jeudi, 21 décembre 2006
Glose sur une préface
Dans sa biographie de Ferré, Belleret a raconté dans quelles circonstances Frot est venu à l’île Du Guesclin prendre livraison de la préface écrite pour son roman et comment il a été accueilli. Il s’agit de son premier livre, publié par Gallimard en 1965, intitulé Le Roi des rats. Frot y règle ses comptes avec ses souvenirs de la guerre d’Indochine dans un style dérivé de celui de Céline, ce faux style parlé en réalité extrêmement travaillé, écrit. Mais Frot n’a pas la plume de Céline et il est permis de trouver son livre à peu près illisible, comme le seront d’ailleurs les suivants et les nombreux textes qu’il publia en revue. Cette illisibilité n’exclut toutefois pas la force de son verbe, en certains endroits. Ce qui nous intéresse aujourd’hui est la préface composée à son intention.
Cette préface est une des plus longues de Léo Ferré (si l’on considère que son Caussimon n’en est pas une mais un livre en soi, comme on l’a avancé précédemment) : près de six pages serrées.
Le premier « je » du poète se présente au début du deuxième paragraphe, soit à la seizième ligne. On en trouvera quelques uns, moins, cependant, que dans d’autres introductions. Ici, une différence importante. Ferré nous parle de Frot, abondamment. En apparence. Il ne parle réellement que de lui. Au moment où il rédige ce texte, il connaît l’auteur du Roi des rats depuis neuf ans. Il nous brosse de lui un portrait amical, d’autant plus amical – et complexe – qu’il se dépeint en réalité personnellement : « On n’écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d’abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt », des considérations sur la révolte et la métaphysique de l’anarchie, la confrontation avec les autres et le sentiment d’altérité, le rejet des décorations, la mort, la solitude.
Une préoccupation apparaît, qui est classique lorsqu’on sait combien Ferré pouvait fonctionner à l’amitié : le souci de connaître l’autre. Cette préoccupation transparaît ainsi : « Je croyais connaître Frot. C'était faux. On ne connaît bien que les gens qui se travestissent (...). Quel meilleur travesti que le fait littéraire, toujours à la merci du songe, de la folie, du vrai, de l’incroyable ». Voilà qui en dit long sur la faculté de Léo Ferré de s’inventer des vies (Dobrowitch ou la fille aux souliers à semelles de crêpe dans Benoît Misère) et de transfigurer la réalité, revécue, remangée, ce qui sera, entre autres caractéristiques, un aspect des Lettres non postées.
On trouve aussi quelques formules ferréennes bien frappées : « Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C’est un ruminant. À son pis s’égoutte tout un breuvage d’inavouables ratages », « La jurisprudence anarchiste n’est qu’une suite de rejets, de renvois. Une comptabilité de la solitude », « L’enfer de Frot, c’est lui-même, parce qu’il est un Autre », « à farfouiller l’indicible et le sacrilège », « le safran de sympathie dont Frot se saupoudre le souvenir », « La misère, il la regarde, sous lui, dans la rue, à Clichy, sous les apparences d’un sexe fortuit à qui il invente des misaines », de nombreuses tournures si reconnaissables, mêlant l’aphorisme à la métaphore et tirant du raccourci une force singulière.
On remarque, au long du texte, cette espèce de souci étonné qu’a toujours manifesté l’auteur pour ceux qui, servants de toutes les formes d’art, doivent cependant travailler pour subsister. Ceux qui ne vivent pas de leur art, de ce qu’ils font. Même s’il n’en a pas toujours bien vécu, Ferré n’a jamais fait autre chose qu’écrire, composer et chanter. Au moment où Frot écrit, il vend du bois à Clichy : « Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter ses plumes qu’il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu’à force d’illusions dominées ». Plus loin : « Je lui ai dit qu’il en sortirait tôt ou tard, de son chêne filiforme et alimentaire ». Et encore : « Si l’on avait pu, à ce jour, établir au moins un coutumier du non-conformisme, les gens comme Frot ne vendraient pas du bois ». Enfin : « Frot est un solitaire. À son comptoir, sa misère même est contreplaquée ». Ferré a toujours reconnu qu’il avait eu beaucoup de chance de pouvoir vivre et faire vivre les siens de son travail artistique.
Ferré évoque enfin le style de l’auteur qu’il présente : « Il est difficile de parler du style, à propos de Frot et de son catalogue de démissions. Il a un verbe, anonyme, dur, et qui frôle le langage vulgaire. J’entends par là le mot vrai, sain, dans toutes les bouches et dans toutes les oreilles, mais jamais ENTRE, le mot dit par l’homme et qu’ignore l’écrivain. On finit par se faire à ce naturel gros, sans ambages et qui photographie la pensée sans la complicité d’une métaphore ou la morgue d’un subjonctif. Frot emploie le parler télégraphique qui se souvient du bonneteau et de la parole-misère ». Et Ferré poursuit, parlant d’« un vocabulaire qui le [Frot] muselle et qui part seul, par les chemins d’une syntaxe apprise, non encore assimilée, une syntaxe qui doit tout à l’écriture et rien à l’écrivain ». Cette tendance à la parole libérée, à la littérature qui « sort des livres » est une idée dans l’air du temps, en 1965. Il faut répéter que 1968 n’est pas né de rien et que, souterrainement, des mouvements et des révoltes grondaient depuis longtemps, y compris contre le parler supposé figé et l’écriture décrétée académique. On note qu’on n’est pas loin des idées déjà exprimées en 1956 dans la préface de Poète… vos papiers ! « La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie », ce n’est pas fondamentalement différent de « La littérature commence à sortir des livres. Céline l’avait déjà préparée à cette fête, car c’est bien d’une fête qu’il s’agit, d’un congé », comme l’écrit Ferré dès l’ouverture de sa préface.
Dernier salut à l’écrivain, sous forme d’un masque qui tombe : « Il a fait son deuil de l’amour ambiant et il n’y a plus que lui qui l’intéresse ». Sous ce masque, il y a peut-être le visage de Frot, il y a en tout cas celui de Léo Ferré qui a toujours voulu tendre à l’indifférence sans y parvenir jamais.
Durant quelques jours, il n’y aura pas de nouvelle note. La publication reprendra début janvier 2007.
(photo X, 1954)
00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Merci beaucoup Mr layani pour ce formidable travail que vous effectuez - C'est un source de détails qui nous font encore plus, apprécier léo Ferré - Prenez un peu de repos. je vous souhaite de passer de bonnes et joyeuses fêtes de fin d'année
A l'année prochaine. Monique - Arkel - C comme vous voulez;-))
Écrit par : monique | vendredi, 22 décembre 2006
Ah j'oubliais...J'ai placé un de vos textes dans mon p'tit blog
c'est grave ? c'est pas grave... c'est pour les copines. Merci
Écrit par : monique | vendredi, 22 décembre 2006
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