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mercredi, 30 mai 2007

Tout en haut de l’Échelle

On a évoqué ici la figure de Gaby, le taulier de l’Arlequin et celle de Blanche, la taulière du Bar Bac. Dans Et… basta !, Léo Ferré se souvient de « Mme Lechose, taulière blonde, un peu grasse, un peu… Taulière à L’Escalier de Moïse, où il y avait de tout, du Fernand, du Ferré qui chantait au piano, avec son chien et ses grimaces, et son petit cachet... » Curieux portrait, complété un peu plus loin : « Mme Lechose, un peu blonde, un peu... Je la regardais, des fois, en chantant, juste en face de moi, qui n’en perdait pas une, de ses fiches, et le whisky tant, et le gin-fizz tant, et le citron pressé tant... Et mon citron pressé ? La mère Lechose, un peu blonde, un peu grasse, toujours à l’heure, comme les vrais artistes, ceux qui travaillent, et comme ceux qui font travailler les artistes ».

daca4c4bf8d4c373b05dc9cbbe0cacbc.jpgL’Escalier de Moïse, c’est le cabaret L’Échelle de Jacob, évidemment, sis 10, rue Jacob, dans le sixième arrondissement de Paris, ouvert à Noël 1948. Mme Lechose, c’est Mme Lebrun, Suzy Lebrun, venue de Caen, une figure de Saint-Germain-des-Prés sur qui l’on possède plusieurs témoignages. Elle reprendra l’endroit qui, rénové, ouvrira le 15 décembre 1950. On réserve à Odéon 53-53.

Elle était, de l’avis unanime, une personne qui commettait beaucoup de fautes de langue, d’une certaine vulgarité, d’une avarice remarquable et… d’un sens artistique très juste.

Gilles Schlesser raconte : « Reine du pataquès, elle possède son propre langage, truffé de dérapages métaphoriques tout à fait réjouissants du type "nous sommes partis en fournée" (en tournée), le métier va "de charade en syllabe", "j’ai engagé les Guaranistes" (Les Guaranis, qui jouent de la guitare), "la petite avait un de ces craks" (trac), "le triptyque (strip-tease) va nous tuer", etc. Son défaut de langage s’accompagne d’un autre défaut : une extrême avarice, malgré sa fortune. Lorsque Cora Vaucaire commence à être connue, Suzy Lebrun lui propose de baisser son cachet, en lui faisant remarquer qu’elle va gagner de l’argent, que c’est tout à fait normal. Pour Brel ou René-Louis Lafforgue, pas de problème pour une augmentation, à condition qu’elle soit compensée par une diminution : "Une fois, Lafforgue, Brel et moi [François Deguelt], nous avions demandé une augmentation. Nous touchions 1200 francs, et nous voulions 1500 francs. Suzy, qui donnait 7 500 francs à Léo Ferré, nous a dit d’accord, mais à condition que Ferré baisse son cachet en conséquence. Léo était furieux après nous". Pierre Louki se souvient de son passage à L’Échelle de Jacob : "Elle avait vraiment un défaut de porte-monnaie. Un jour, un jeudi, je lui ai demandé si je pouvais être augmenté. Elle m’a répondu : "Mais Pierre, il fallait me le demander plus tôt". À la fin de la semaine, elle m’a donné mon enveloppe et m’a dit : "Comme vous ne m’avez parlé que jeudi, je vous ai mis mardi et mercredi à l’ancien tarif, et jeudi, vendredi et samedi, avec l’augmentation". L’augmentation, c’était bien sûr quelques francs. Et elle a conclu en me disant que notre collaboration était terminée" » [1].

Marie-Paule Belle se souvient : « Je suis aussi allée chanter à l’Échelle de Jacob, un cabaret en vogue à l’époque. La patronne, Mme Suzy Lebrun, était très économe. Elle nous donnait notre cachet dans une enveloppe qu’il fallait vider et lui rendre, pour qu’elle puisse l’utiliser pour le cachet suivant. Elle parlait bizarrement, disait "estrapontin" ». Et Françoise Mallet-Joris ajoute : « Mme Lebrun avait demandé à Jacques, mon ex-mari, de repeindre son enseigne. Ce qu’il avait fait. Après quoi, elle lui avait dit : "Je ne vous paie pas, mais vous aurez toujours votre verre de whisky ici à mes frais". Il est venu quatre, cinq fois. Il y avait de plus en plus d’eau dans son whisky ». [2]

Sur le plan artistique, cependant, elle « sent » sa programmation, son choix est sûr et elle engage Jacques Douai, Jacqueline Villon, Raymond Devos, Cora Vaucaire. Elle dit pouvoir se passer des journalistes et les met à la porte. Léo Ferré chante chez elle en mars 1953, tous les jours sauf le dimanche, à partir de 22 h 30.

Suzy Lebrun est ainsi évoquée par Ferré, qui commença à chanter en 1946 et par Marie-Paule Belle, qui naquit cette même année. Trente ans les séparent et Suzy Lebrun les fait se rejoindre dans un passé artistique commun, celui d’un cabaret parisien.

Aujourd’hui, L’Échelle de Jacob est un bar à cocktails.

 

(Photo X,

fonds de la Bibliothèque historique de la ville de Paris,

fin des années 60)

________________________

[1]. Gilles Schlesser, Le cabaret « rive gauche », 1946-1974, L’Archipel, 2006.

[2]. Françoise Mallet-Joris, Marie-Paule Belle, collection « Poésie et chansons », n° 57, Seghers, 1987.

Ajout du 22 juin 2011 : cet article a été cité (à l'exception des première et dernière phrases) sur le site de LÉchelle de Jacob, dans la rubrique   « Revue de presse ».

Commentaires

Ce qui est amusant d'apprendre, c'est que Ferré avait apparemment « le sens des affaires » et savait tenir tête à ceux qui ambitionnaient de faire de l’argent sur lui.

Écrit par : KOH | mercredi, 30 mai 2007

Je ne sais pas. Mme Lebrun avait lié l'augmentation de Lafforgue, Brel et Deguelt à une baisse du cachet de Ferré. Eux trois n'y étaient pour rien. L'histoire que raconte Deguelt ne dit pas si Léo Ferré a accepté. Je pense qu'il a dû accepter, pour permettre à ses camarades d'être augmentés. C'est pour cela qu'il était furieux, parce que Mme Lebrun avait exercé une forme de "chantage", finalement. Mais c'est mon interprétation.

J'ai rédigé cette note hier, mais elle n'est pas très originale, c'est une compilation d'informations. J'ai constaté avec curiosité que les témoignages sur S. Lebrun sont très nombreux. Je n'ai pas tout retranscrit. Autant on sait peu de choses sur Gaby, autant Mme Lebrun est connue. C'est étonnant.

Si je n'ai pas tout retranscrit, c'est surtout parce que tous les témoignages insistent sur son avarice inimaginable, dont le souvenir semble avoir pris le pas sur celui de son sens artistique, que tout le monde lui reconnaît pourtant. Et encore, je n'ai pas voulu charger la barque en rapportant des témoignages sur sa vulgarité qui, apparemment, était aussi réelle que son radinisme.

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 30 mai 2007

Puisqu'il est question de Cora Vaucaire, Léo Ferré et Suzy Lebrun un petit copier-coller sur un post post laissé il y a quelques temps sur LF.com. Extrait du livre « Cora Vaucaire L'intemporelle ». Entretiens avec Martin Pénet aux Editions de Fallois.


M. P. Pourquoi avez-vous quitté L’Échelle de Jacob?

C. V. Mme Lebrun était un personnage extravagant. J’étais la principale chanteuse, mais très mal payée. Au bout d’un an, quelqu’un m’a dit :
— Tu passes toujours dans les mêmes conditions ! Te rends-tu compte que tu es la vedette de cet endroit?
«Vedette », pour moi, ça n’avait aucune signification. Et un jour, des petits chanteurs nouveaux sont venus me trouver, ils m’ont coincée dans la rue Jacob et m’ont dit :
— Ecoutez, Cora, il faut qu’on vous dise une chose : vous chantez très longtemps, vous faites un récital et vous êtes si mal payée qu’on ne peut rien demander pour nous. Quand on va quelque part, on nous dit: «Cora touche ça, alors vous comprenez, on ne peut pas vous payer...»
Alors là, j’ai été très surprise. Je ne sais pas combien elle me donnait, mais vraiment, trois fois rien ! Ça m’a choquée, et ça m’a fait réfléchir... J’ai vu Mme Lebrun. On a marché longtemps dans la rue. C’était très difficile pour moi de lui demander de m’augmenter, mais je me suis lancée... Elle m’a alors répondu qu’elle n’avait besoin de personne, car L’Échelle de Jacob était connue dans le monde entier... Ça m’a fait un coup.
Comme elle ne voulait rien changer, je me suis dit, à ce moment-là je dois partir.
Ma nature reprenant le dessus, je lui ai expliqué :
— Je ne peux pas rester à ce prix-là, car je fais du tort à tout le monde. D’autres ne se font pas payer à cause de moi, donc dans ces conditions je vais partir à la fin de cette semaine.
— Oui.
Elle n’a pas voulu comprendre... Alors j’ai ajouté :
— Vous n’êtes pas fâchée?
— Non, je ne suis pas fâchée.
— Alors, je m’arrête.
Et j’ai dit au directeur artistique, Pierre Arvay, en arrivant :
— Je pars ! À la fin de la semaine, j’arrête...
Il a essayé de me retenir, mais il n’a pas dû me croire vraiment...
Et le lendemain de mon départ, il m’a téléphoné, affolé:
— Je vous avais demandé de ne pas partir, ç’a été affreux, les gens étaient furieux, certains se sont battus. Enfin, ç’a été épouvantable, parce qu’on leur a dit: «Oui, oui, tout à l’heure, tout à l’heure.., elle arrive, elle va être là, elle va être là... » Et puis vous n’êtes pas venue... Vous revenez ?
Mais c’était trop tard...
Et puis Léo Ferré a été demandé par Mme Lebrun. Alors je lui ai recommandé de l’assommer ! Ça, il savait le faire. Il a exigé un gros cachet et il m’a succédé à L’Échelle de Jacob.

Écrit par : thierry | mercredi, 30 mai 2007

Peut-être faut-il comme en toutes choses nuancer le propos. Il existe semble-t-il un contre exemple de la pingrerie de S. Lebrun rapporté par plusieurs biographes de Brel (Todd, Robine etc.) Selon ces témoignages, alors que le chanteur venait d'être engagé à l'échelle de Jacob (fin 53 début 54), sa guitare lui fut dérobée. S. Lebrun lui aurait alors avancé une somme d'argent non négligeable pour remplacer son instrument. Brel lui en a toujours été reconnaissant, notamment peu avant de quitter le tour de chant en 1966, en se produisant gratuitement dans le cabaret de S. Lebrun qui avait alors de sérieuses difficultés financières.

Écrit par : Jacques Miquel | mercredi, 30 mai 2007

Thierry : j'ai lu ce livre, bien sûr. Mais je ne pouvais pas tout citer. Comme je l'ai dit dans mon commentaire précédent, les informations concernant S. Lebrun sont nombreuses, comparativement à celles sur Gaby ou Jacques Jordan, par exemple. Cela dit, l'extrait que tu présentes est convaincant... sauf que les souvenirs de Cora Vaucaire, comme j'ai pu m'en rendre compte à la lecture de ce livre, sont, d'une façon générale, extrêmement approximatifs. A nuancer, donc.

Jacques Miquel : l'épisode de Brel chantant gratuitement à l'Echelle de Jacob est en effet connu et souvent rappelé. J'aurais voulu parler davantage du sens artistique de Suzy Lebrun et pas de son avarice. Or, tous les témoignages insistent énormément sur ce point et le reste passe un peu à la trappe. Il faut croire que c'est vraiment cette question qui a marqué les esprits.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 31 mai 2007

Oui Jacques nous sommes d'accord, à nuancer.

Écrit par : thierry | jeudi, 31 mai 2007

A noter qu'à la sortie du disque Et... basta !, Suzy Lebrun était encore là. D'où, certainement, le "maquillage" de son identité et celui du nom de son cabaret. Je ne crois pas avoir lu, à ce moment-là, d'article identifiant Mme Lechose, ni de commentaires sur ce point. Je n'ai jamais entendu d'écho.

Écrit par : Jacques Layani | jeudi, 31 mai 2007

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