, à moins que le jeune homme soit mûr dans sa peau d’homme mort.

00:00 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (8)

Commentaires

Sur quoi porte la critique de Bosquet? Sur la mise en musique des poètes consacrés ou sur les chansons de Ferré?

Écrit par : gluglups | mercredi, 20 juin 2007

Je ne sais pas. Comme je l'ai dit, je ne connais cette citation que par l'intermédiaire du Crapouillot et je n'ai pas su en retrouver l'origine. Je pense qu'il refusait à Léo Ferré l'appellation de poète, à mon avis. C'est le vieux débat entre les poètes du livre et ceux du chant.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 20 juin 2007

La critique porte sur les chansons de Ferré, car Bosquet l'a aussi émise à l'encontre de Brassens, et Ferré en parle dans Pop Club 80. Bosquet l'accuse d'empêcher les gens d'aller vers la vraie poésie, dit-il.

Écrit par : koh | jeudi, 21 juin 2007

J'ai cette émission, je vais la réécouter. J'aimerais tout de même, un jour, retrouver la phrase de Bosquet lui-même, dans son contexte.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 21 juin 2007

J'ai écouté. Léo Ferré fait allusion à l'article du Crapouillot, lui aussi. Mais cela ne nous donne pas le contexte, ni le texte d'où cette phrase a été extraite. C'est cela qu'il faudrait trouver. Je n'y suis pas parvenu, à ce jour.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 21 juin 2007

en marge des commentaires:je voudrais juste faire référence à deux extraits du gros livre de Pierre de Boisdeffre(critique de droite):"histoire de la littérature française,1940-60,paru en 59,acheté en mon adolescence et que j'ai gardé comme "document.
Dans la partie consacrée à la poésie,chapitre "héritage du surréalisme",il énumère les héritiers de Breton:les "légitimes"(Gracq,Mandiargues,Schéhadé) et les "enfants naturels",brassens,Ferré,et Mouloudji...Cette expression "enfant naturel" a souvent été reprise depuis:ce sont des bâtards,des illégitimes,la chanson poétique semblant être le genre bâtard par excellence...
néanmoins,quelques pages plus loin,citant des vers de Minou Drouet,il nous explique que le succès de cette dernière est compréhensible auprès d'un public rompu à la chanson poétique ou refusant l'ésotérisme.
il cite alors Ferré,un extrait de la préface de "poètes ,vos papiers":"Le poète automatique est devenu un cruciverbiste dont le chemin de croix est un damier avec des chicanes et des clôtures:le five o'clock de l'abstraction collective",mais c'est pour dire que ferré est un peu sévère et qu'il est "le trop habile préfacier de ses propres oeuvres,dont les refrains ne vaudraient pas grand'chose sans la voix prenante qui leur ouvre l'espace"
Et Boisdeffre de terminer sur un compromis,en évoquant le manifeste "Neuf",publié en 57 chez Seghers,signé par neuf poètes(Becker,Bosquet,Emmanuel,Grosjean,Le Quintrec,Mallet,Sabatier,Seghers,Liliane Wouters),protestation collective contre la poésie ésotérique,contre "la désintégration de l'humain par la désintégration de langage"
Boisdeffre plaide alors pour un rapprochement entre la "chanson poétique" et le "laboratoire" entre "l'artisan" et "l'ingénieur"...
En fait,rien de nouveau sous le soleil, ce débat se pose et se re-pose régulièrement,il reviendra encore longtemps...
Quant à Bosquet,peut être fut-il amer de voir Ferré et Brassens publiés chez Seghers avant lui:il ne fut que le n° 117 de la collection...
Au fait qui ici pourrait citer deux vers de Bosquet, de mémoire....,?

Écrit par : francis delval | samedi, 23 juin 2007

Pas moi. Mais justement, il pourrait répondre que ça lui donne raison : lui qui est un "poète véritable" (c'est ainsi qu'il faut comprendre sa phrase, certainement) n'est pas connu, et les chanteurs le sont. C'est une opinion. Ce qui me heurte davantage, c'est son "Mieux vaut qu'ils se taisent". Quand un créateur, quel qu'il soit, souhaite en réduire d'autres au silence, c'est terrible ; ça, ça ne me plaît pas du tout. Qu'est-ce qu'un auteur qui veut empêcher les autres de créer ?

Je connaissais ce passage de De Boisdeffre. Je dois avoir ça dans mes archives, l'extrait photocopié, mais je n'y pensais plus du tout. Merci de l'avoir cité.

L'expression "enfant naturel" a été reprise par Lucienne Cantaloube-Ferrieu, dans sa thèse que j'évoque souvent : Chanson et poésie des années 30 aux années 60 - Trenet, Brassens, Ferré ou les "enfants naturels" du surréalisme (Nizet, 1981, à ma connaissance toujours disponible).

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 23 juin 2007

Il faut dire qu’ils ont sans doute (Ferré et Bosquet), deux conceptions fort différentes de la poésie. Voici un « copié-collé » qui résume bien la position de Ferré:

FERRÉ, Léo, Préface de Poète...vos papiers!, Paris, Gallimard,
«Folio», 1977 [Table ronde, 1956], pp. 7-13.
Texte manifestaire qui fait le procès de la poésie contemporaine,
jugée «concentrationnaire». Ferré en appelle au désespoir
et à l'Anarchie, au retour du plus beau des chants, celui
de la revendication. Il déplore le «snobisme scolaire» qui
pousse les poètes à éviter certains mots, ridiculise l'automatisme,
le poème en prose et le vers libre qui «n'est plus le vers
puisque le propre du vers est de n'être point libre». Pour
Ferré, «le vers est musique », la poésie clameur: «À l'école de
la poésie, on n'apprend pas: on se bat. »

Bosquet, au contraire, a fait l’éloge du sonnet, comme moyen d’arriver à la poésie par la contrainte. Il devait sans doute trouver « faciles » les longs monologues de Ferré.

Écrit par : Feuilly | mercredi, 27 juin 2007

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