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lundi, 30 avril 2007

De la vie au soleil

En 1959, Ferré met en musique une poésie de Bérimont parue l’année précédente, intitulée Capri, dont il change le titre en Soleil. Il lui parle : « Soleil tu coules ton lingot / Voici déjà noire ma peau ».

En 1962, dans son 30-cm de l’année, Ferré propose la chanson Ça s’lève à l’est, dans laquelle il parle, cette fois, non pas au soleil mais du soleil. L’ensemble de l’évocation est rédigé en langage argotique ou familier. Le mot « soleil » n’est prononcé qu’à la fin de la chanson. C’est la parole ultime : « Y a des coins qui l’voient pas souvent / C’est l’fond du cœur et l’âm’ des gens / C’est pas la nuit mais c’est pareil / Où y a d’la gên’ y a pas d’soleil ».

En 1964, il publie un disque dans lequel on trouve le poème de Verlaine, Soleils couchants : « Une aube affaiblie / Verse par les champs / La mélancolie / Des soleils couchants ».

En 1967, parmi d’autres poésies de Baudelaire dont c’est le centenaire de la mort, Léo Ferré chante Le Soleil : « Quand ainsi qu’un poète il descend dans les villes / Il ennoblit le sort des choses les plus viles / Et s’introduit en roi sans bruit et sans valets / Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais ».

En 1970, il n’évoque Rotterdam que pour assurer qu’il ne s’y rendra pas « car je vais au soleil », dit-il.

Dans je ne sais plus quel texte, il note, évoquant la mauvaise foi intellectuelle dont il a toujours dit qu’elle était une arme : « J’aime autant nier que le soleil se lève à l’est, si le soleil m’emmerde ».

Dans une interview, voulant à un moment signifier l’évidence, il ne trouve que cette image immédiate : « Le soleil, c’est le soleil, on ne peut pas dire que c’est une lampe au néon ».

Dans Et… basta !, on peut lire : « Le soleil, quand ça se lève, ça ne fait même pas de bruit en descendant de son lit, ça ne va pas à son bureau, ni traîner Faubourg Saint-Honoré et quand ça y traîne, dans le Faubourg, tout le monde s’en rengorge. Tu parles ! Ni rien de ces choses banales que les hommes font qu’ils soient de la Haute ou qu’ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin. Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux, dans leur transistor. Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c’est moi. Son soleil ne se couche jamais... Alors il ne dort que d’un œil ».

Dans Les Amants tristes, on entend : « Les matelots me font des signes de fortune / Ils se noient dans le sang du soleil descendant / Vers l’Ouest toujours à l’Ouest Western de carton-pâte ».

Bref, régulièrement – la liste n’est pas close – cet homme qui disait : « Je parle à n’importe qui » (ajoutant, non sans malice : « À Beethoven, à Ravel, aux galaxiques »), s’en prend au soleil qu’il tutoie avec Bérimont, dénomme « ça » dans sa chanson, et à qui il reproche, en gros, de suivre toujours le même chemin : c’est lassant, semble-t-il dire.

Il y a là deux choses. L’inspiration panique, telle qu’on l’a relevée dans les gloses sur L’Été s’en fout ou Ma vieille branche, d’une part. D’autre part, l’attrait exercé sur Ferré, depuis toujours, par tout ce qui est grand, haut, voire démesuré.

Il y a une troisième chose, l’inquiétude métaphysique omniprésente chez lui. On connaît les différentes occurrences de la vie dans ses chansons. Un simple relevé de titres suffit à s’en convaincre : La Vie, La Vie d’artiste (chanson), La Vie d’artiste (opéra), La Vie moderne, La Grande vie, C’est la vie… Cette préoccupation rejoint l’inspiration panique dans un souci de la condition humaine, qui est finalement le ressort traditionnel de la poésie lyrique : la vie, l’amour, la mort, le temps qui passe.

00:00 Publié dans Jalons | Lien permanent | Commentaires (15)

Commentaires

Oui,le soleil est une des images prégnantes et récurrentes de la poésie de Ferré....j'ai découvert "soleil" de Bérimont par le cd "la mauvaise graine":c'était la seule chanson que je ne connaissais pas de l'intégrale Odéon,donc je ne l'ai pas achetée...Ferré la chante très bien,mais dès lapremière écoute ,j'ai pensé que c'était une chanson sur mesure pour Nougaro;dommage que Ferré n'ait pas pensé à la lui proposer!
Par contre ,depuis 62,j'ai toujours un pb avec "ça s'lève à l'est"!Belleret dit qu'il n'y a que deux nanars dans l'oeuvre de Ferré:"Martha la mule" et "les grandes vacances",on peut les sauver.."Martha" est un joli conte bleu et Jacques Douai chante assez bien "les grandes vacances",dont le texte a été retenu pour figurer dans le petit livre de chez Tchou...Il y a un passage de "ça s'lève à l'est" avec laquel je ne suis toujours pas réconcilié:
"ça fait du charme à une catin
qu'a ses clients dans un calepin
que chaque année m'vend mon facteur
pour s'foutre les épinards au beurre"
(je cite de mémoire,ildoit y avoir des apocopes)

C'est aussi incongru que l'anguille polytechnicienne ,et en plus ,ça n'est pas drôle...je n'ai jamais compris l'intérêt de ce quatrain....Si vous avez une explication......

Écrit par : Francis Delval | mardi, 01 mai 2007

Mais... C'est la lune, bien sûr. Enfin, à mon avis. La lune, catin qui est dans le calepin que vend chaque année le facteur, c'est-à-dire le calendrier des postes. On trouvait déjà cette idée dans La Lune ("Dans les calendriers j'ai ma p'tit' gueule"). Et le soleil, ici désigné par "ça", fait du charme à la lune, allusion à la chanson de Trenet où tous deux ont rendez-vous.

Pour moi, c'est ça.

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 01 mai 2007

oui,c'est effectivement une lecture possible,mais si vous avez raison(je pense que oui),c'est une formule assez "tordue",non? ...ça m'éclaire ,mais je ne trouve pas ces vers très bons,et c'est un euphémisme
C'est de loin la chanson de Ferré que j'aime le moins:il en faut bien une!(vous devez avoir la vôtre aussi,non?-mais ça c'est le genre de truc pour le forum....)
Je reviendrai plus tard sur la note

Écrit par : Francis Delval | mardi, 01 mai 2007

Je pense qu'il faut replacer cette chanson dans le même esprit que L'Ame du rouquin, qui est une allusion à Baudelaire. Ici, c'est un peu pareil. Il y a ainsi une veine dans laquelle Léo Ferré reprend les thèmes des poètes qu'il aime, en les drapant d'un tissu argotique et familier. L'Ame du rouquin, c'est l'âme du vin ("Un soir l'âme du vin chantait dans les bouteilles", Baudelaire) et Ca s'lève à l'est, c'est le soleil (Baudelaire également).

Écrit par : Jacques Layani | mardi, 01 mai 2007

N'oubliez pas dans le même disque"plus jamais"
"les beaux calendriers
Où le soleil s'allume
Quand le soir va tomber
Dans un lit de fortune"

et aussi dans un autre registre, le très "solaire" Cannes-la braguette"

( Il y a aussi un beau poème de Caussimon dans le Seghers:"Soleil"

Je ne pense pas qu'il ait été mis en musique ou que Caussimon l'ai chanté)

Écrit par : Francis Delval | mardi, 01 mai 2007

Je pense que nous devons toujours être très circonspects et prudents avec les inventaires lexicaux on thématiques,mais je ne vous apprends rien que vous ne pratiquez déjà:l'intérêt est moins la fréquence d'un mot dans le corpus que son fonctionnement spécifique à l'intérieur du texte où il apparaît..La "stylométrie"-le décompte des occurences d'un terme-est une vieille méthode qui a fait ses preuves pour dater un texte,pour le recontextualiser et pour Ferré,qui donne souvent des dates fantaisistes ou illogiques pour ses textes,ça peut s'avérer utile.Pourquoi,dans le livre de Symkowicz,par exemple,"words,words,words",a-t-il daté ce texte de 70,alors qu'il s'agit de la dernière version mentionnant Videla,inconnu à cette date.Ici,on a un repère historique,lorsque ce n'est pas possible,il faut étudier le lexique de près.Ceci pour dire qu'étudier les fréquences d'un mot,d'une expression n'est pas vain,à condition de ne pas seulement balayer des "thèmes" sans précautions de méthode,mais de s'appuyer de très près sur le lexique.
La fréquence du soleil,des saisons,etc est une réalité,mais à travers le lexique ferréen,c'est davantage la nuit qui,de très loin, a,a priori,sans compter, la fréquence la plus grande...Ferré amoureux de la nature,du soleil, oui,certes,mais il fut autant citadin et nocturne,Ferré ,c'est aussi "le hibou",et,disait-il ,la nuit,c'est bien,car les cons dorment.
La difficulté avec le champ poétique et lexical que ferré a mis en oeuvre,c'est que l'on peut facilement dire une chose et son contraire....
Ferré solaire et Ferré nocturne cohabitent,indissociables à jamais,et on pourrait lister les oppositions de ce type,en partant non de la vie mais des textes et de la musique.
Les oeuvres parlent souvent mieux que les faits

Écrit par : Francis Delval | mardi, 01 mai 2007

Mon intention n'était absolument pas de faire la liste des occurrences du soleil, ni d'en faire un thème. Je pensais m'être fait mieux comprendre. J'ai donné quelques exemples, uniquement, qui vont (je pense) dans le sens de l'inspiration panique déjà évoquée ici et là dans ce blog, veine (et non thème) qu'il faut étudier, il me semble.

Ferré citadin (et nocturne) est un autre point sur lequel je pense revenir ultérieurement, bien sûr. C'est ce que j'avais d'ailleurs laissé entendre dans un de mes commentaires à la note "A propos de Ma vieille branche".

Écrit par : Jacques Layani | mercredi, 02 mai 2007

mais ce n'était pas une critique.La recherche lexicale doit aussi être faite,et aussi la recherche thématique(bon nombre de travaux en histoire de la philo sont thématiques:il y en a d'excellents et des mauvais,en littérature aussi)
Ce que je n'aime pas dans le travail thématique,c'est l'usage scolaire au lycée ou à la fac,qui est une dérive de la recherche:On prend un thème (le soleil,par ex,) et on donne 4 ou 5 textes d'auteurs différents pour étudier leur traitement du thème....c'est culturellement catastrophique et réducteur;j'ai lu trop d'articles (y compris sur Ferré) faits sur ce modèle...Un texte de Ferré, un Brassens,un Aragon, un Verlaine,et on touille (exemple fictif)
Je n'ai jamais rencontré ce travers dans vos notes ou articles,mais vous y avez sûrement déjà été confronté en tant que "correcteur".......

Écrit par : Francis Delval | mercredi, 02 mai 2007

Je ne crois pas que l'intention de J. Layani ait été de se lancer dans une étude lexicale ou thématique. Comme lui, je pense que la poésie de Ferré met en évidence certaines réalités naturelles perennes, mystérieuses (le soleil, les marées, etc.). Le terme de "panique" ne me satisfait pas tout à fait, mais je vois bien ce qu'il veut dire, donc à défaut de trouver mieux...


Il me semble que l'interprétation du soleil dans le calendrier ne fait aucun doute, alors que j'ai été moins convaincu par la dimension ubuesque de l'article adressé au ministre. Jacques utilise dans son texte sur les LNP l'adjectif "baroque" et je trouve qu'il convient bien à ce type d'images on va dire insolites (l'anguille).

Écrit par : gluglups | vendredi, 04 mai 2007

Ah, ce mot de baroque (dont j'aime par ailleurs la sonorité) ! Justement, Francis l'emploie dans son excellent article à paraître dans Les Copains.

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 05 mai 2007

Oui,Ferré est,avec Lacan, un des derniers grands "écrivains" baroques (français)....je mets des guillemets,cer d'aucuns contestent à Ferré comme à Lacan le nom d'écrivains

Écrit par : Francis Delval | samedi, 05 mai 2007

je pense aussi comme gluglups que le qualificatif " panique" n'est pas vraiment satisfaisant,sinon par défaut,Pan étant exclusivement un dieu agreste,et l'adjectif "panique" est plutôt péjoratif,et connote la crainte,la peur
serait-ce excessif d'utiliser "dionysiaque",Dionysos qui est le dieu des dualités,qu'ont bien thématisées Hegel et Nietzsche:à la fois dieu et mortel,dieu solaire et nocturne,de la vie et de la mort,dieu homme et femme,et aussi dieu de la musique,de la poésie/prophétie,dieu du vin,du feu,de la fête,de l'extase,dieu pour qui les grecs inventèrent le théâtre...
nous avons là beaucoup de raisons de l'employer pour désigner l'écriture métaphorique de Ferré,plutôt que d'utiliser "panique",en son sens originel,qui peut ne pas être compris de tous,et,pour reprendre votre mot,les différentes veines de l'inspiration ferréenne..le dieu des oppositions et des complémentarités conviendrait bien à la fois à l'homme,au poète et au musicien..
Le terme est-il excessifpeut-être que
ce n'est pas exactement ce que vous avez en tête en parlant d'inspiration panique?
c'est juste une proposition

Écrit par : Francis Delval | samedi, 05 mai 2007

J'avais proposé "panique" dans la note A propos de L'Eté s'en fout, et bien précisé, dans le "chapeau", le sens qu'il convenait de donner à cet adjectif, pour éviter qu'on le confonde avec le substantif qu'on utilise aujourd'hui. J'avais donc écrit : "Panique, adjectif, du grec panikos, du nom de Pan, dieu qui effrayait, d’où le sens actuel du mot panique, qui n’est évidemment pas celui qui nous occupe ici. Pan, dieu des champs, des bergers et des bois, protégeait les troupeaux et prenait ses ébats avec les nymphes. Il finit par représenter l’univers et le grand tout. "

Qu'on choisisse le mot qu'on voudra, ce n'est pas grave. L'important est que nous nous comprenions. Gluglups a bien compris lorsqu'il écrit : "la poésie de Ferré met en évidence certaines réalités naturelles perennes, mystérieuses (le soleil, les marées, etc.)" C'est exactement ce que je veux signifier. On n'est pas loin du panthéisme, d'ailleurs. Il faudra quelque jour en revenir à la présence du sacré dans l'oeuvre de Ferré. C'est le sujet qui fâche, et c'est dommage : comme si d'avoir rejeté son éducation catholique empêchait qu'elle se manifeste en permanence, car ancrée dans toute son enfance et son adolescence.

Quel que soit le terme choisi, il y a de toute façon une fascination du "mystère" des "réalités naturelles", comme dit Gluglups. On ne sort pas, ici, des réactions habituelles des poètes lyriques.

Écrit par : Jacques Layani | samedi, 05 mai 2007

oui, mais "panikos" avait déjà en grec le sens actuel de terreur,comme vous le dites...En grec,pan est aussi nom commun,qu'on peut traduire par "tout","totalité",mais qui est peu employé par les philosophes grecs qui privilégient "cosmos":cosmique pourrait être une solution,pour éviter l'ambigüité de panique.
Je suis tout à fait d'accord pour dire qu'on décèle un certain sens du "sacré",un sentiment cosmique,et que ça ne saurait être un sujet tabou:tous les aspects doivent pouvoir être abordés.Ferré est plus agnostique que franchement athée malgré ses diatribes contre Dieu.
Poésie cosmique, lyrique,oui,sans aucun doute,avec une dimension dionysiaque
C'est bien sérieux de parler philologie un beau matin de Mai
mais pourquoi pas:les beaux enfants du mois de mai reviendront....

Écrit par : Francis Delval | dimanche, 06 mai 2007

Eh bien, disons cosmique, si personne ne s'y oppose. L'essentiel est que nous comprenions bien, les uns et les autres, de quoi nous parlons.

Écrit par : Jacques Layani | dimanche, 06 mai 2007

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