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lundi, 24 septembre 2007

Sur la scène toulousaine, par Jacques Miquel 1/3

Je remercie une fois encore Jacques Miquel qui a fait pour nous le long panorama des spectacles donnés par Léo Ferré à Toulouse, depuis 1965. Sa note est si fournie qu’elle paraîtra en trois fois, tout au long de cette semaine : aujourdhui lundi, puis mercredi et enfin vendredi. Bon voyage archivistique et musical en Occitanie.

 

 « On s’aimera »

Il a fallu attendre 1965 pour voir enfin Léo Ferré se produire sur une scène toulousaine, et encore c’est en empruntant des chemins vicinaux qu’il vint à la rencontre de ce public, puisque son premier spectacle eut lieu à Noé, commune rurale située à une trentaine de kilomètres au sud de Toulouse. Là, du 2 au 5 juillet se déroulaient les fêtes annuelles de la Belle Gaillarde, c'est-à-dire une vaste fête foraine avec quotidiennement des spectacles de variétés, des jeux, des concours et des animations, bal tous les soirs et grand feu d’artifice de clôture. En outre, le dimanche après-midi se déroulaient l’élection de la Belle Gaillarde, robuste miss labours, puis le tour de chant d’une grande vedette (Enrico Macias en 1964, Léo Ferré en 1965, Johnny Hallyday en 1966, etc.) En réalité, il s’agissait des manifestations festives les plus importantes de toute la région toulousaine, et peut-être que la tenue de ces grandes fêtes dans un si petit village n’était pas étrangère à l’influence de Jean-Baptiste Doumeng, « le milliardaire rouge » dont Noé constituait le fief électoral.

En tout cas, ce dimanche 4 juillet 1965 après-midi, en plein air et sous un soleil radieux, Léo Ferré présenta son récital devant un public fourni prenant ses aises dans l’herbe d’un champ commun. La majorité de ces spectateurs découvrait cet artiste vêtu d’un singulier costume de scène de velours noir et accompagné d’un pianiste aveugle. Si j’en crois les bribes de souvenirs de cette journée que m’a confiées il y a peu une de mes proches qui assista à cet événement artistique, ce fut vraiment un concert exceptionnel dans lequel autant les textes que la musique soutenus par une voix maîtrisée et une présence scénique hors du commun soulevèrent l’enthousiasme de la foule…

 

Palais des Sports de Toulouse, 27 novembre 1965

Quant à la première apparition de Léo Ferré à proprement parler sur une scène toulousaine, elle allait avoir lieu au Palais des Sports, vaste salle au confort spartiate sur laquelle il convient de dire quelques mots.

Érigée au XIXe siècle pour abriter le négoce du blé, cette halle a surtout servi de marché couvert jusqu’à la Seconde guerre mondiale, quand elle resta un temps désaffectée. En 1952, des gradins en béton furent construits et avec une capacité dépassant largement les trois mille places assises, le lieu fut rebaptisé Palais des Sports et voué aux combats de boxe et de catch mais aussi aux spectacles de cirque, matinées enfantines, festivals de rock, galas de variétés, etc. À la fin des années 70, la salle fut  dévolue à l’Orchestre national du Capitole en raison de son acoustique exceptionnelle et en retrouvant son appellation première de Halle aux Grains, bénéficia de modernisations visant à améliorer le confort et à favoriser la représentation de grands spectacles lyriques comme les opéras wagnériens. Devenue un des hauts lieux de la musique toulousaine tous genres confondus, la Halle peut accueillir aujourd’hui jusqu’à deux mille trois-cents spectateurs.

Le gala de Léo Ferré était annoncé d’une part par un encart publicitaire dans Le Monde libertaire de novembre 1965 et d’autre part par deux articles non signés dans les colonnes du journal La Dépêche du Midi et complétés de plusieurs encadrés en page des spectacles. Rappelant qu’il s’agissait là de son premier récital à Toulouse, l’auteur d’un des articles rapportait ce propos récent du poète : « J’espère faire un grand gala, et je compte beaucoup sur le public toulousain que je sais très difficile. » Par ailleurs, le quotidien ne disait pas un mot sur l’organisateur de la soirée, en l’occurrence le Groupe libertaire de Toulouse. C’est sans doute lui qui avait assuré l’affichage publicitaire dont on peut déplorer la discrétion, ce qui explique en partie l’affluence limitée pour cette première toulousaine. Y avait-t-il seulement mille spectateurs ? En tout cas, les gradins et travées semblaient très clairsemés alors que, comme en attestent aussi bien le compte-rendu de La Dépêche que celui du Monde libertaire, la soirée fut de très grande qualité. En première partie, Rosalie Dubois se tailla notamment un très beau succès.

À l’entracte, tandis que la salle prenait des allures de meeting politique, on pouvait apercevoir du côté des coulisses Madeleine Ferré faisant savoir que « l’artiste ne recevait pas », l’artiste qui enfin parut sur scène  et dont le premier soin fut de demander aux spectateurs du balcon et des galeries de rejoindre ceux de l’orchestre afin que cela fasse moins vide ! Ce récital dont les articles ci-après mentionnent, parfois de façon approximative, les titres des chansons interprétées, fut pour moi celui de la découverte.

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Le Monde libertaire, novembre 1965.

 

La Dépêche du Midi du 30 novembre 1965.

Pour son unique récital, Léo Ferré toujours égal à lui-même a connu un grand succès.

Il est depuis longtemps inutile de présenter Léo Ferré au public, grand ou petit, chacun l’ayant plus ou moins entendu sur les ondes, plus ou moins applaudi, plus ou moins critiqué, plus ou moins admiré.

On prétend que c’est un intellectuel, un littéraire, un compliqué, un « brave type », etc. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas yéyé, ce terme n’étant pas a priori péjoratif, et qu’il est un des plus populaires chanteurs actuels, avec « l’ours » Brassens.

Il est franc dans ses chansons comme dans sa vie, et si entre deux sanglots soudain jaillit la pointe d’une ironie amère, c’est probablement cette ironie qui lui ôte les suffrages des « chastes oreilles » et des « bien pensants ».

Samedi soir, au grand gala Léo Ferré, nous avons retrouvé et avec quelle joie, l’un des plus authentiques troubadours de notre époque, et peut-être l’un des moins compris.

En première partie, une équipe de jeunes « chauffa » la salle. Les idoles des jeunes préparaient le terrain pour l’idole des… moins jeunes.

(…) Enfin, venait Léo Ferré, après un interminable entracte qui n’en finissait plus. Salué dès son entrée par un tonnerre d’applaudissements, il devait pendant plus d’une heure, tenir la salle en haleine, en interprétant, accompagné par son pianiste aveugle, Paul Castanier, une bonne vingtaine de chansons.

Ce nouveau récital, puisque nouveau récital il y avait, comportait entre autres, les titres suivants qui seront bientôt célèbres : Espana la vida, La Mélancolie, Bagnard, Le Temps du plastique, La Chanson des amants, Ni Dieu ni maître, etc.

Les titres changent, les chansons se renouvellent, les airs se modifient, mais le « grand Ferré » demeure. Il est toujours là, tendu, révolté, cynique, mélancolique, langoureux. Sous l’éclairage des « sunlights », sa silhouette épaisse et désinvolte projette sur la salle l’ombre d’un « brave type » génial. Il chante la vie et les passions humaines, balayant l’assistance d’un œil humide et doux.

Il fut rappelé plusieurs fois, et finalement, dans une apothéose, il embrassa son pianiste et partit en le tenant par le bras.

Quand on leur demanda leur avis sur ce récital, beaucoup le trouvent bon. Beaucoup plus encore le trouvent excellent. Pour moi, ces critères sont vagues. Si on me demandait mon avis, je répondrai simplement : « C’était du Léo Ferré ». Ce qui se passe de commentaires.

[non signé].

Le Monde libertaire, janvier 1966.

Gala Léo Ferré à Toulouse [27 novembre 1965].

 

L’immense salle du Palais des Sports nous a appartenu… pour un soir. Pour un soir, le Groupe libertaire de Toulouse a pu donner la pleine mesure de ses moyens. Et quels moyens ? Des copains au contrôle, à la caisse, à la criée du M. L., à la régie… Pour un soir, le Palais des Sports a été l’antre de l’Anarchie.

 

C’était bien la première fois qu’un groupe libertaire en dehors de Paris organisait un grand gala. Avec l’aide notre amie Suzy, nous avons pu avoir le brave Léo, Léo Ferré et la bonne chanson…

 

(…) À l’entracte, les livres et les disques furent enlevés par un public avide de savoir, de connaître notre pensée, nos théoriciens. La récolte se fera, amis !

 

Franco la muerte, Graine d’ananar, voici Léo Ferré, voici notre vedette tant attendue. Madeleine, dans les coulisses, règle les éclairages rouges, blancs, jaunes, qui, tout à tour, viendront nuancer, souligner de leurs effets savamment calculés, la poésie chantée du Ravachol de la chanson. Un applaudimètre aurait explosé ! Quelle chance que tu as eue Léo pour ton premier gala à Toulouse ! et quelle chance nous avons eue nous aussi ! Faut-il dire tout ce que tu as remué dans les esprits et dans les cœurs de ces jeunes gens venus t’écouter ?

 

Qu’ici soient remerciés tous nos amis connus et inconnus, qui ont participé à la réussite de cette manifestation libertaire, que les artistes le soient encore, ainsi que Suzy à qui nous devons ce beau plateau. N’oublions pas de signaler qu’après l’entracte, une allocution fut lue au public par notre camarade J.-C. Bruno, afin de bien marquer notre position face aux événements sociaux actuels. Elle fut vivement applaudie… et ce n’est pas pour avoir rempli la salle de copains espagnols car ils se sont sagement abstenus ce soir-là.

 

Des copains de Tarbes, Bordeaux, Agen et d’ailleurs étaient venus nous encourager et nous donner un bon coup de pouce. Merci à tous.

 

Le Groupe libertaire de Toulouse.

 

 

Palais des Sports de Toulouse, 20 mars 1968

 

J’ai longtemps pensé qu’il m’avait été donné de voir un spectacle de Léo Ferré au Palais des Sports de Toulouse en 1966 ou 1967, mais si j’en crois les archives de La Dépêche du Midi, il n’en a rien été. Peut-être s’agit-il là d’un « concert de rêve » ?  En tout cas, c’est réellement à un nouveau récital que j’ai assisté au même Palais des Sports le 20 mars 1968. La soirée était organisée par l’ENSEEIHT, grande école d’ingénieurs de Toulouse et qui produisait alors annuellement le festival N’7, composé d’une série de manifestations culturelles. L’invitation faite à Léo Ferré témoigne au passage de l’intérêt qu’il suscitait dans les milieux estudiantins dès avant mai 1968.

 

Dans la semaine précédant le spectacle, trois articles de La Dépêche du Midi le chroniquaient en évoquant entre autres la vie idyllique de l’artiste à Saint-Clair auprès de son épouse et entouré d’une horde d’animaux familiers. Histoire de mettre le public en condition, un des articles avançait que « l’on ne va pas à Léo Ferré l’âme sereine [car] il y a chez lui de l’objecteur de conscience ». Le propos était renforcé par quelques citations parmi lesquelles cet aveu assez réaliste : « J’aime l’époque où je vis même si je la critique. C’est l’ère des tyrans au berlingot. »

 

Depuis sa dernière apparition toulousaine, l’audience s’était nettement élargie et cette fois-ci c’étaient plus des deux-tiers des places du Palais des Sports qui avaient été réservées. Le répertoire de Léo Ferré de ce soir-là, qui était accompagné au piano par Paul Castanier, correspondait à celui présenté à Bobino à l’automne 1967 et, comme là, ce qui surprit sans apparemment heurter qui que ce soit, c’était le recours aux bandes magnétiques orchestrées pour quelques titres : Cette chanson, Spleen, La Marseillaise et la chute à l’accordéon pour À une chanteuse morte (cf. Ce qu’on disait du récital donné à Bobino en 1967 et commentaires.) La sincérité des interprétations du poète semblait atteindre la plus grande profondeur et le succès fut considérable, comme en témoigne l’article de Marie-Louise Roubaud paru le surlendemain dans La Dépêche. En fait, à ce moment-là, ce qu’ignorait la journaliste comme le public toulousain, c’est qu’en ce 20 mars 1968, la vie conjugale du couple mythique formé par Léo et Madeleine était en train de basculer vers la rupture définitive, provoquant la dispersion dramatique de la ménagerie de Perdrigal.

 

 

La Dépêche du Midi du 22 mars 1968.

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Léo Ferré par Carlos Pradal, La Dépêche du Midi, 1968.

 

 

Point de vue – Festival N’7 : Ferré le grand.

 

Il ne ressemble à personne et personne ne lui ressemble.

 

Une crinière rousse, un visage de statue de commandeur, des yeux de chat, les gestes pathétiques du mime, une voix qui tonne comme l’orgue ou qui tremble comme l’archet du violon, c’est Léo Ferré, poète terrible et vieux routier du music hall, sorti pour un soir de sa retraite de Saint-Clair pour chanter sous les projecteurs du Palais des Sports.

 

Avec l’humour en dents de scie qui provoque quelques grincements de dents, avec les mots de la rue auxquels il donne une nouvelle noblesse, Léo Ferré décrit d’après nature une époque qui est la nôtre et sur laquelle il promène un regard sans complaisance. Ce n’est pas sa faute si cette peinture-là tient de la caricature et de la parodie. Qui aime bien châtie bien. Aussi Léo Ferré manie-t-il l’invective avec hardiesse, sans merci.

 

Il ne mâche pas ses mots. Sa pensée est sans détours et c’est dans l’univers du spectacle où règne une conspiration du silence, la seule voix qui ose réellement dire non. Sa chanson sur Piaf « Bayreuth de trottoir », lui a valu quelques ennuis avec son éditeur. La censure, une fois de plus, nous prive d’un chef-d’œuvre.

 

Cet homme qui hurle « Thank you Satan » avec une tête de Christ aux douleurs, croit-il en Dieu ou au diable ?

 

Ce n’est pas par hasard, on s’en doute, qu’il a mis en musique Aragon, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire.

 

Pour lui aussi « l’art est un vampire » et ne le dirait-on pas né sous le signe fatidique de Saturne, cette « fauve planète » commune aux poètes qu’on appelle maudits ? Cette complicité qui unit d’instinct, au-delà du temps, les poètes de même race explique sans doute les réussites de ces mises en chansons. Si Victor Hugo avait connu Léo Ferré, peut-être n’aurait-il pas défendu qu’on dépose de la musique le long de ses vers.

 

Qui a, une fois vu et entendu Léo Ferré chanter Le Spleen de Baudelaire avec son visage de revenant et ses belles mains désespérées qui semblent porter le poids de la terre entière, se sent pris à son tour d’un vertige.

 

Au prix de quelles angoisses Léo Ferré a-t-il payé ce don de sincérité ? Ses propres chansons nous le disent assez bien où il exhale ses plaisirs et ses haines, ses amours aussi. Car cet anarchiste-né, ce fauve solitaire a des accents bouleversants de passion et de tendresse, dont on sait qu’ils s’adressent à une seule femme : Madeleine Ferré, la Muse qui ne le quitte jamais, qui est là, dans les couloirs, à veiller aux nombreux détails de son récital.

 

Peu d’interprètes et de compositeurs prennent aujourd’hui le risque de chanter seuls pendant près de deux heures comme Léo Ferré l’a fait, l’autre soir, pour un public de deux mille étudiants qui l’ont rappelé par trois fois. Quels artistes d’ailleurs supporteraient la confrontation sur une scène avec ce diable d’homme ? À cinquante ans passés, Léo Ferré, l’irréductible, reste dans le camp des jeunes qui reconnaissent en lui le romantisme de leur propre révolte.

 

Mais dans la France de Mireille Mathieu, ces pamphlets vengeurs qui sentent le soufre et où Léo Ferré se révèle un prodigieux jongleur de mots, n’ont pas, on s’en doute, la faveur de tous les publics.

 

Qu’importe à Léo Ferré qui n’est jamais rentré dans le rang. Les modes passeront ; Léo Ferré, lui, restera…

M.-L. R.

 

Cinéma Le Trianon de Toulouse, 5 décembre 1968

 

La page des spectacles de La Dépêche du Midi annonçait pour ce 5 décembre au Palais des Sports « Le géant Ferré, champion du monde toutes catégories », mais il s’agissait là d’un combat de catch ! Quant au poète, c’est de façon plus discrète que, moins de neuf mois après sa dernière prestation toulousaine, il était de retour dans la ville rose, investissant cette fois-ci la scène du cinéma Le Trianon, qui pour une soirée retrouvait sa vocation première de théâtre.

 

Les journalistes signant les articles présentant le spectacle de Léo Ferré se contentaient soit de reproduire des passages entiers de la monographie de Gilbert Sigaux, soit de résumer le dossier de presse concocté par la maison Barclay et dont certaines allusions à Madeleine Ferré dataient cruellement. Aussi, rien ne transparaissait sur les avatars de la vie privée de l’artiste et la plupart des spectateurs qui occupaient les mille trois-cent cinquante fauteuils du Trianon ignoraient tout de cela. Mais le nouveau répertoire, qui préfigurait celui présenté à Bobino à partir du 15 janvier suivant, ressemblait bien à une somme de confidences douloureuses, particulièrement les inédits comme Pépée, Le Testament, ou À toi qui donnaient sa tonalité mélancolique au tour de chant, tonalité renforcée par la nostalgie de pièces anciennes telles L’Étang chimérique et plus encore L’Amour (1956) magnifiquement accompagnées au piano par Paul Castanier. Cette impression était confirmée dès l’entracte pour ceux qui achetèrent le livret Mon programme 1969, un rapide coup d’œil sur le texte Mes enfants perdus ne laissant aucun doute sur les événements qui s’étaient tramés peu de temps auparavant près de Gourdon. Les autres chansons inédites comme L’Été 68, Les Anarchistes ou Madame la Misère, également accompagnées au piano, enflammèrent le public sans toutefois parvenir à dissiper complètement le sentiment de tristesse dans lequel baignait tout le récital.

 

La Dépêche du Midi du 5 décembre 1968.

Au Trianon, Léo Ferré : « Je suis un bon client de la tristesse ».

 

Comme à chaque fois Léo Ferré arrive les mains dans les poches, sans sonorisation, sans orchestre, avec pour seul accompagnateur son pianiste aveugle, et cette fois, sans Madeleine. La veille, il était à Bordeaux, et pour venir à Toulouse, il a fait un détour par Saint-Clair, où, il y a huit mois encore, il vivait dans une maison qui était un refuge :

 

« C’est à présent une maison morte. Il s’est passé dans ma vie, depuis mars dernier, des drames dont je ne veux pas parler… »

 

On sait seulement que la guenon « Pépée » est morte et que Madeleine est partie.

 

Voilà Léo Ferré rendu à la solitude, donc à lui-même.

 

« On ne voyage pas, on bouge. On n’emporte que soi, et c’est lourd à porter. 

 

Sur les routes, en semaine, on ne rencontre que les routiers et les artistes de music hall. Nous faisons, les uns et les autres, de très longues étapes.

 

Je me suis toujours senti un peu déraciné, n’importe où que je sois. Je ne fais jamais de projets. C’est trop présomptueux. Les autres en font pour moi. Désormais, je me sens bien avec mes compagnons de fortune… et d’infortune.

 

Je ne me mêle jamais des affaires de mon destin. Je pense que, de toutes manières, on ne choisit pas. Des regrets ? Non je n’en ai pas. En vivant, on fait du passé, et je ne peux pas regretter de vivre.

 

Je suis un bon client de la tristesse. D’ailleurs, la beauté, c’est toujours triste, c’est les larmes.

 

Chaque soir, plus je chante et plus je me sens triste, et plus j’ai mal. C’est inexplicable. Chanter n’est pas un devoir, mais c’est quelque chose de plus effrayant. On est tout seul et il faut rester soi. Et puis, toutes les trois minutes, il y a une cassure, le public qui intervient, qui applaudit ou qui n’applaudit pas. Sur scène, chaque soir, je me montre, je vends quelque chose de moi qui est ma voix… et je me demande si, après tout, ce n’est pas pareil que les femmes qui vendent leur corps. »

 

Des êtres avec qui Léo Ferré a eu plus d’affinités, l’un n’est plus, l’autre s’est éloigné : « Il y avait d’abord André Breton qui était un être magnifique… et puis ma femme Madeleine.

 

L’absolu mais ça n’existe pas. L’amour absolu c’est Roméo et Juliette. Oui, mais ils sont morts… »

 

« L’anarchie, un état d’âme ».

 

Le sentiment angoissant du temps qui passe, du bonheur qui ne dure pas, la fascination morbide du néant ont toujours habité l’âme tourmentée du poète Ferré. « Ce qui nous caractérise nous, Méditerranéens, c’est la sensibilité. L’anarchie, c’est quoi ? C’est un état d’âme. »

 

Et Léo Ferré sait de quoi il parle, lui qui, dans ses chansons, tire à boulets rouges.

 

« La poésie est une fureur qui se contient juste le temps qu’il faut. »

 

Aujourd’hui, ces textes d’hier sonnent si juste qu’ils semblent prophétiques. Sans doute les événements de mai ont apporté de l’eau au moulin de cet homme qui n’a pas cessé de se battre.

 

Jamais Léo Ferré n’a été aussi vivant dans le cœur de la jeunesse. Ses dernières chansons sur les barricades ont soulevé des vagues de bravos, l’autre soir, dans le Trianon, plein à quatre-vingt-dix pour cent d’étudiants.

 

L’accueil que ces « enfants de mai » ont fait au chanteur est de ceux qui prouvent avec évidence que la révolution d’il y a six mois était vraiment celle de l’intelligence.

 

On a assisté l’autre soir, entre le public et le chanteur, à une de ces « communications magnétiques » qui tiennent du miracle.

 

Et quand Léo Ferré, sur des musiques à donner le frisson, crie : « Tu ne m’as pas dit que les guitares de l’exil sonnaient parfois comme un clairon, toi mon ami l’Espagnol » quand il se livre à une caricature au vitriol de la vie moderne ou bien quand il rend hommage aux « enragés qui dérangent l’histoire », aux anarchistes « qui ont l’âme rongée par de foutues idées » et qui sont, après tout, les mêmes qui « pour tout bagage, ont vingt ans », on n’est pas loin de penser que les générations d’aujourd’hui trouvent dans cet homme de plus de cinquante ans, leur plus impitoyable moraliste.

 

Cet art de l’invective serait évidemment sans effet si Léo Ferré n’était pas aussi un vieux lion de la scène qui connaît son métier par cœur, qui sait jouer de sa voix avec un art consommé.

 

« L’essentiel sur scène, c’est de ne pas en faire trop » dit-il.

 

Et puis, il y a ce visage romantique, tourné comme une figure de proue, un visage auquel les feux de la rampe, donnent parfois une allure spectrale…

 

M.-L. Roubaud.

 

 

1965-1968. Ces quatre rendez-vous avec le public toulousain qui semblait murmurer au poète : « On s’aimera », laissaient bien augurer des récitals à venir. Hélas, les choses ne furent pas toujours aussi faciles et tournèrent parfois à des rapports pour le moins rugueux.      

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Toulouse, décembre 1968 – D.R.

Commentaires

Merci pour ces souvenirs qui montrent bien que "L'Amour n'a pas d'âge". Pas plus que la révolte ou la poésie.

Écrit par : Martine Layani | lundi, 24 septembre 2007

Il y a encore deux grandes livraisons à venir.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 24 septembre 2007

Merci Martine et Jacques de m'avoir lu.
Peut-être se demandera-t-on quel est le but recherché de ces interventions très descriptives, contrastant avec la plupart des propos réflexifs proposés par ce site ?
J'ai suivi bien sûr mon inclination et j'ai tenu également compte des considérations de certains commentateurs au fil des mois écoulés qui paraissaient accorder de l'intérêt à ce genre de souvenirs ou d'anecdotes, qui je crois ne sont pas dénués de signification. En tout cas merci au taulier...

Écrit par : Jacques Miquel | lundi, 24 septembre 2007

Il n'y a pas d'exclusive ici. Ce genre de panorama a sa place sur ce blog et vos souvenirs sont aussi dignes d'intérêt que les miens.

Ce qui serait curieux, ce serait de savoir comment Léo Ferré a pu être reçu, au fil du temps, d'une région à l'autre, histoire de voir s'il y eut des différences ou non, à époque égale. J'avais traité (une partie de) l'accueil marseillais, vous avez montré la réception toulousaine. Dans le Nord, dans l'Est ou ailleurs, quelqu'un a-t-il autant de détails ?

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 24 septembre 2007

on attend la suite...Dans le nord, je crains de ne pouvoir vous aider.J'ai vu certes quelques concerts, mais je n'ai pas d'archives Ferré,je n'ai gardé aucun programme, aucun article de Presse.Je n'ai de Ferré que les disques et les livres, et un choix restreint d'ouvrages sur Ferré, ceux qui valent la peine d'être gardés.
mais il y a d'autres amateurs de Ferré dans le Nord

Écrit par : Francis Delval | lundi, 24 septembre 2007

Je parlais du Nord, mais j'aurais pu dire aussi dans l'Ouest ou en Belgique. Peut-être d'ailleurs n'y a-t-il pas de particularités régionales, je ne sais pas. C'était une supposition.

Écrit par : Jacques Layani | lundi, 24 septembre 2007

Bonjour,
J'ai connu Ferré en pension vers 1955/56, dans un recueil de chansons genre "chantons tous". Je me souviens qu'il y avait "l'Homme" et "Paris-canaille", les tubes de Catherine Sauvage de l'époque. Il était indiqué "paroles et musique : Leo Ferré" et je l'avais bien retenu - j'avais 15 ans - parce que je trouvais ces textes formidables. J'ignorais totalement qu'il chantait lui-même : en pension pas de radio, sauf les postes à galène qu'on arrivait parfois à bricoler avec trois fois rien, et à la maison pendant les vacances fallait pas s'approcher du poste réservé à ma grand mère et à Tino Rossi... Mais j'y pensais, souvent, me disant que je tomberai bien un jour sur d'autres textes de cet auteur. Est-ce à cette époque que j'entendis par hasard, chanté par une femme (peut être Patachou) "Nous les filles" et que je me dis : voilà, ça ce pourrait être une chanson de ce type.
Bref, quelques années plus tard, vers 62 -j'avais trouvé le bouquin de Sigaux et lu quelques articles élogieux (Claude Sarraute, Jacqueline Cartier,...)- juste rentré de l'armée (24 mois d'Algérie), il me tardait de trouver du boulot pour acheter avec mon premier salaire un tourne disque juste pour écouter les chansons de Ferré. De fait le marchand qui me l'a vendu m'a offert en cadeau le 33 tours qui venait de sortir avec "la langue française", "t'es rock coco", etc...
Tout ça pour en venir au premier tour de chant (on disait pas concert à l'époque) de Ferré dans le village de Noé en haute Garonne dont parle M. Miquel. Le Maire était Jean-Baptiste Doumeng, le milliardaire rouge qui fera le spectacle plus tard dans le Droit de réponse de Michel Polac. Vous vous souvenez de lui apostrophant le fils de Maurice Thorez : "toi t'es qu'un merdeux, ton père aurait honte de toi... je te connais pas" etc... ?
Je me souviens de ce gala dans un champ en plein air. Contrairement aux souvenirs de la copine de M. Miquel, Ferré était moins à l'aise en plein air et surtout son style et ses textes n'étaient pas vraiment faits pour les digestions bucoliques dans l'herbe verte. D'ailleurs Madeleine dans ses "mémoires" se demande à un moment si elle va parler de ce gala de Noé, y renonce finalement non sans dire qu'il faudra mettre au point un spectacle spécial pour les plein airs.
Alors bon, l'enthousiasme de la foule, la voix maitrisée, tout ça... un peu exagéré mais bon c'est pas grave. De toutes façons c'était la première fois que je le voyais et j'étais heureux. Je me rappelle, avec un copain, on se demandait s'il était grand ou petit en le voyant sur la scène dans son velours gris. Quelle importance ! Il avait pas teint ses cheveux déjà bien gris, bronzé, pas maquillé, et on lui trouvait une gueule terrible. Après, pendant qu'il signait des autographes, j'étais allé discuter avec Madeleine et Popaul assis près de la Mercédès. Elle m'avait dit de leur écrire à Saint-Clair, ce que j'ai fait l'hiver suivant, une lettre d'amour assez nulle pour qu'ils ne me répondent pas.
Après, en Novembre, il est venu au Palais des Sports de Toulouse pour la première fois. Grand moment ! Quinze jours avant j'avais eu un accident de voiture et je marchais sur des béquilles. J'y serais allé même en fauteuil roulant. Et voilà que dans le hall, sur mes béquilles au milieu de la foule, quelqu'un me bouscule et me fout carrément par terre : Madeleine, venue mesurer la queue au millimètre comme le raconte je crois Claude Sarraute dans un article du Monde. Et la voilà qui me ramasse, se confond en excuses, m'accompagne à ma place tout cahotant et tout heureux...
Alors là oui, la qualité du récital fût magnifique. Bien plus que dans la luzerne de Noé (au fait à Noé en 1ère partie il y avait Robert Lamoureux). Il y avait trois chansons que je n'avais encore jamais entendues : "La Poésie", "La grève" et "Les romantiques".
Voilà, peut être bien long mon commentaire pour pas grand chose, vous jugerez et en ferez ce que vous voulez. Pour ma part, sauf celui sous chapiteau à Colomiers sous la pluie, je n'ai manqué aucun récital de Leo à Toulouse.
Et j'en suis bien heureux.
Merci de votre blog.
Jean Pull - 22 Place des Thermes - 65200 Bagnères de Bigorre.

Écrit par : Jean Pull | jeudi, 24 janvier 2008

Un nouveau participant ! Bienvenue, Jean. Et merci cent fois pour ce beau souvenir, parfaitement raconté. Jacques Miquel réagira sûrement, je pense.

Heureux temps où l'on offrait un disque à l'acheteur d'un électrophone !

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 24 janvier 2008

Merci à Jean pour son témoignage apparemment plus fidèle que celui de mon amie. Malheureusement je n'ai pas trouvé aux archives de La Dépêche du Midi le compte-rendu de ce tour de chant à Noé, et c'est pour cela que mon évocation était si brève.
Pour ce qui concerne les circonstances de la découverte par Jean des chansons de Léo Ferré, je suis toujours attiré par ces souvenirs personnels qui en réalité parviennent à rassembler des gens qui ne se connaissent pas...

Écrit par : Jacques Miquel | jeudi, 24 janvier 2008

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