dimanche, 16 décembre 2007
À propos du souvenir
On peut observer chez Léo Ferré un fréquent usage du verbe se rappeler. Souvent employé à l’impératif : « Rappelle-toi mon ange » (Madeleine, devenu Rappelle-toi), « Rappelle-toi ce chien de mer » (La Mémoire et la mer), « Rapp’lez-vous bien c’est moi Cloclo » (Cloclo-la-Cloche), « Rappelle-toi là bas chez les hippies » (Michel), il l’est aussi quelquefois à l’indicatif et à la forme interrogative dans sa tournure familière : « Lochu tu te rappelles ? » (Les Étrangers).
Chaque fois, l’amicale injonction, faite à un proche, a pour but de revivre un moment de sentiment privilégié, un instant volé de bonheur, de complicité, d’estime, d’amitié. On peut peut-être dire que le souvenir est ici source d’inspiration, tant qu’il est volontaire : l’artiste se rappelle et engage l’autre à en faire autant.
L’injonction est quelquefois faite par l’artiste à lui-même : « Souviens-toi des bonbons et puis du pèr’ Noël / D’la toupie qui tournait qui tournait qui tournait / Qui tournait qui tournait qui tournait / Qui tour… » (L’Enfance). Là encore, le souvenir est suscité, on peut même comprendre que l’auteur s’accroche à lui volontairement, énergiquement. Comment comprendre autrement l’utilisation de l’impératif, souligné par l’anaphore, quand il aurait pu écrire plus simplement : « Je me souviens des bonbons… »
À l’inverse, le souvenir qui s’impose, remontant du fond de la mémoire et du cœur, possède un goût de marée noire et n’est pas toujours bien accueilli. Au minimum, il est reçu avec mélancolie : « Les souvenirs de ceux qui n’ont plus de maison / Se traînent dans les bars ou sur les autoroutes / À cent soixante à l’heure ils se tire(nt) et s’en vont / À cent soixante à l’heur’ tu choisis pas ta route », ou encore : « Ils s’en vont ils s’en vont les souvenirs cassés / Ils s’en vont ils s’en vont les souvenirs allez / Comme des chiens perdus qu’on ne reconnaît plus » (Les Souvenirs). Et d’ailleurs, La Mélancolie, « C’est dix ans d’purée / Dans un souvenir ». Au pire, il engendre une souffrance : « Cette cruelle exhalaison / Qui monte des nuits de l’enfance / Quand on respire à reculons / Une goulée de souvenance » (La Mémoire et la mer, version complète).
Dans le cas de la forme interrogative, une exception à l’appel de l’amitié s’entend dans Et… basta ! : « Tu te rappelles ? C’est moi, l’ordure ». Et encore, on peut considérer que la réponse : « Qui ça ? L’ordure ? Je vous demande excuse, monsieur. Je ne connais, quant à moi, que des anges » est un « adoucissement » du souvenir, effectué par la volonté expresse de l’artiste.
Il existe évidemment d’autres occurrences du verbe se rappeler et du souvenir. Comme toujours, le but, ici, n’est pas d’établir une liste mais de se demander si, effectivement, le souvenir, chez Ferré, peut se distinguer ainsi : le souvenir « positif » suscité et aimé ; le souvenir « négatif » imposé ou reçu, dont on souffre. L’exemple de l’enfance, choisi plus haut, paraît révélateur de cette distinction : dans L’Enfance, il est choisi ; dans la version complète de La Mémoire et la mer, il est subi.
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
et il y a le pendant au souvenir : l'oubli
"La mort des loup"
On oublie tout et les baisers tombent comme des feuilles mortes
Les amants passent comme l'or dans la mémoire des westerns
"Avec le temps" (je ne suis pas sûr du titre, c'est une chanson peu connue)
on oublie le visage et l'on oublie la voix
[...]
on oublie les passions et l'on oublie les voix
"C'est extra"
Un'rob de cuir comme un oubli
etc.
l'oubli comme une porte de secours pour échapper au souvenir, l'important étant "demain matin"
"Demain"
Demain, je t'aime
Écrit par : Patrick Dalmasso | dimanche, 16 décembre 2007
Il pratiquait -- autant qu'il est possible de le faire -- l'oubli volontaire, c'est vrai. Mais regarde : l'oubli dans ses textes apparaît comme une conséquence plutôt que comme un appel à l'oubli. Est-il donc facteur de création ? Je ne sais pas. Le seul appel, vraiment, à l'oubli est dans Et... basta ! : "Oublie donc, camarade. Oublie les soirs épais comme l'encre de Chine, les yeux drivés par le regard, là-bas, etc." Et là, c'est une injonction à lui-même.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 16 décembre 2007
Oserai-je le terme "mémoire sélective" ?
"Au diable l'authenticité", "Que la fiction soit " !!!!!!
Écrit par : HUMPHREY | dimanche, 16 décembre 2007
Oui, il y a des fois où c'est plus beau que si c'était vrai.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 16 décembre 2007
Vous savez Jacques, je ne suis pas persuadé que dans "L'enfance" il s'agisse réellement d'un souvenir choisi, surtout si l'on écoute "cette foutue mémoire / Qui me tient par le bras". Souvenir apparemment choisi ou subi il me semble que nous en sommes tous plus ou moins là...
Écrit par : Jacques Miquel | dimanche, 16 décembre 2007
La question -- mais j'ai dû mal m'exprimer -- est de savoir si le souvenir maîtrisé est source de création pour Léo Ferré. Ou non. Et si des "clefs" peuvent alors être trouvées dans son vocabulaire, par exemple l'impératif. Les notes que je propose sont quelquefois des interrogations que j'invite à se poser avec moi. Dans des cas comme celui-ci, je ne suis pas forcément certain de ce que j'avance.
Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 16 décembre 2007
L'enfance , souvenir choisi ou subi...Il a quand même fait le choix d'en faire une chanson.Rien ne l'y obligeait!
Le pb est moins le choix du souvenir que la décision d'en faire une oeuvre:C'est toujours délibéré;
Écrit par : francis delval | lundi, 17 décembre 2007
Il s'agirait donc bien d'une source de création. Dans ce cas, l'impératif est-il bien le signe du délibéré : "Rappelle-toi", "Souviens-toi" ?
Écrit par : Jacques Layani | lundi, 17 décembre 2007
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