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mardi, 27 janvier 2009

Amical bonsoir

Le texte Bonsoir, présenté dans le programme du spectacle de Bobino en 1969 et repris dans la pochette de l’enregistrement public correspondant, est fort intéressant. Je me suis toujours étonné qu’il n’ait jamais été repris ni par son auteur, ni par un de ses interprètes. Il pourrait, en étant parlé, dit, constituer une excellente ouverture pour un récital. Imprimé dans un programme qu’on feuillette dans son fauteuil, il remplissait pourtant cette fonction. On y trouve beaucoup de choses.

 

En premier lieu, la revendication d’un statut d’artiste solitaire qui va très bien de pair avec L’Idole, une chanson du moment, renforcée encore par la présence, dans la pochette déjà citée, de Les idoles n’existent pas, qui fut publié dans la revue Janus en 1965. « Les coulisses, c’est un peu notre marais, notre pampa… à nous les artistes de variétés, les saltimbicous, comme dit le chef Popaul, gardien de la consonance, de la belle ouvrage et de la parlote extra. Nous sommes des gens de l’autre côté de la rive, du rideau. Entre vous et nous, il y a comme un Mississipi à sec, immense, intraversable, le désert, quoi ! ». Ce désert, peut-être, dans lequel crient Les Artistes, depuis « vingt mille ans ».

 

Ensuite, un coup de griffe aux journalistes et aux radios qui tripatouillent les retransmissions des récitals : « Rien ne peut se chanter, rien ne peut se dire, dans notre domaine, qui ne soit aussitôt disqué, repris, reprisé même, par les puristes de la dernière cuvée d’Europe 22 ou de RT Chose ». Ce « reprisé » sera illustré dès le soir de la première, puisque Ferré devait passer en direct à France-Inter, que cela ne se fit pas ; il déclara donc, en scène : « N’ayant pas voulu qu’on patauge dans mes textes, j’ai refusé qu’on m’enregistre en différé ».


Et tout ira sur ce ton, en passant par les formules ferréennes typiques : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », l’audacieuse trouvaille : « Quand Dieu s’emmerde, il va au music hall » qui servira de titre, longtemps après, à un spectacle d’interprètes, phrase ainsi complétée : « parce qu’il est né au music hall et que ça le travaille sa carrière divine, et que ses meilleurs souvenirs sont derrière un portant, et que ce genre de souvenirs c’est encore de la frime, et que la frime, c’est notre lot à tous, à Lui, à nous, à vous ».

 

Et encore, l’adresse au public, cette adresse qui ira se multipliant dans les années qui suivront : « Vous êtes un public de variétés… Soyez donc variés, car le seul théâtre auquel nous ayons droit c’est bien ce trou noir que vous remplissez, ces respirations haletantes ou amusées qui nous arrivent comme une rumeur, comme un reproche, comme un regret ».  C’est déjà l’ironie amère que lui inspire le statut d’artiste de variétés, ironie qui culminera bientôt dans Le Conditionnel de variétés. C’est aussi une idée qui sera reprise : « Dans la salle y a l’public / C’est notre théâtre à nous » (Sur la scène). Et cela continue : « Le jour où le public se maquillera pour venir au théâtre, il n’y aura plus de théâtre ou bien alors tout sera théâtre, il n’y aura plus rien qu’un peu de frime sous beaucoup de tendresse ou d’indifférence… Ce sera l’ère de l’amitié et de l’intelligence. Nous comptons sur vous. Merci ». C’est l’annonce du final d’Il n’y a plus rien : « Un jour, dans dix mille ans (variante : demain peut-être), nous aurons tout ».

 

Il y a là, par ailleurs, la constante présence de la frime qui, en attendant le jour où une chanson lui sera particulièrement consacrée, s’insinue déjà : « Il n’y a pas de question ; les variétés c’est un peu le hors d’œuvre de la frime, et la frime, bon Dieu, c’est le droit de ne pas se caler dans un fauteuil pour voir gigoter de pauvres diables sous les sun-lits de la désirade ». Un autre texte parlera plus tard de ces fauteuils « vendus à un prix acceptable » dans lesquels, justement, on se cale pour voir et entendre un artiste « qui s’est vendu à un prix accepté ».

 

La pochette du disque a cet avantage de reproduire le dactylogramme, corrigé à la main, de Bonsoir, quand le programme, lui, propose la version définitive. L’ajout manuscrit est le suivant. Après avoir dit : « Les comédiens, ça a quelque chose à voir avec le remords de Dieu », Léo Ferré précise : « Je vous demande excuse d’employer ce mot – mais c’est plus commode pour ma démonstration et puis, comme Il n’existe pas, ça ne peut pas me faire de tort, à vous non plus d’ailleurs ». Réflexion très représentative de l’après-1968 où toute allusion au sacré était jugée ringarde, voire réactionnaire : l’auteur se croit obligé de se justifier. Le fac-similé révèle ici que le pronom personnel « il », désignant Dieu, a été récrit « Il », l’artiste n’ayant semble-t-il pas été jusqu’à ignorer la classique majuscule de déférence.

 

L’enregistrement public de 1969 à Bobino fut mon premier disque. Je crois, par conséquent, que Bonsoir est la première prose de Léo Ferré qu’il m’ait été donné de lire, l’année où je le découvris, avant même celles contenues dans le livre de Charles Estienne, que j’achetai peu de temps après. Elle me frappa beaucoup et me permit de découvrir combien Ferré pouvait, dans un même texte plutôt bref, inclure l’ironie, la mélancolie, la douceur, la désillusion, l’humour, l’espérance. De me rendre compte aussi de cette présence constante de la formule, du raccourci. Enfin, de sentir, sous-jacent, le rythme propre de sa diction, alors que le texte n’a jamais été dit, n’est jamais devenu parole proférée. Pourtant, Le Chien, premier texte parlé enregistré, n’était pas encore connu et tout le monde ignorait quel usage le poète ferait bientôt de tous les aspects de l’oralité.

14:01 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (7)

Commentaires

Par rapport à votre analyse précédente "demandez le programme" : j'ai miraculeusement conservé le programme "il est six heures ici et midi à New York" (j'avais enlevé les agraphes). Je ne le trouve pas caractéristique des impressions de l'époque. Le format, d'abord, est assez exceptionnel : 13x38, le document est imprimé en 26x38, plié mais non massicoté. La mise en page manque de cohérence, la justification est variable, si la police est constante (garamond), le corps varie, apparemment du 10 au 14, ou plus, certaines pages sont entièrement en capitales... Si le manque de rigueur gène parfois la lisibilité, si les illustrations sont nombreuses et hétéroclites... le document est curieux mais intéressant. L’impression, textes et illustration, en noir, quelques pages en bichromie (noir et une primaire, jaune, cyan ou magenta), l’impression est très nette, sans manques et sans bavures. La brochure porte la mention : «achevé d’imprimer le 2 novembre 1974 pour le GUFO DEL TRAMONTO par Danièle». Savez-vous dans quelles conditions les programmes étaient mis en page et imprimés ? Merci pour vos analyses que je lis régulièrement.

Écrit par : Michel PUECH | mardi, 27 janvier 2009

Nous ne parlons pas ici de la même chose. Je parlais des programmes de spectacles, imprimés par les théâtres eux-mêmes, avec, souvent, une ligne graphique qui leur était propre.

Vous évoquez la plaquette de 1974, imprimée par Léo Ferré chez lui, avec l'aide de Danièle, qui est la soeur de Marie. Sa belle-soeur, donc. J'avais parlé de cette plaquette dans la série de notes intitulée Imprimatur (voir l'index).

Il a pu arriver que les publications auto-éditées de Léo Ferré soient vendues lors de ses spectacles, mais ce n'est pas ici le sujet, ni celui de l'article précédent.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 27 janvier 2009

On peut ajouter que la fameuse brochure "Mon programme"
n'est pas un programme de récital, bien que je l'aie achetée
lors d'un récital,où elle était vendue dans la salle par les ouvreuses de l'Opéra de Lille.
C'est donc le même cas que l'exemple de M.Puech...Elle serait
aussi hors-sujet.

Écrit par : Francis Delval | mardi, 27 janvier 2009

Pour cela aussi, je renvoie à la série d'articles Imprimatur et à la page générale du Passage Léo Ferré.

Pour les programmes proprement dits, voir la page Demandez le programme ! du Passage Léo Ferré.

Je voulais ici parler du texte Bonsoir et de ce qu'on y trouve.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 27 janvier 2009

Ce qu'il y a dans Bonsoir ? Une tentative de rapprochement du public, je crois. Un salut à ceux qui, fidèlement, viennent le voir et l'écouter, surtout l'écouter.

Dans l'émission "à bout portant" on voyait Léo dire qu'il n'y a pas plus solitaire que l'artiste ; un solitaire qui s'arrangerait toujours pour n'être jamais seul. "L’ironie, la mélancolie, la douceur, la désillusion, l’humour, l’espérance" : il y a tout cela dans cette phrase, comme dans ses textes en général, parce que ces notions -- pour dire comme lui, "si ce sont des notions" -- lui sont constitutives.

Écrit par : Martine Layani | mercredi, 28 janvier 2009

"-- pour dire comme lui, "si ce sont des notions" --" :

Légère correction, le texte d'Il n'y a plus rien dit : "Lâche ces notions, ce sont des notions".

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 28 janvier 2009

Il y a aussi dans Bonsoir l'expression d'une époque, très clairement.

Ce moment d'après 1968 où s'abattent les barrières habituelles du spectacle, où, progressivement, on supprime le rideau de scène, le grenadier, l'entracte, les speakerines. Avant d'en arriver aux expériences "totales" comme la suppression pure et simple des fauteuils, les spectateurs étant assis-couchés sur des coussins à même le sol, les comédiens évoluant parmi eux...

"Il n'y aura plus de théâtre ou bien alors tout sera théâtre".

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 28 janvier 2009

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